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    15/09/2023

    « Il a fêté notre rachat en mangeant un cheeseburger »

    Un journaliste raconte comment Vincent Bolloré l’a avalé

    Par Lina Rhrissi

    Jean-Marie Bretagne a travaillé trente ans pour le groupe de presse magazines Prisma Media (Géo, Femme Actuelle, Voici, etc.). Jusqu’à ce que le milliardaire Vincent Bolloré le gobe. Dans Le Boa, il témoigne de l’intérieur.

    « J’ai souvent eu envie de cracher le morceau », admet Jean-Marie Bretagne, qui a écrit son livre en secret. Surtout quand ses collègues de Prisma Media lui disaient : « Si seulement quelqu’un racontait tout ce qui nous arrive ». C’est finalement chose faite dans Le Boa : comment Vincent Bolloré m’a avalé, publié ce 14 septembre aux éditions Philippe Rey.

    En 2021, Vivendi, propriété de Vincent Bolloré, a racheté Prisma Media, le premier groupe de presse magazine de France dont font partie Ça m’intéresse, Voici, Géo, Capital et Télé-Loisirs. StreetPress avait enquêté sur la censure, les départs en cascade et la dégradation des conditions de travail. Jean-Marie Bretagne a fait partie des journalistes à témoigner. À 63 ans, ce fils de deux reporters parisiens, auxquels il dédie son ouvrage, ne s’attendait pas à finir sa carrière dans le gosier d’un milliardaire breton ultra-conservateur.

    Dans son témoignage à la première personne, cette ancienne plume du magazine Ça m’intéresse raconte comment la catastrophe lui est tombée dessus. Le syndicaliste encarté à la CGT décrit la violence managériale du magnat et l’invention d’un « journalisme sans bras », c’est-à-dire sans journalistes. « J’ai longtemps hésité entre rester pour lutter au sein du Comité économique et social (CSE) [l’instance de représentation du personnel d’une entreprise, NDLR] et partir avec ma clause de cession. » Jean-Marie Bretagne a finalement préféré faire ses cartons et tout déballer dix mois plus tard.

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    « J’ai souvent eu envie de cracher le morceau », admet Jean-Marie Bretagne, qui a écrit son livre en secret. Surtout quand ses collègues de Prisma Media lui disaient : « Si seulement quelqu’un racontait tout ce qui nous arrive. » / Crédits : Lina Rhrissi

    Quand je t’ai contacté pour l’enquête de StreetPress, tu étais déjà en train d’écrire Le Boa ?

    C’était une mise en abyme complètement dingue. Je ne pouvais pas te dire que j’écrivais un livre. Quand l’enquête de StreetPress est sortie, j’ai pris conscience que les ingérences éditoriales et l’auto-censure avaient lieu à plus grande échelle que ce que je pensais. J’ai par exemple appris qu’un courrier de lecteur critiquant Cyril Hanouna avait été censuré chez Télé-Loisirs.

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    Ça fait quoi d’être racheté par Bolloré ?

    On était dans une boîte fondée en 1978 qui avait une longue histoire. Il y avait l’idée que la presse populaire devait être de qualité. Tout n’était pas parfait, mais il y avait du respect et on avait le sentiment de faire du bon boulot. Tout ça s’est achevé brutalement avec Bolloré avec une certitude qui se dégage, jour après jour, pour les salariés : je ne vaux pas grand-chose.

    Comment est née l’idée du livre ?

    En tant que secrétaire du CSE, j’ai été un des premiers avertis, six mois avant la vente effective. Peu avant Noël, la directrice adjointe de Prisma Media convoque un CSE sans me dire sur quoi il allait porter. Dans mon souvenir, elle m’a même dit : « C’est un point technique, sans importance ». Trois jours plus tard, elle nous apprend qu’on va être revendus tel un paquet de lessive à Vivendi. Ça m’a fait un choc. Alors j’ai commencé à prendre des notes, comme pour un journal intime.

    Puis, au moment de la vente quelques mois plus tard, en juillet 2021, j’ai lu un article disant que Vincent Bolloré avait fêté notre acquisition en mangeant un bon cheeseburger. Ça m’a écœuré. J’ai eu envie de faire entendre ma voix et celle des 1.100 salariés, journalistes ou pas, de Prisma Media. Pour moi, c’est presque un livre collectif. Mais j’ai gardé le secret pendant deux ans.

    Pourquoi fallait-il garder le secret ?

    Si la direction était prévenue, le livre n’existait pas. Soit j’étais viré, soit plus personne ne m’aurait parlé. J’avais besoin d’être un petit œil qui observe sans être vu. Il a fallu user de stratagèmes. Sur le site de la Fnac.fr, mon éditeur a fait en sorte que mon livre à paraître n’apparaisse d’abord que sous le titre « Le Boa » sans sa suite « Comment Vincent Bolloré m’a avalé » pour que ni mes collègues ni la direction n’en devinent le thème.

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    Le 25 juillet 2023, Jean-Marie Bretagne a annoncé à ses anciens collègues du CSE qu’il sortait Le Boa. / Crédits : Lina Rhrissi

    Tu racontes le mépris de Bolloré pour les journalistes. Pourquoi un des chapitres s’appelle : « Être manger ou être manager » ?

    Un journaliste peut avoir des défauts mais sa qualité indispensable, c’est qu’il doit être libre. Or, cette condition va à l’encontre de la loyauté exigée par Bolloré : un journaliste ne dit pas de mal du groupe.

    Tu as un exemple concret ?

    Un mois après l’annonce de notre cession, le commentateur sportif Stéphane Guy a été viré de Canal+ pour avoir défendu l’humoriste Sébastien Thoen, lui-même viré de la chaîne pour un sketch critique. Lors d’un CSE, j’en ai parlé à un cadre de Vivendi venu nous présenter le projet de rachat. Il m’a répondu : « Il a été mis à la porte parce qu’on a estimé intolérable qu’il se soit plaint de Vivendi sur les antennes de Canal+ ». C’est déjà un drôle d’argument. Lors d’un CSE, je lui ai quand même demandé : « Il y aurait eu un problème s’il l’avait dit sur TF1 [qui ne fait pas partie du groupe Vivendi, NDLR] ? » Il ne m’a pas répondu.

    Chez Bolloré, les managers sont des « Yes men », un surnom trouvé par les journalistes Nicolas Vescovacci et Jean-Pierre Canet dans Vincent-Tout-Puissant, car ils ne feraient qu’acquiescer à ses ordres et les exécuter.

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    Ton rédacteur en chef, surnommé Enzo dans l’ouvrage, a refusé de devenir un « Yes man ». Tu étais aux premières loges, comment ça s’est passé ?

    Les rédacteurs en chef sont entre les deux métiers : journalistes et managers. Enzo a choisi de défendre les journalistes. La constellation Ça m’intéresse (Ça m’intéresse, Ça m’intéresse Histoire, Ça m’intéresse Santé etc.) fonctionne avec des journalistes en CDD. La direction a estimé qu’il était plus facile de se débarrasser d’eux que des CDI. Selon ce que j’ai compris, Enzo a reçu comme directive de faire une coupe claire dans les effectifs des CDD et il n’a pas accepté. Une procédure de licenciement a été engagée contre lui. Il m’a désigné en tant qu’élu pour l’accompagner à son entretien préalable. C’était l’un des moments les plus dégueulasses de ma carrière. La directrice de la boîte lui a reproché tout et n’importe quoi : parler mal, arriver en retard à des rendez-vous… En réalité, elle n’avait pas grand-chose contre Enzo, et lui a dû endurer ça parce que cela fait partie du cérémonial.

    Les jours suivants, à la rédac’, Enzo avait disparu. Mes collègues se demandaient pourquoi. Je n’avais pas le droit de leur dire. La directrice a réuni l’équipe en visio et nous a simplement présenté le nouveau rédac’ chef. Sans un mot pour Enzo. Comme s’il n’avait jamais existé.

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    Quand on l’interview dans un café parisien, Jean-Marie Bretagne a un bras dans une attelle. Mais il précise en riant : « C'est un accident domestique, rien à voir avec mon bouquin ! » / Crédits : Lina Rhrissi

    Alors que Vivendi doit prochainement absorber le groupe Lagardère qui détient le Journal du dimanche (JDD), Geoffroy Lejeune, ancien du magazine d’extrême droite Valeurs Actuelles, a été nommé rédacteur en chef. Les journalistes se sont mis en grève un mois. Qu’as-tu pensé de ce mouvement social inédit dans l’histoire du journal ?

    J’ai eu beaucoup de peine. Quand Jean-Luc Mélenchon a refusé de soutenir les journalistes du JDD en les traitant de « larbins de Bolloré », j’étais très en colère. Certes, ce n’est pas de la presse révolutionnaire, c’est même ce qu’on pourrait appeler un journal légitimiste, c’est-à-dire pour le pouvoir en place. Il n’empêche qu’il était fait par des gens qui mettaient du cœur dans leur travail.

    Je me suis aussi dit que c’était une grève foutue d’avance. Elle aurait pu durer six mois, Bolloré n’aurait jamais cédé. Il n’a pas cédé en 2016 quand iTélé devenu CNEWS s’est mis en grève pendant un mois pour protester contre l’arrivée de Jean-Marc Morandini alors mis en examen pour corruption de mineur. Reculer ne fait pas partie des choses qu’il sait faire.

    La journaliste de StreetPress Lina Rhrissi, auteure de cette interview, a été journaliste en CDD pour Neon en 2017, puis journaliste pigiste pour Prisma Media jusqu’en septembre 2022. Elle a également été élue déléguée du personnel SNJ-CGT suppléante représentant les pigistes au CSE de Prisma Media de 2019 à septembre 2022.

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