« Si vous voulez revenir, moi, je suis là. Je ne bouge pas. » Sonia avait promis de rester à la gare de Lyon quand on l’a rencontrée en 2020, pour un article sur les femmes sans-abris. Le 12e arrondissement, c’était son quartier. Elle avait ses bouts de trottoirs et ses cachettes. Sa tchatche sans pareille et ses grands yeux bleus étaient connus de tout le voisinage. « Moi j’aime bien discuter. Je serai là. » Le samedi 20 mai, Sonia a été retrouvée sans vie au troisième sous-sol du parking Indigo de la gare de Lyon. Après une décennie passée à la rue. Elle avait 38 ans.
Ce sont des associations qui ont pu identifier son corps, placé sous X à la morgue. Depuis plusieurs jours, Sonia avait disparu. Après un malaise dans le centre d’hébergement dans lequel elle avait enfin trouvé un lit où dormir, elle avait été transportée à l’hôpital. Sans attendre d’être remise, la petite dame a filé. Sonia souffrait d’une grave addiction et a développé toutes sortes de maladies liées à son alcoolisme. Stopper rien qu’un jour la boisson lui était devenu dangereux : elle décompensait. Son corps était abîmé par les litres de vodka qu’elle s’enfilait et par la violence de la rue.
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Rupture familiale
Difficile de connaître la véritable histoire de Sonia. Ses récits sont parcellaires et pudiques. Invérifiables aussi. Elle préférait parfois parler des violences que subissent les autres, plutôt que des siennes. Mais les descriptions affûtées et les détails apportés laissaient planer le doute sur la véritable victime. D’après les associations qui l’entouraient, Sonia serait originaire d’une petite ville de Bourgogne. Une grossesse à 16 ans lui aurait coûté une expulsion du domicile familial. Ses recherches d’emploi l’auraient ensuite menée à des missions en boîte de nuit, où son addiction a commencé. Sonia aurait aussi été mariée à un homme violent et se serait enfuie.
À la rue, les violences ont continué. Parce qu’elle est une femme, et qu’elle fait partie des plus fragiles. Sonia n’avait strictement rien. Ce qui lui permettait d’être mobile. Pendant un temps, elle gardait une bague offerte par le premier homme qu’elle a rencontré dehors. Il est décédé quelques jours après :
« Il m’a donné la bague et m’a dit qu’il me léguait la gare de Lyon. »
L’heureuse propriétaire du terminus parisien a rebondi, comme toujours. La sans-abri a trouvé des combines, des endroits où elle était le plus en sécurité pour dormir. Il y avait des « gentils monsieurs », comme elle les appelait, qui la laissaient entrer dans les parkings ou lui ouvraient la grille de métro le soir. Ou les commerçants « trop sympas », qui lui offraient le café et un croissant le matin. Pompiers, policiers, bénévoles en maraude, voisins, un cercle assez large a œuvré autour de Sonia. Et sa sécurité précaire a dépendu d’un certain nombre de locaux, qui lui ont permis de se cacher des dangers. D’abord du racket. Avec ses pommettes, ses grands yeux bleus et sa sociabilité – qu’elle a su entretenir malgré la dureté de son quotidien – elle était une « excellente gratteuse », comme elle le disait. Les passants lui donnaient de bon cœur. Mais sa gratte attirait les envieux. Même si Sonia jouait les dures, les associations retrouvaient la petite dame avec des bleus. Ensuite, il y avait le groupe d’hommes avec lequel elle traînait. Sonia a été agressée plusieurs fois. En a découlé des grossesses non désirées et des traumatismes indélébiles, qui se sont empilés sur des années de misère.
Sortir de la rue
Sonia refusait les hébergements d’urgence mixte, parce qu’elle ne voulait pas croiser des hommes. Elle détonnait dans les centres pour femmes seules et les familles : son addiction prenait trop de place. Elle a pourtant essayé d’arrêter cette merde. Mais après presque dix ans, ce n’est plus une faiblesse à corriger, c’est une maladie. Une fois, elle a arrêté de boire, d’un coup et d’elle-même, pendant trois semaines. Les médecins paniqués lui ont dit de reprendre, son corps ne l’aurait pas supporté. Il était déjà tant abîmé : son foie et ses autres organes, mais aussi ses muscles et sa tête. Ses genoux également, infectés à divers degrés, comme beaucoup de personnes à la rue. Elle a essayé de se soigner, de tout. Mais aux urgences, on ne prend que les patients sobres. Ils sont déjà bien assez débordés. Et peu importe ses maux, Sonia ne pouvait pas être sobre. Des membres d’associations qui accompagnent les personnes en situation de précarité ou d’exclusion se souviennent la supporter avec des flashs de vodka dans les poches.
Quand elle était prise en charge, tout était soigné séparément : ses blessures physiques, son addiction, sa tête. Pourtant tout était lié. Au service d’addictologie, un de ces jours où elle avait accepté de se faire violence et de se sauver, on lui avait dit qu’il n’y avait pas de lit femme disponible. « Lit femme », ça a fait bondir les assos qui ont dénoncé la discrimination. Des lits pour les hommes mais plus pour les femmes ? Sonia a, elle, haussé les épaules :
« Oh tu sais, c’est pas grave. C’est toujours comme ça pour moi à l’hôpital. »
Sonia avait tout accepté. Personne ne comprenait son parcours et ses maux. Son errance l’avait éloignée. Elle faisait partie de ces femmes anonymes, qui se cachent dans les halls de gare bondés, pour qu’on les oublie et pour leur sécurité. Il y a deux ans, Sonia a pu quitter la gare de Lyon pour le centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) des grands marginaux. Un des rares lieux où les gens sont formés pour comprendre son parcours, semé de violences extrêmes. Un endroit stable. Mais son corps a lâché. Et elle a disparu, une nouvelle fois.
Un train vers l’Yonne
Sonia a été retrouvée au troisième sous-sol du parking Indigo de la gare de Lyon. Elle y est retournée. A-t-elle déjà pris un train ? Elle raconte que oui, pour aller vers l’Yonne (89), où vivraient ses enfants.
Sonia en a eu trois, ou peut-être plus. Certains seraient chez ses parents. « On me les a enlevés », répétait-elle avec beaucoup de souffrance. Elle les appelait de temps en temps, paraît-il. Mais n’avait pas réussi à aller les retrouver : elle ne voulait pas être vue « comme ça ». Sonia a raconté être montée dans des trains qui l’ont rapprochée d’eux, avant de faire demi-tour.
Ses obsèques ont eu lieu ce vendredi 9 juin, une messe à l’église Saint-Paul dans le Marais suivie d’un enterrement au cimetière de Thiais (94). Une petite vingtaine d’associatifs, de bénévoles et de sans-abris sont venus lui rendre un dernier hommage. Elle n’a pas eu sa place dans le 12e arrondissement, où les concessions sont chères. Elle y était pourtant chez elle.
Sonia pose avec un sirop de fraise. Elle a tenté de se soigner. / Crédits : DR
En 2020, j’ai rencontré Sonia grâce à l’ADSF [Agir pour la Santé des Femmes], qui s’est spécialisée dans l’aide et l’accompagnement des femmes en situation de grande précarité. Les anciennes de l’asso nous ont demandé de publier cette dernière photo, qui date de quelques semaines. Sonia pose avec un sirop de fraise. Elle a tenté de se soigner.
Illustration de Une de Sonia en 2020 par Nnoman Cadoret.
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