« Mort au travail ! » scandé à l’unisson. Pancartes avec les visages des disparus brandies en l’air. Samedi 4 mars 2023, devant le ministère du Travail, dans le 7ème arrondissement de Paris, près de 200 personnes ont fait le déplacement pour rendre hommage à leur proche décédé pendant qu’il apprenait ou exerçait son métier. Le « Collectif familles : stop à la mort au travail », est né. Des journalistes du Monde et du Parisien sont là pour le raconter.
Dans la foule, Matthieu Lépine se fait discret. Son travail de longue haleine n’est pas pour rien dans ce rassemblement médiatisé. Depuis plusieurs années, le prof d’histoire-géo dans un collège de Montreuil (93) recense sur son compte Twitter « Accident du travail : silence, des ouvriers meurent », les accidents de travail en France. Il publie ce 10 mars 2023 son livre : « L’Hécatombe invisible. Enquête sur les morts au travail », aux éditions Seuil, dans lequel il retrace les histoires de Michel, Brahim, Franck, Romain ou encore Christiane. Manque de formation, absence de protection ou d’encadrement, fatigue, ubérisation… À chaque fois, il décrit le contexte qui a mené au drame. Son but ? « Montrer que la mort au travail est un fait social majeur qui doit sortir de la rubrique fait divers. »
Tout commence en 2016. Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, balance : « La vie d’un entrepreneur, elle est bien souvent plus dure que celle d’un salarié. […] Il peut tout perdre, lui. » Matthieu Lépine sait bien que c’est faux :
« Il évoquait plutôt les risques financiers. Mais le risque de mourir au travail est davantage pris par les ouvriers et les salariés. »
Sa mère, Isabelle, est infirmière libérale à la campagne. « Elle se lève à 5h tous les matins pour aller voir une vingtaine de patients et porter des personnes de 90 ans », détaille-t-il. Un jour, Isabelle se déchire l’épaule et doit arrêter de travailler pendant plus d’un an. À la même époque, David Dufresne recense les victimes de violences policières sur son compte Twitter « Allô Place Beauvau ». Matthieu Lépine prend son clavier et se met à faire la même chose pour les victimes d’accidents du travail. Dès qu’il peut, il épluche la presse régionale en ligne. Et ce n’est pas une mince affaire puisque la France comptabilise au moins 2 morts au travail par jour. 804 accidents mortels sont recensés par la Confédération européenne des syndicats (CES) en 2019 – le plus gros chiffre d’Europe. Pire : la France est le seul pays de l’Union européenne (UE) où les accidents du travail sont en hausse.
À partir de 2019, l’adepte des statistiques décide d’être plus rigoureux et de faire un recensement quotidien des accidents mortels. Il contacte les familles pour écrire des portraits et publier les photos des victimes sur son site. « Ça me prend beaucoup de temps. Je le passe en moins avec mes enfants », juge le papa de deux petites filles. Mais le militant se sent plus utile que quand il distribuait des tracts devant le métro.
Son compte, suivi par plus de 40.000 personnes, est un succès. Sa boîte mail ne désemplit pas. Les éditions du Seuil lui proposent d’écrire un livre. Depuis peu, il reçoit des sollicitations pour un film documentaire. Rencontre avec celui qui est devenu, un peu malgré lui, le « Monsieur accident du travail » des médias mainstream.
Pourquoi recenser les « accidents du travail » ?
L’intérêt est de raconter leurs histoires. Qu’on se rende compte que ce ne sont pas juste des chiffres, qu’un homme est mort et qu’il avait un nom, un visage, une famille. Quand ils voient la tête de Franck Page, un homme de 18 ans, souriant, il y a forcément de l’empathie qui remonte. Ça pousse à se demander : comment ça se fait qu’en France on meurt au travail ?
Franck Page meurt le 17 janvier 2019, à Pessac (33), près de Bordeaux, fauché par un camion alors qu’il travaillait comme livreur à vélo avec le statut d’auto-entrepreneur pour UberEats. / Crédits : DR
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Tu es devenu « Monsieur accident du travail », invité sur les plateaux télé dès que ce sujet est abordé. Comment tu le vis ?
Ce qui est fou, c’est que je suis devenu le « Monsieur accidents du travail », en un rien de temps. C’est vrai qu’il n’y a pas énormément de référents sur cette question. Mais j’ai halluciné qu’au bout d’un mois, ils démarrent leur lancement en disant : « Vous êtes spécialiste des accidents du travail ».
Ça révèle quoi des médias ?
Les médias étaient peut-être un peu fainéants pour faire ce travail eux-mêmes. Il y en a qui me rappelaient deux ou trois ans après en me disant : « Alors ça fait trois ans qu’on n’a rien fait sur la question, on aimerait bien faire un truc ». Je me disais, « mais putain, entre la dernière fois et aujourd’hui, il y a 3.000 personnes qui sont mortes dans des accidents du travail ! »
En 2019, la députée En Marche ! Aurore Bergé a écrit sur Twitter : « “Mourir au travail” : sérieusement ? On en est encore là de la vision du monde du travail ?! » Tu en as pensé quoi ?
On entend souvent l’idée selon laquelle « l’époque de Zola est terminée ». On ne mourrait plus au travail aujourd’hui. La faute à des responsables politiques déconnectés.
En février, le député de La France insoumise (LFI) Aurélien Saintoul a traité le ministre du Travail Olivier Dussopt d’« assassin » . Ces propos ne m’ont pas choqué. Je n’aurai pas employé ce terme, mais sa responsabilité dans les morts au travail, comme tous les membres du gouvernement, est un fait.
En 1906, le drame de Courrières dans le Nord, est la plus grosse catastrophe industrielle d’Europe. 1.099 ouvriers meurent asphyxiés suite à l’explosion d’une mine. Le jour des funérailles, tout le monde traite le patron de l’entreprise d’assassin. Dans la foulée, dans les rangs de la Chambre des députés, Jean Jaurès évoque la responsabilité meurtrière des grands patrons. [La catastrophe a entraîné une crise politique qui a débouché sur l’instauration du repos hebdomadaire, NDLR.]
On sent que tu es prof d’histoire ! Dans le livre, tu fais sans cesse des retours dans le passé pour comparer la situation actuelle avec celle des travailleurs du XIXème et du XXème siècle. Pourquoi c’est important ?
On me dit souvent que, de toute façon, les accidents du travail, il y en a toujours eu : c’est la fatalité. Si on s’était dit la même chose il y a un siècle, rien n’aurait changé. Pourtant, c’est en mettant en place l’inspection du travail, la médecine du travail, la réduction du temps de travail, qu’on a permis d’améliorer les conditions de travail.
Des institutions aujourd’hui fragilisées…
L’inspection du travail voit ses effectifs diminuer, la médecine du travail est le parent pauvre de la médecine, les Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ont été supprimés en 2020 au sein des entreprises… Tout ce qui relevait de la prévention et du contrôle est attaqué.
Il y a une déresponsabilisation des entreprises avec l’ubérisation, un recours massif à la sous-traitance, aux travailleurs intérimaires, aux travailleurs détachés et aux travailleurs sans-papiers.
Puis, les condamnations sont toujours ridicules. La mort d’un homme équivaut à 33.000 euros d’amende et un mois de prison avec sursis.
C’est quoi la conséquence de sanctions si faibles ?
Ces condamnations ne sont pas du tout dissuasives. Au contraire : quelqu’un meurt, l’entreprise continue de tourner, l’ouvrier mort est remplacé.
Mais pour sa famille, ce n’est pas pareil. On ne peut pas remplacer un proche. Au-delà de la douleur et de la peine, il faut qu’elle trouve un avocat, qu’elle dépense de l’argent et de l’énergie. Elle passe tous les jours devant ce chantier ou cette usine qui continue de fonctionner comme si de rien n’était. Et quatre ou cinq ans plus tard, il y a un procès qui débouche sur pas grand-chose, une condamnation tellement faible qu’elle n’amène à aucune prise de conscience et aucun changement au sein de l’entreprise.
Michel Brahim et sa fille. L’auto-entrepreneur dans le bâtiment est mort à 68 ans, le 3 janvier 2019, après une chute de 18 mètres alors qu’il nettoyait les gouttières de la préfecture de Versailles. / Crédits : DR
Et quel serait l’impact de la réforme des retraites sur les accidents de travail ?
Si on regarde les données de 2019, on voit que sur les 733 morts recensés par l’assurance maladie, 404 avaient 50 ans ou plus. C’est-à-dire plus de la moitié. Si on fait travailler plus longtemps ceux qui sont déjà la catégorie la plus représentée parmi les morts au travail, ça ne va logiquement faire qu’amplifier cette catégorie…
Comment s’est créé le premier collectif de familles de victimes d’accidents de travail, en février dernier ?
Au mois de novembre, j’étais à la fin de l’écriture du livre. Fabienne Bérard, la mère de Flavien, me demande de la mettre en contact avec toutes les familles que je connais. J’envoie son texte à la trentaine de familles avec lesquelles je suis plus ou moins en contact. Ce collectif se faisant un peu connaître sur les réseaux sociaux, d’autres parents, essentiellement des femmes, des mères et des sœurs, le rejoignent. Elles créent un groupe WhatsApp pour discuter ensemble.
Flavien Bérard, mort à 27 ans le 6 mars 2022 dans l’Essonne (91), frappé à la tête par une pièce métallique qui s’est détachée d’un appareil de forage, alors qu’il travaillait comme sondeur en CDD dans une PME. / Crédits : DR
Qu’est-ce-que ça apporte ?
Une nouvelle forme de solidarité se noue. Certains sont déjà allés soutenir le procès d’une autre famille. L‘objectif est aussi de se faire entendre. Le collectif a décidé d’organiser un rassemblement à Paris le 4 mars 2023, un an après la mort de Flavien [mort à 27 ans, frappé à la tête par une pièce métallique qui s’est détachée d’un appareil de forage, alors qu’il travaillait comme sondeur]. Le ministre Olivier Dussopt a proposé de les recevoir. Les membres sont contents de voir qu’on les écoute. On voit bien que ce n’est plus un type tout seul derrière son ordi, mais des familles qui portent ensemble des revendications pour un plus grand accompagnement et de la justice !
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