« J’ai voulu venir avec un truc énervé et radical », lance Fatima Ouassak. À force d’être invitée à des colloques pour parler d’une écologie qui ne lui ressemble pas, la militante antiraciste a décidé d’inventer la sienne, pour qu’on arrête de parler aux quartiers populaires de « sensibilisation » ou de « projet inclusif ».
« Vous n’allez pas nous inclure dans quelque chose. On fait partie de ce monde, c’est notre terre. »
Le résultat est : Pour une écologie pirate : Et nous seront libres (Éditions La Découverte, 2023), publié le 8 février dernier. C’est en militant pour une alternative végétarienne à la cantine scolaire que la cofondatrice du Front des mères, syndicat de parents d’élèves des quartiers populaires créé en 2016, s’est intéressée à l’écologie.
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Dans son essai, Fatima Ouassak estime que « le racisme neutralise les résistances au désastre écologique ».
Pourtant, pour redonner un souffle révolutionnaire aux habitants des quartiers populaires, c’est sur la lutte contre le réchauffement climatique qu’elle mise. « C’est le seul projet qui peut nous libérer », nous dit la politologue de Seine-Saint-Denis. La mise en pratique de sa théorie est Verdragon, où nous la rencontrons. Un lieu de 963m2 prêté par la mairie de Bagnolet (93) au Front de mère et au collectif Alternatiba jusqu’en 2024. À deux pas de la cité de la Capsulerie, c’est ce qu’elle appelle « la première maison de l’écologie populaire ».
Tu fais le constat qu’en France, les manifestations pour le climat sont les plus « CSP+ blanches » du mouvement social. C’est quoi la conséquence de cette sociologie des militants écolos ?
On va crever ! C’est une écologie de confort réservée aux classes moyennes supérieures. À chaque fois qu’il s’agit de penser à la façon dont on va s’adapter au réchauffement climatique, nous, les populations des quartiers populaires, ne sommes pas associés. La bétonnisation dans les quartiers populaires n’est pas questionnée. On ne s’interroge pas non plus sur la survie de nos enfants dans les HLM pendant la canicule.
Tu expliques qu’il y a un manque d’engagement pour la question climatique dans les quartiers populaires. Pourquoi ?
Dans le mouvement climat, la question de la liberté n’est jamais abordée. Ni celle de circuler ni celle des libertés individuelles de manière générale. Les quartiers populaires ne sont perçus qu’à travers les questions de survie : alimentation, logements, espaces verts, pollution de l’air… Comme si le fait que les quartiers populaires soient sous contrôle permanent était normal pour les personnes qui te posent la question de l’écologie. L’hypothèse que je fais, c’est si cette question n’est pas posée parce que ceux qui la posent ne sont pas privés de liberté.
L’une des raisons de ce désintérêt serait la présence policière. Comment ça ?
La présence policière déshumanise l’enfant des quartiers populaires. Il veut jouer dehors avec ses copains. Cet espace extérieur est d’autant plus important que l’espace intérieur est très réduit dans les cités. Mais il voit des hommes en uniforme avec des armes de guerre et des caméras de vidéosurveillance. Toi, gamin de sept ans, tu n’es pas ici chez toi, puisque tu dois montrer tes papiers et que tu n’as pas le droit d’être oisif dehors. Le fait de ne pas se sentir chez soi empêche de protéger sa terre quand elle est attaquée.
En 2020, tu as organisé la marche Génération Adama et la Génération Climat à Beaumont-Sur-Oise (95). Comment ça s’est fait ?
La question était : qu’est-ce qui peut réunir les quartiers populaires et l’écologie ? J’ai proposé au Comité Adama et à Alternatiba de reprendre le mot d’ordre : « On veut respirer ». Il était déjà porté par le MIB dans les années 1990 et aux État-Unis en mai 2020 avec le : « I can’t breathe » de George Floyd, mort étouffé par un policier.
La respiration renvoie aussi à la question de la qualité de l’air qui peut réunir les écolos et les habitants des quartiers. Ici, à Bagnolet, on milite contre les pollutions atmosphériques parce qu’il y a l’échangeur autoroutier à l’air libre qui en fait l’une des villes les plus polluées d’Europe. À l’époque, le rapprochement pouvait paraître artificiel. Aujourd’hui, cette alliance donne quelque chose de concret.
Cette concrétisation, c’est Verdragon ?
Avec le Front de mère, ça faisait longtemps qu’on cherchait un lieu pour mettre en pratique nos idées. [Verdragon a notamment mis en place des résidences d’artistes, des cours de cuisine durable, des séances « GIEC pour tous » et des ateliers de réflexion, NDLR]
Il a fallu s’allier avec Alternatiba et militer pour l’obtenir. On aura accès au pouvoir politique qu’à partir du moment où on aura des villes, des quartiers, des endroits où l’on gère nous-même. En France, le pouvoir, tu ne le prends qu’au niveau local. Est-ce que oui ou non il faut faire une autoroute ? Est-ce que oui ou non il faut une piste cyclable ? Est-ce que oui ou non il faut un commissariat ? Ce sont ces décisions qui font changer les choses. C’est l’ancrage qui compte.
Parmi vos réalisations, il y a l’Association pour le maintien de l’agriculture paysanne (AMAP) que vous avez mise en place. Qu’est-ce que c’est ?
À l’AMAP de Verdragon, on a une trentaine de paniers composés de fruits et légumes frais et locaux venant d’un réseau de producteurs engagés. Les bénéficiaires sont de différentes origines sociales. Mais pour l’instant, les CSP+ paient pour que les familles de quartiers populaires aient des paniers à moitié prix ou gratuits. C’est donc basé sur du caritatif, ce qui n’est pas ce qu’on voulait au départ. Quand tu as accès à de la nourriture en grande surface et au marché, c’est difficile de faire la démarche d’aller dans un lieu fréquenté par des gens qui ne te ressemblent pas.
Paradoxalement, c’est une pratique que tu critiques comme représentative d’une écologie de privilégiée. Qu’est-ce que ça a donné pour vous ?
Si tout le monde se mettait à récupérer sa nourriture auprès d’une AMAP, le dispositif au niveau national s’effondrerait. Sans le savoir, les clients des AMAP s’arrangent pour avoir accès au un pour cent de la nourriture saine produite en France puisque le modèle de production actuel ne permet pas d’en avoir davantage. Il faudrait remettre en question le modèle capitaliste de l’agriculture. Mais ce n’est pas parce que c’est un dispositif de classe que nous n’allons pas nous en saisir politiquement. Dans mon livre précédent, je fais la critique de l’école publique, ce qui n’empêche pas d’y scolariser mes enfants !
À l’inauguration du lieu en mars 2021, tu as subi un déferlement de haine. Que s’est-il passé ?
De la France insoumise (FI) au Parti communiste (PC), toute la gauche locale s’est mise à nous dénigrer, à insinuer que nous étions des islamistes et qu’Alternatiba avait été manipulé. Pendant un Conseil municipal, un élu a dit : « 963m2 pour que ces dames puissent siroter leur thé à la menthe, non merci. »
Les élus de gauche du coin ont prévenu les médias nationaux dans l’espoir de faire plier le maire de Bagnolet [Tony Di Martino, membre du Parti socialiste, NDLR]. Les caméras de CNews se sont ameutées devant le bâtiment pour nous filmer. La chaîne a titré : « Le drapeau vert de l’islam flotte sur Bagnolet ». Les images ne collaient pas parce qu’il y avait les militants d’Alternatiba, des blonds à lunettes, nous, des femmes sans hijab, et aucun barbu.
Ça a tout de même eu un impact parce que la télé reste la télé. Quand tu es accusée de communautarisme sur un plateau, on ne veut plus te fréquenter de peur d’être taxé d’islamogauchiste.
Tu t’y attendais ?
J’ai toujours été attaquée en tant que militante politique antiraciste, femme arabe et musulmane. Notre stratégie a toujours été de ne pas répondre aux fachos. Résultat, ça se cantonnait à Valeurs Actuelles ou Causeur.
Je savais qu’il y aurait des attaques de la gauche locale parce qu’ils ne veulent pas que les quartiers populaires, qui sont un vivier de voix pour eux, s’auto-organisent. Mais je ne m’attendais pas à ce que ça prenne une ampleur nationale. Ça a été très dur psychiquement. Mes parents m’ont appelée pour me dire d’arrêter la politique.
Comment avez-vous réussi à rester malgré ces attaques ?
Des organisations comme Greenpeace et des personnalités comme le réalisateur du film Demain de Cyril Dion, ont signé une pétition pour nous soutenir. Et on a fait comprendre au maire qu’on ne bougerait pas. Il a compris qu’on n’était pas des ennemis et qu’on est ici chez nous. « C’est trop tard », comme dit Omar Sy !
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