« Ils veulent faire des jardins maintenant paraît-il. » Assise sur un bloc de béton posé sur une des parcelles d’herbe du quartier de l’Alma à Roubaix (59), Nacira s’agace. La dame a 60 ans. Voilà 36 ans qu’elle habite dans une petite maison du coin. Et elle a du mal à suivre les évolutions du programme de rénovation urbaine :
« Mais pourquoi ils voudraient faire des jardins ? Il n’y a pas de patates ici ! Ils sont agriculteurs eux ?! Ici il y a des habitants. Ici il y a des gens. »
Depuis plusieurs années, les riverains savent que l’Alma-Gare est concerné par les plans de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru), sans toutefois en saisir toutes les nuances. Surtout que le nombre de rénovations et de destructions a changé plusieurs fois. « À un moment, on s’est demandé : “Pourquoi ce projet avance-t-il sans nous ?” », raconte Florian Vertriest, 27 ans :
« Soit on ne s’y est pas assez intéressés et c’est notre faute. Soit ça se fait sans nous. »
Florian, Nacira, et une partie du quartier penchent pour la seconde option. Il y a quatre mois, le collectif Non à la démolition de l’Alma-gare est né. Ce groupe d’habitants en colère voudrait participer à la refonte de son quartier et retrouver des conditions de vie décentes. Florian ajoute :
« Dans le collectif, il y a tout le monde : des jeunes, des vieux, des mamans. »
Ils incarnent un nouvel éveil citoyen dans ce quartier dégradé et oublié, que les mairies successives ont pensé à raser. Dans les années 70, c’est déjà une révolte citoyenne, de celles qui font office de marqueur dans l’histoire des mouvements sociaux, qui l’a sauvé. Et aujourd’hui ?
Déraciner
En 2019, StreetPress a publié une série de reportages et d’enquêtes pour tenter de tirer un portrait de cette ville du Nord. Dont l’article : Le quartier de l’Alma, utopie ratée de Roubaix.
Episode 1 : Je suis une petite-fille de rapatriés d’Algérie
Episode 2 : L’Alma, l’utopie loupée de Roubaix
Episode 3 : À Roubaix, « la Silicon Valley des Flandres » peine à intégrer les habitants
Roubaix est l’une des communes les plus pauvres de France et l’Alma son quartier le plus défavorisé. Ses immeubles en briques rouges, pensés pour offrir un cadre confortable aux familles ouvrières dans les années 70, tombent en ruine. À l’époque, la mairie annonce que les trois quarts du quartier – et 400 familles – sont impactés par « l’Anru 2 » et « le NPRU » [Nouveau Programme de Renouvellement Urbain]. Du charabia pour les riverains, qui n’avaient aucune idée des dates de déménagement, des lieux de relogement, ou même du début des travaux ou du projet urbain prévu.
Aujourd’hui, les déménagements ont commencé et concernent davantage de monde : 670 familles selon le site de la Métropole de Lille. 480 démolitions sont prévues pour 390 logements réhabilités ou recyclés. « Les mamans qui ont été relogées étaient tous les soirs au quartier cet été », soupire Florian :
« On leur a promis monts et merveilles. Mais il y a une solidarité ici qu’on ne retrouve pas ailleurs. »
Nacira embraye sur l’histoire de sa voisine tombée en dépression. Elle logeait au 165 rue de l’Alma, le premier bâtiment vidé. « Elle est malheureuse. En plus, ils ont augmenté son loyer pour un plus petit espace ! » « Dans leur réunion d’intoxication – et non d’information – ils nous ont tous promis : vous choisirez votre quartier, vous pourrez revenir si vous voulez », poursuit Monique. Elle a 83 ans et vit depuis 50 ans dans le quartier. Elle a vu les rénovations successives et assure parler en connaissance de cause :
« Comment voulez-vous que les gens reviennent ? Ils les ont arrachés de leurs racines. Sans penser aux conséquences. »
Nacira pense à sa tante. La vieille dame habitait dans la maison de retraite rue des Grands Mères. Quand on lui a appris qu’elle devrait déménager, elle ne l’a pas supporté. « Elle est partie », souffle-t-elle. « Le stress l’a tué. Elle ne se voyait pas continuer sa vie ailleurs… »
Nacira habite depuis 36 ans dans une petite maison du coin. / Crédits : Ines Belgacem
Quartier oublié
« Entre 2019 et 2021, la mairie, la métropole et les bailleurs auraient dû organiser des concertations avec les habitants », explique Florian, avant de redonner la parole à ses voisins. « On n’était pas au courant des réunions ! », lance Isabelle, 51 ans. « Je n’ai pas reçu de papier non plus… », lui répond Monique. Une des réunions a eu lieu en visio, très peu de temps après le confinement. Elle n’a pas réuni 10 riverains. « Vu la fracture numérique dans le quartier, c’est à se demander s’ils voulaient vraiment qu’il y ait des gens à leur réunion », soupire Florian en aparté. Le grand barbu est éducateur coach de foot à Tourcoing, la commune mitoyenne. C’est en partie lui qui a monté le collectif :
« J’organisais des actions pour les jeunes de la ville d’à côté. À un moment, je me suis demandé pourquoi je ne bougeais pas pour mon quartier. »
Isabelle déclare n'avoir jamais été au courant des réunions. / Crédits : Ines Belgacem
Il a grandi à l’Alma, il connaît tout le monde. Et comme tous les enfants du coin, il a vu l’endroit dépérir année après année. « Et il faut arrêter de dire que c’est la faute des habitants ! Les responsables sont les bailleurs, qui ont laissé les bâtiments pourrir. » Déjà en 2019, lors de notre enquête, StreetPress avait rencontré des dizaines locataires d’appartements qui tombaient en ruine, faute de rénovation des différents bailleurs. À plusieurs reprises, certains résidents ont également vécu sans eau chaude pendant plusieurs semaines. « Ils veulent qu’on parte de toute façon », lance froidement un jeune de 21 ans, qui préfère rester anonyme. Quelques minutes plus tard, ils emmenaient lui-même des sacs poubelles restés dans la rue dans la benne d’à côté avec son ami. Il a même installé une corbeille en plastique à côté des bancs sur lesquelles ils s’installent parfois, faute d’équipements de la ville :
« On nettoie parce qu’ils ne le font pas. Des fois, on n’a que de l’eau froide chez nous. Les toilettes sont cassées, c’est mes parents qui ont dû payer pour réparer. Ils s’en foutent de nous. »
« Écoute-moi bien », Haroun prend le jeune homme entre quatre yeux. À bientôt 75 ans, le plasticien à la longue barbe grise est installé depuis 35 ans à l’Alma. « La prochaine fois, vous ne payez rien. Tu m’appelles ! On le fera ensemble. »
Haroun à bientôt 75 ans. Le plasticien à la longue barbe grise est installé depuis 35 ans à l’Alma. / Crédits : Ines Belgacem
Les deux jeunes demandent ensuite où en sont les pourparlers avec la mairie. Le 6 octobre dernier, le collectif a déplié une grande banderole : « Non à la démolition de l’Alma-Gare », pendant le conseil municipal. Florian leur fait un petit résumé de l’événement. Ils ont aussi fait visiter le quartier au nouveau député de la circonscription, David Guiraud (LFI), pour alerter sur les conditions de vie déplorables des habitants. Récemment, l’éducateur a également réussi à faire rouvrir certains espaces verts, fermés il y a des années pour des raisons de sécurité, selon la mairie. « Et on va continuer », leur promet-il.
Il y a quatre mois, le collectif Non à la démolition de l'Alma-gare est né. Ce groupe d’habitants en colère voudrait participer à la refonte de son quartier et retrouver des conditions de vie décentes. / Crédits : Ines Belgacem
1970
L’Alma est globalement composé de longs bâtiments de quelques étages, aux habitations spacieuses, reliés par d’aussi longues coursives. De grands parcs s’articulent entre les résidences. « L’idée était de créer un grand village », contextualise Antonio. Le grand homme travaille à l’Atelier de l’action populaire (APU) du Vieux-Lille, qui a notamment pour mission de venir en aide aux locataires dans le besoin :
« La lutte de Florian et des autres riverains est symbolique pour nous. Le premier atelier populaire a été fondé ici, à l’Alma. »
En 1970, le quartier est un grand village d’ouvriers du textile. Les usines aux longues cheminées en briques sont le fer de lance de l’économie et fument abondamment. Les maisonnettes exiguës sont alors liées les unes aux autres par des courées. Si l’endroit est modeste, la vie sociale y est florissante. Les enfants jouent ensemble, les femmes étendent leur linge à côté de celui de leurs voisines. Mais le parc immobilier tombe en ruine. Un danger pour la Mairie, qui souhaite réhabiliter le quartier populaire et séduire une nouvelle classe moyenne. Florian commente :
« Mais ils ne se sont pas laissé faire ! Ils se sont battus. »
Les riverains s’organisent autour du fameux Atelier populaire d’urbanisme. Ils sont rejoints par des militants, des architectes, des urbanistes et d’autres spécialistes de toute la France. Avec leur aide, ils proposent un projet d’aménagement concerté entre habitants. Après des années de contestation, la Mairie finit par plier. L’Alma sera rénovée en incluant les doléances des riverains. Ce coup de force exceptionnel est resté comme un moment marquant de l’histoire des luttes urbaines.
Mais mal entretenu par les bailleurs et boudé par la Mairie après une décennie de luttes sociales, l’Alma-Gare s’est progressivement détérioré. En moins d’un quart de siècle, le doux idéal d’un Alma solidaire a viré au cauchemar. Ses coursives, symboles du lien social, sont devenues un endroit labyrinthique où s’enfuient et se cachent les trafiquants du coin. Les jardins et les parkings ont été fermés, parce qu’ils devenaient des lieux de deal. Ils sont aujourd’hui laissés à l’abandon – à l’exception de ceux rouverts récemment. Quant aux fenêtres des coursives, ouvertes sur l’extérieur dans toute la rue Archimède, on y a mis des grilles. Et l’Alma n’a plus ressemblé à l’Alma.
Les plans
Délinquance, pauvreté, parc immobilier en ruine et logements vacants, l’Alma est un problème pour la ville. « L’Anru finance et accompagne les collectivités et les bailleurs sociaux pour mettre en œuvre de vastes projets de rénovation des quartiers les plus vulnérables », explique l’agence sur son site. « Les logements locatifs sociaux sont devenus inadaptés », commente Jean Deroi, adjoint au maire chargé des quartiers nord. « L’Alma est composé de bâtiments qui sont tout sauf classiques. Il est très difficile de leur coller une seconde peau. » Raison pour laquelle la destruction a été privilégiée par la mairie qui, « accompagnée d’experts », voudrait « dédensifier » le quartier en ajoutant des espaces verts et des équipements sportifs et culturels. Avec l’idée, également, de « réactiver les parcours résidentiels », ajoute l’élu.
« Mais à l’Alma, on a des espaces verts, de la solidarité. On n’a ni des grandes tours, ni des grandes barres », s’indigne Florian. Le quartier se trouve aussi à cinq minutes à pied de la gare Jean Lebas et du Campus universitaire Blanchemaille. De nouveaux emplois vont être créés dans les anciens locaux de La Redoute. Ces travaux s’inscrivent dans la dynamique de développement du nouveau Roubaix, que l’équipe municipale voudrait innovant, high-tech et dynamique.
Et les habitants ?
« C’est un grand remplacement », répète inlassablement Florian depuis la création du collectif. En 2003, la loi Borloo. doit encourager la mixité sociale dans les zones prioritaires. Ainsi, l’Anru ne permet pas de construire des logements sociaux à la place de logements sociaux – dont l’Alma est majoritairement constitué. « Ils refont le quartier sans nous et pour d’autres. » Jeudi 10 novembre, la mairie a organisé une réunion pour rendre son diagnostique, après une visite des services publics et des bailleurs pour constater les problèmes du quotidien dans le quartier (1). Les élus auraient voulu faire ce point sur invitation. Florian et les jeunes du quartier ont tracté dans toutes les boîtes aux lettres, pour être sûr que les habitants aient l’info, estimant que la réunion était d’intérêt public. « Les habitants voulaient parler des relogements, des projets pour le quartier », explique Florian :
« Ils voulaient parler de leur avenir ! »
La réunion a tourné court. Face à la colère des riverains, la mairie a affiché un autre ordre du jour (1). Au téléphone, Jean Deroi fait amende honorable : « On a eu de gros soucis de suivi. Il y a eu un manque d’information. Tout ça est factuel. Tout l’objectif maintenant est de reloger les gens selon leurs demandes. » Il regrette toutefois le mode d’action du collectif :
« Je suis preneur de tout échange constructif. Prévoyons des temps d’ateliers avec les riverains, la mairie et des experts, pour avancer sur des sujets très précis, comme quoi faire de tel jardin. Mais arriver en changeant l’ordre du jour avec 60 personnes ça n’est pas constructif. Participer aux plans : oui. Dire “il faut tout refaire” : non. »
Florian et le collectif, qui ne se sentent pas écoutés, comptent poursuivre leurs actions. « On va réunir tous nos soutiens pour s’organiser et proposer de nouvelles choses. » Comme autrefois, des acteurs de toute la France –architecte, ingénieurs, associations – ont rejoint l’Alma pour leur prêter main-forte. Parmi eux, il y a Antonio et l’Apu. L’urbaniste a travaillé sur différents quartiers touchés par l’Anru. Il raconte la détermination exceptionnelle du collectif, impressionné par son aspect intergénérationnel. « Ces jeunes – qui semblent sortis de nulle part et qui se sont organisés pour leur quartier – sont le résultat des luttes des années 70 », assure-t-il :
« L’Alma n’est pas qu’une histoire plombante. L’utopie de ce grand village a engendré ces enfants, qui ont grandi attachés à leur quartier. Ce collectif réenchante cette histoire. La question maintenant de voir si l’Alma va encore être un marqueur, cette fois dans l’histoire de l’Anru. »
(1) Edit du 17/11.
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