Toutes les nuits, après les ablutions et la prière, Doumbe Traoré dort dans les escaliers du foyer. Ce soir, ce quinqua aux rares cheveux sur le caillou pliera la chaise sur laquelle il est posé. Il y étendra son matelas à fleurs roses et pourra roupiller jusqu’à 7h tapantes. Heure à laquelle on lave les locaux à grande eau. C’est le début d’une nouvelle journée de débrouille pour Doumbe Traoré et les autres habitants des escaliers.
Sur 430 lits, plus de 1.000 personnes s’entasseraient dans chaque recoin du foyer Rochebrune de Montreuil. / Crédits : Clémentine Eveno
Dortoir géant
Doumbe Traoré n’est pas un cas unique. Sur 430 lits, plus de 1.000 personnes s’entasseraient dans chaque recoin de ce foyer de Montreuil, selon les chiffres de la Dihal (Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement). L’endroit a logé Mamadou Gassama, un Malien sans-papiers qui a obtenu sa naturalisation en mai 2018, après avoir sauvé un enfant. Sur le palier, des piles de matelas soigneusement pliés sont entassées. Paires de tongs et tubes de dentifrice sont coincés entre deux lattes de radiateur. Tard le soir, le coiffeur à cinq euros le dégradé et le vendeur de montres Waterproof décampent du foyer. C’est là que le foyer devient un dortoir géant, où les squatteurs de couloirs du foyer Rochebrune installent leurs matelas partout où il y a de la place : couloirs et paliers des escaliers. Ils ne sont pas inscrits comme résidents, donc ne paient pas les 170 euros par lit.
Dans les années 90, des délégués du foyer ont bien tenté de se faire un peu d’argent sur ces habitants de travers, pour la plupart sans-papiers et sans contrat de résidence. L’histoire s’est finie par un changement de représentants. « Si tu n’as pas les moyens, tu ne paies pas », tranche Doumbe Traoré, djellaba rayée, toujours enfoncé dans sa chaise de camping. Le quinqua a débarqué en France en 1990. Mais après 32 ans de vie dans l’Hexagone, il n’a toujours pas de papiers. Donc pas le droit de travailler, pas le droit à la carte vitale ou de louer légalement un appartement. Après des années à Argenteuil et trois ans de mariage dans une sous-loc’ d’un étage de pavillon, il a connu le retour à la case départ : le foyer. Il y a deux ans, il dormait dans une des chambres surpeuplées du quatrième étage. Mais depuis que son asthme est devenu plus grave, impossible d’enjamber les corps endormis la nuit pour respirer. Direction les escaliers. En cas de crise, il peut sortir plus rapidement.
Doumbe Traoré a débarqué en France en 1990. Mais après 32 ans de vie dans l'Hexagone, il n’a toujours pas de papiers. Donc pas le droit de travailler, pas le droit à la carte vitale ou de louer légalement un appartement. / Crédits : Clémentine Eveno
Voisins et épuisements
« Lui, c’est le chef du village », vanne un jeune en apercevant Doumbe Traoré. Comme lui, il est originaire de Kirine, une bourgade qui borde la ville de Kayes, une grande région d’émigration au Mali. Le père de Doumbe Traoré a dirigé Kirine pendant 52 ans. Dans le foyer Rochebrune de Montreuil, le fiston quinqua y retrouve certains voisins et beaucoup d’habitants de la région autour de Kayes, comme son complice Salifou Diako. Cet homme de 53 ans n’a pas bougé des escaliers depuis neuf ans.
Le mercredi et le week-end, ils participent aux réunions et manifs du Collectif de sans-papiers de Montreuil. Salifou Diako, djellaba bleu clair immaculée, s’épuise de cette galère. Tout le fatigue : le bruit incessant, les jeunes qui « mettent la musique trop fort », le vol d’un portable le mois dernier, le manque d’intimité. Pour se reposer et trouver le calme, les deux amis se réfugient dans la chambre d’un de leurs amis au deuxième étage.
La débrouille
Alors que lui et Doumbe Traoré font la causerie en soninké dans la cantine du rez-de-chaussée bondée, un homme leur refile discrètement quelques pièces dans la main. C’est celui qui livre la nourriture pour préparer le mafé, le poisson grillé, le tiep. Les deux comparses lui ont donné un coup de main pour ramener les ingrédients depuis la voiture. Ils déchargent, leur ami leur passe trois euros. Ça leur permet de se partager des plats à deux euros du foyer, servis aujourd’hui par un vingtenaire au tee-shirt la marche des solidarités – un collectif pour la régularisation des sans-papiers et contre les centres de rétention.
À côté de la cuisine, derrière une montagne de boîtes de thé, de piments et d’oignons, le Mauritanien Sakho Siakha, 55 ans, est assis sur un tabouret pliant. Il remplace le propriétaire du stand de condiments ce soir. C’est une solution qu’il a trouvée pour se faire quelques euros. Ça lui permet de payer cash quand il va chez le médecin, car il n’a pas pu avoir l’aide médicale d’État. Sakho Siakha vit en France depuis 20 ans, après quatre demandes de régularisation sans résultat. Lui aussi squatte les escaliers du foyer de Rochebrune. Pour stocker son portable et ses dolipranes quand il dort, son ami lui prête un casier, seul endroit qui ferme à clé dans le bâtiment. Un objet de valeur.
Tard le soir, le coiffeur à cinq euros le dégradé et le vendeur de montres Waterproof décampent du foyer. C’est là que le foyer devient un dortoir géant où chacun se met où il peut. / Crédits : Clémentine Eveno
Destruction en 2026
Fin de la journée au foyer Rochebrune, les caisses de petits pains s’amoncellent dans l’entrée. La rupture du jeûne est proche. Pendant le ramadan, on mange gratis toutes les nuits. Mais pour combien de temps encore ? Il est prévu que le foyer soit détruit d’ici 2026, selon un rapport de délibération du conseil municipal de Montreuil du 31 mars que Streetpress a pu consulter.
À la place du foyer, 430 logements en résidences seront construits, selon ce même rapport du conseil municipal. Ce sont des petits studios sans salle commune et sans possibilité de cuisiner ensemble. Mais cette stratégie oublie les 600 autres habitants, qui squattent tous les recoins du foyer. Dans les escaliers, Doumbe Traoré, Sakho Siakha ou Salifou Diako ne sont pas comptabilisés. Alors que vont-ils devenir ? Dans la novlangue, ils sont appelés des « surnuméraires ». En clair, en 2026, ils seront à la rue.
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