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    03/03/2022

    « On est payés à cramer les feux rouges »

    Livreurs UberEats ou Deliveroo, ils risquent leurs vies pour un burger

    Par Lina Rhrissi

    Poussés par des algorithmes, les livreurs UberEats et Deliveroo risquent leurs peaux, forcés d’aller toujours plus vite pour des revenus de plus en plus bas. Depuis trois ans, 11 sont morts sur les routes. Et les blessés se comptent par milliers.

    Deux gendarmes et une psychologue sonnent à la porte d’Alexandre Page, à Marmande, une petite ville du Lot-et-Garonne (47). Ce 17 janvier 2019, ils lui annoncent le décès de son fils aîné, Franck. Le jeune homme de 18 ans a été fauché par un camion à Pessac, près de Bordeaux, pendant une livraison. Bac en poche, il venait de commencer une licence de logistique à l’Université de Bordeaux. S’il avait commencé les livraisons pour UberEats, c’était pour financer un projet de voyage aux États-Unis.

    « Dans un premier temps, on pensait que c’était un accident de la route comme un autre », soupire le père endeuillé. « Et puis, on a découvert le système Uber. » Pour « comprendre ce qui s’était passé », Alexandre Page se rend sur le lieu de l’accident :

    « Là, j’ai vu que ce n’était pas du tout en centre-ville, que c’était aux abords d’axes où les vélos ne devraient pas être, où il n’y a que des camions qui passent. Qu’est que mon fils faisait là ? »

    Les parents décident de poursuivre Uber pour mise en danger d’autrui. « Le trajet a-t-il été imposé ? Suggéré ? Ce qu’on essaie de déterminer, c’est si Uber a pris les précautions nécessaires pour assurer la sécurité du livreur », détaille leur avocate Judith Raffy, du cabinet Le Bonnois.

    Le combat judiciaire est difficile, en raison notamment du flou qu’entretiennent les plateformes. L’algorithme qui dirige les livreurs reste un mystère. Combien des 60.000 livreurs qui travaillent pour les plateformes UberEats, Deliveroo ou Stuart ont été blessés sur les routes ? Mystère aussi : les entreprises refusent de communiquer le nombre d’accidents déclarés.

    Pour enterrer l’affaire, Uber a proposé à la famille une indemnité. Une réponse qui a choqué Odile Attoungbré, la mère de Franck. « C’était un courrier froid dans lequel il était écrit que, normalement, dans ces conditions, ils donnent 1.500 euros. Mais que, de façon exceptionnelle, ils nous proposaient 50.000 euros. » Elle aurait préféré de la compassion, un contact humain et un soutien moral de la part de l’entreprise américaine :

    « La vie n’a pas de prix. Mon fils venait d’être enterré et ils nous balancent ça comme pour régler le problème. Comme si Franck n’était qu’un chiffre. »

    La mère endeuillée n’a pas répondu à la proposition. Le 12 janvier dernier, à Lille, un autre livreur âgé de seulement 16 ans est lui aussi mort écrasé par un camion. C’est le onzième décès d’un livreur en France recensé depuis 2019.

    Les gueules cassées anonymes

    Coup d’accélérateur dans le temps. 2 décembre 2021. Place de Clichy, dans le 18ème arrondissement de Paris. Le coin, dense en restaurants, est prisé de ceux qui attendent des commandes de sandwichs et de sushis pendant les heures creuses. Ils sont une quinzaine à papoter assis sur leur scoot, ce jeudi d’hiver. Quand on leur pose la question, tous ont déjà eu une grosse galère ou la photo d’un copain la gueule fracassée dans leur téléphone.

    Lacine, Ivoirien de 38 ans, décrit une scène qui a eu lieu trois mois plus tôt, à quelques mètres de là. « Au carrefour, une voiture est arrivée sans me voir, j’ai freiné à fond. Mon vélo s’est retourné avec moi, ma tête a tapé le sol et mon genou a pris. J’étais à deux minutes de chez le client, alors je suis quand même allé donner la commande. Puis je suis retourné m’asseoir le temps que la douleur passe. Avant de reprendre le travail. » Malgré des douleurs articulaires tenaces, Lacine continue de travailler pour UberEats.

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    Dans ses pubs, UberEats ne vend pas les bleus et les accidents de la route. / Crédits : Publicité UberEats

    À ses côtés, son cousin Abdelhak a lui aussi frôlé le pire. Il y a un an, alors qu’il pédale à Levallois-Perret, commande KFC bien empaquetée dans son sac isotherme, une moto le fauche. L’homme de 39 ans, qui n’a pas de Sécu, se retrouve à l’hôpital. Fracture de l’épaule. Il nous montre la facture de 148 euros pour les soins et les examens :

    « Je suis remonté à vélo une semaine après. »

    Toujours plus vite

    Si pédaler en ville est dangereux en soi, le paiement à la tâche et la mise en concurrence des livreurs entre eux pousse les chauffeurs à prendre encore plus de risques. « Je dis souvent qu’on est payés à cramer les feux rouges », tonne Jérôme Pimot, ancien livreur et cofondateur du Co-fondateur du Collectif des livreurs Autonomes de Paris (CLAP), le premier syndicat à s’être formé pour défendre les petites mains de plateformes. « On doit aller vite pour pouvoir gagner », confirme Lacine, qui était bijoutier à Abidjan avant d’atterrir dans une coloc’ à Épinay-sur-Seine :

    « Si tu es lent, les clients se plaignent et tu n’as plus de commandes. »

    Et la baisse continue des rémunérations n’arrange rien. Elle incite les livreurs à prendre toujours plus de risques pour accélérer la cadence. À Bordeaux, Julien (1), 24 ans, ancien plaquiste devenu livreur pour Deliveroo en 2018, a limé la selle. Mais en quatre ans, il a vu ses revenus dégringoler. « À l’époque, je pouvais me faire 150 euros la journée. Aujourd’hui, je peux à peine payer mon loyer et je pioche dans mes économies pour vivre. Le système n’est plus viable du tout. » Pour Lacine aussi, les temps sont durs. « Ça ne sonne pas et quand il y a des courses elles sont à trois ou quatre euros. » Ces derniers temps, il estime gagner entre 15 et 20 euros par jour.

    Quand les prix des courses diminuent, la seule variable d’ajustement qu’il reste aux coursiers est la vitesse. Le spécialiste en psychodynamique du travail Fabien Lemozy parle d’auto-accélération :

    « Le livreur est rendu responsable de sa productivité tout en n’ayant aucun levier sur ses conditions de travail. Sa seule marge de manœuvre est donc d’aller plus vite. C’est une maîtrise symbolique qui lui donne l’illusion du contrôle et lui permet de survivre. »

    Toujours plus loin

    Si les prix baissent, les distances des courses, elles, augmentent. Pour répondre au besoin de croissance de leur modèle économique, les plateformes étendent progressivement leurs zones de livraisons. Deliveroo fonctionne désormais dans 300 agglomérations et UberEats dans plus de 245. Depuis peu, l’application au lapin blanc sur fond turquoise a d’ailleurs mis en place des « dark kitchen », des cuisines uniquement dédiées à la livraison, située dans des hangars de banlieue donc éloignées des centres-villes. C’est ce qui explique que le GPS fait parfois prendre aux livreurs l’autoroute ou des chemins peu praticables pour les vélos, comme en a tragiquement fait les frais Franck Page, le jeune marmandais décédé.

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    Avec des dark kitchens loin des centres-villes, les routes sont moins sûres pour les livreurs. / Crédits : Deliveroo

    Avec l’augmentation des distances et la réduction des délais, le vélo n’est plus rentable. Les livreurs sont passés à l’électrique, puis au scooter. Selon une enquête de Franceinfo menée en avril 2021, à Paris et en proche banlieue, 81% des livraisons sont effectuées avec un scooter thermique. Un mode de transport encore plus risqué. Kader (1), un Algérien de 28 ans croisé à Montreuil, en Seine-Saint-Denis, roule en moto pour UberEats depuis cinq mois. Il a déjà eu quatre accidents « à Ménilmontant, Corbeil-Essonne, Evry… », liste ce jeune homme costaud :

    « C’est toujours la nuit et ça glisse quand je freine à cause de la pluie. »

    Des assurances santé au rabais

    Quelle protection sociale pour ces forçats du bitume ? Des miettes, répondent les collectifs de livreurs. Le Bordelais Julien en a fait les frais à plusieurs reprises. Son premier gros accident a lieu en novembre 2019. « J’ai pris un sens interdit et je me suis bouffé une caisse en pleine face », se remémore ce cycliste aguerri. Son vélo est en morceaux et ses jambes pleines de bleus. « Je contacte le SAV de Deliveroo et la seule chose qu’ils me demandent c’est si j’ai pu livrer la commande. » Baladé de service en service pendant des jours, le barbu aux yeux clairs finit par laisser tomber et payer lui-même les 200 euros de réparation de son vélo. « C’est l’un des pires souvenirs que je garde de cette application. Je pense qu’ils font exprès de rendre le processus insupportable pour qu’on se décourage », analyse-t-il. Il y a quelques mois, vers 23h, alors qu’il terminait sa journée de travail, Julien est mordu par un chien. Il a le mollet en sang :

    « J’ai directement appelé SOS médecin, je n’ai même pas pris la peine d’appeler Deliveroo. Je savais que j’allais parler à quelqu’un qui allait réagir comme un robot. »

    Depuis la loi El Khomri de 2017, UberEats et Deliveroo ont bien mis en place des assurances privées gratuites, en partenariat avec AXA. Mais les blessés qui y ont été confrontés jugent que le service est loin d’être à la hauteur. En octobre 2017, le cas d’Aziz Bajdi a particulièrement choqué la communauté des livreurs. Roulant pour Deliveroo, le coursier est tombé sur son guidon et s’est perforé l’abdomen. Mais AXA couvre les blessures aux jambes, aux bras et à la tête, mais a considéré que ses viscères n’étaient pas assurés.

    Résultat, la plupart des livreurs ne déclarent pas leur accident. Lors d’une enquête auprès de 27 livreurs, la CGT livreurs de Lyon a constaté que si 21 d’entre eux ont déjà subi un accident, seulement trois l’ont déclaré. « Ça montre bien que le revenu de remplacement qui est proposé aux livreurs en cas d’accident n’est pas suffisant, puisque ces derniers préfèrent continuer à travailler », décrypte le syndicaliste local Ludovic Rioux. Officiellement, en cas d’accident de travail, les plateformes proposent entre 25 et 50 euros par jour, après huit jours de carence dans le cas de Deliveroo.

    Tout est à leurs frais

    Le statut d’auto-entrepreneurs permet à UberEats et Deliveroo, qui ne paient pas de cotisations sociales, de s’affranchir du droit du travail. « Les plateformes se font passer pour des intermédiaires entre un travailleur indépendant et un client », explique Leïla Chaibi. L’eurodéputée France Insoumise a travaillé sur une proposition de directive européenne pour que la présomption de salariat soit reconnue pour les travailleurs des plateformes. « Dans les faits, il y a un véritable lien de subordination et les travailleurs n’ont aucun des avantages des indépendants mais tous les inconvénients. » L’une des conséquences de ce statut, c’est que les géants de la livraison de repas ne fournissent ni véritable formation au code de la route et à la sécurité, ni casques, ni lumières, ni entretien du matériel. Autant de dépenses à la charge de livreurs qui ont à peine les moyens de faire réviser leurs freins.

    Et pour ceux qui sont en scooter, ce n’est pas mieux. Les livreurs doivent obtenir une « capacité de transport », un document administratif conditionné à une formation qui coûte plusieurs centaines d’euros. La grande majorité des livreurs ne l’ont pas. Et sans ce document, impossible de contracter une assurance professionnelle. Les réparations sont donc aux frais du livreur. Certains n’ont pas non plus de responsabilité civile pour couvrir les dommages causés à autrui. Et tout ça, Uber et Deliveroo s’en lavent les mains.

    Pour les sans-papiers c’est pire

    Ceux qui ne risquent pas de déclarer leurs accrochages avec les chauffards, ce sont les sans-papiers, de plus en plus nombreux dans les rangs des livreurs. Chute des tarifs oblige, les étudiants ont été remplacés par les plus précaires des précaires. Certains primo-arrivants parviennent à se créer un profil, mais la plupart doivent sous-louer des comptes à d’autres livreurs à qui ils reversent une commission qui peut aller jusqu’à 200 euros par semaine. « On est au black, on a rien, wallah, c’est dur », souffle l’Algérien Kader, à Montreuil. À ses côtés, Koffi (1), Ivoirien, est fataliste : « On est des accidentés, c’est inévitable. Il n’y a que Dieu qui nous protège. On n’a pas de documents alors même si on est blessé, on reste à la maison et on se soigne de manière artisanale. »

    À LIRE AUSSI : Les livreurs sans-papiers redoutent les contrôles de police

    Aux risques physiques s’ajoutent les risques psycho-sociaux. La fatigue, le stress et la peur sont inhérents aux journées de livraison à rallonge. Les sans-papiers ont en outre l’angoisse de ne pas être payés par l’intermédiaire qui leur loue le compte et la peur d’être contrôlés par la police. Ils se plaignent aussi des agressions, des insultes racistes et des humiliations qu’ils subissent. « Sale arabe », « T’es un voleur », cite Kader, dépité. « Malgré le froid, quand tu essaies de rentrer pour attendre la commande à l’intérieur, certains restaurateurs te disent : “Non, reste dehors” », déplore Lacine :

    « Pour eux, nous ne sommes pas des hommes. »

    Contactés par StreetPress au sujet des conditions de travail de leurs livreurs, Uber et Deliveroo répondent par mail qu’ils sont indépendants. Ils sont donc libres de choisir l’application avec laquelle ils souhaitent se connecter, leur moyen de transport, l’itinéraire qu’ils veulent prendre mais aussi d’accepter ou non la commande.

    Au sujet du matériel de protection, Uber renvoie à ses partenariats avec des marques permettant aux livreurs d’accéder à des prix préférentiels pour des casques, des lumières et des vêtements à bandes hautement réfléchissantes. « Nous avons un partenariat avec la Sécurité routière, qui se traduit par des vidéos de sensibilisation disponibles en ligne sur le site des livreurs partenaires, et des opérations de sensibilisation menées sur le terrain », ajoute Deliveroo.

    Quant au dialogue social, Uber assure organiser régulièrement des « tables rondes et sessions d’engagement » dans les différentes villes où l’application est présente. Deliveroo a mis en place quatre fois par an depuis 2020 le Forum des Livreurs, une instance où 25 livreurs élus par leurs pairs participent quatre fois par an à des réunions avec la direction.

    Concernant les livreurs sans papiers, Uber dit ne tolérer aucune pratique de « location de compte » et lutter activement contre le phénomène, notamment grâce à son système d’identification en temps réel mis en place en 2019.

    (1) Les prénoms ont été changés.

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