« C’est dégueulasse de faire 18 heures de garde à vue et de se faire taper par un flic, alors que nous sommes les victimes ! » Au téléphone, Victoria a « la haine ». Sa nuit du 26 au 27 septembre lui reste en travers de la gorge. Comme à Magalie (1) et Juliette (1), qui ont préféré garder l’anonymat par peur des représailles. Toutes les trois sortent, ce soir-là, d’une soirée queer à Saint-Denis. Elles sont une dizaine de femmes à louper le dernier métro et à rejoindre la station de Noctilien. Il est minuit passé quand le N143 finit par arriver. « Les gens ne se connaissaient pas. Moi j’étais avec ma petite copine Juliette. On avait des looks de gouines, certaines s’affichaient en couple », contextualise Magalie, car les trois femmes sont persuadées d’avoir été victimes de lesbophobie et de sexisme.
N143
Arrêt Porte de Paris à Saint-Denis. Juliette monte dans le bus sans valider son ticket. Le conducteur est furieux. Elle s’excuse et retourne en arrière pour composter son titre de transport, pendant que Magalie, en règle, avance pour s’installer. « Sauf qu’à ce moment-là, le chauffeur ne veut plus de nous dans son bus », assure Juliette, encore choquée de la violence de l’homme. « Toi reviens ici ! Je vais t’apprendre le respect moi ! », aurait crié le chauffeur en se dirigeant vers Magalie. Assise, cette dernière ne comprend pas ce qu’il se passe. Il l’agrippe par le bras et lui ordonne de sortir. Devant la résistance de la jeune femme, qui lui crie de la lâcher, qu’il lui fait mal et qu’elle a le droit d’être ici, l’homme la soulève et la plaque au sol. Magalie commente :
« À partir de là, j’ai une sorte de blackout. Je ne me souviens plus de tout. Mais j’ai le souvenir qu’il m’a mis des coups de pied. »
Il aurait ensuite été assisté par un collègue présent dans le bus. « L’un lui tenait les chevilles et l’autre les poignets. On ne pouvait rien faire : en ouvrant la porte de son box, il a bloqué l’accès au couloir », assure Victoria. Magalie, 33 ans et 53 kilos, est traînée par les pieds dans toute l’allée. Le chauffeur descend du bus, faisant dévaler les escaliers à Magalie, sonnée.
Le noctilien N143. / Crédits : StreetPress
Les trois femmes racontent la même scène. Récits auxquels s’ajoutent les témoignages sur l’honneur de deux autres personnes montées dans le bus avant elles, que StreetPress a pu consulter, et qui ont été déposés au commissariat. Plus tard, Magalie a fait constater ses blessures à un médecin, qui lui a prescrit six jours d’ITT. Il constate de « volumineux hématomes » au tibia et des « ecchymoses multiples » sur le corps.
Après l'agression, Magalie a fait constater ses blessures à un médecin, qui lui a prescrit six jours d’ITT. / Crédits : StreetPress
Menottées et palpées
« Quand le chauffeur est descendu en la traînant, je lui ai sauté dessus et je me suis agrippée à son cou », poursuit Victoria, qui veut aider cette femme qu’elle ne connaît pas, mais qui est en détresse. « Je lui ai tapé dans le dos, je lui ai lancé par terre ses oreillettes et je lui ai agrippé les mains pour qu’il la lâche. J’ai certainement mis quelques coups, mais je fais 50 kilos, je ne suis pas très costaud… Et lui était énorme ! » L’homme finit par lâcher Magalie, en rogne, remonte dans le véhicule et démarre en criant : « Je vais leur faire du mal ». La dizaine de femmes qui n’a pas pu entrer dans le bus répondent quelques mots en s’éloignant à pas rapides. Ce qui semble lui faire arrêter son bus et descendre. « Je vais vous faire du mal, je vais vous manger », menace-t-il.
Une voiture de police passe par là. Le chauffeur les interpelle et explique s’être fait agresser. « On s’était enfuis un peu plus loin. Quand les policiers sont venus vers nous, j’ai voulu leur expliquer ! Mais c’était nous les coupables pour eux… », regrette Juliette. Les femmes sont placées face au mur et palpées. Le conducteur désigne Magalie, Juliette et Victoria comme ses agresseuses. Elles sont menottées et emmenées au poste de La Plaine, sans pouvoir plaider leur cas.
Le « shérif » et son cigare
« On arrive au commissariat et la première vision que j’ai, c’est cet énorme flic qui fume un cigare…. », explique Juliette, dubitative. « Un shérif, avec une dizaine d’autres personnes. » Victoria abonde :
« J’avais l’impression d’un western chelou. Ils étaient assis sur les chaises derrière le comptoir d’accueil, les pieds sur le bar. »
Elles sont toutes les trois menottées aux bancs de l’entrée. Juliette demande à boire. « On n’a pas d’eau », lui rétorquent plusieurs agents. Il y a pourtant une pancarte au-dessus de leurs têtes, qui spécifie que les gardés à vue peuvent en réclamer. Sur une autre, un logo interdit de fumer. Juliette les fait remarquer, insistant sur la forte odeur du cigare. Elle contextualise :
« J’étais insistante et un peu insolente. Je voulais faire respecter mes droits ! »
« Ah, il y a un calendrier Alliance », fait-elle aussi remarquer. Un policier lui rétorque un « enculé de gaucho », qu’elle ré-entendra plusieurs fois dans la nuit. Entre à peu près 1h et 5h du matin, les trois femmes racontent avoir été insultées à différentes reprises, y compris de « sales putes de gauchiste » et de « cafards ». Un agent menace Juliette de « lui mettre un outrage », si elle ne se tait pas.
Sans explication, elles sont transférées dans un nouveau commissariat. « En allant à la voiture, je faisais des blagues pour détendre l’atmosphère », explique Juliette qui n’a toujours pas pu boire. Elle est installée à l’arrière avec Victoria. Mais la portière de droite se ré-ouvre. C’est le policier au cigare. Il assène un coup-de-poing dans le nez de Juliette, avant de refermer la porte. « Mon premier poing dans la gueule… » Lorsque deux autres policiers montent, elle leur dit qu’elle s’est fait taper. « Ils ont dit qu’ils n’avaient rien vu », promet Victoria, assise à côté. L’un aurait également dit : « Vas-y conduit vite, on va leur faire peur ».
Quant au policier au cigare, en revenant dans le commissariat où est restée Magalie, il aurait dit :
« La pétasse l’avait bien cherché. On devrait détruire ces enculés de gauchos. »
Magalie angoisse. Sa petite amie est partie dans la première voiture et elle ne sait pas si elle va bien. Quand les agents reviennent pour l’emmener à son tour, ils lui adressent un :
« On a lancé les deux corps à la Seine. »
« C’est de la torture et de l’acharnement », commente énervée Magalie, qui poursuit son récit. « Dans la voiture, une policière me demande ce que je fais dans la vie. » Elle explique être universitaire et chercheuse, qu’elle donne notamment des cours à la Sorbonne. « C’est là où a commencé mai 68 », rétorque un autre agent :
« Nous on n’aime pas ça et on va vous le faire payer. »
Magalie ne dit plus un mot.
18h de GAV
Elles se retrouvent au commissariat de l’avenue Jean Moulin, toujours à Saint-Denis, où elles sont placées en cellule. « Il y avait de la pisse sur un des bancs. L’hygiène était horrible », se souvient Magalie. « “Toi tu vas ramasser toutes les merdes qu’il y a par terre”, m’a dit un policier », assure Victoria, qui aurait refusé. « Il m’a dit : “Tu vas le faire et tu vas fermer ta gueule”. J’ai ramassé deux ou trois trucs au sol et j’ai dit que je ne ferai plus. »
On leur refuse pendant un temps d’aller aux toilettes. Elles ne peuvent toujours pas boire. « T’as l’impression qu’ils veulent te dominer, d’être un chien. Tu perds toute ta dignité. » Toutes sont prises à part pour rédiger leur déposition, jusqu’à la confrontation avec le chauffeur de bus, autour de 16h. « La brigadière a demandé qu’on aille nous chercher de l’eau. Elle avait l’air surprise qu’on n’en ait pas eu avant », pense Juliette.
Le chauffeur a déposé une plainte contre les trois femmes. Mais en confrontation, son récit est brouillon et il s’emmêle les pinceaux. Une semaine plus tard, sa plainte est classée sans suite. Après 18 heures de GAV, Magalie, Juliette et Victoria sont enfin libérées. Les deux premières déposent une main courante contre le chauffeur. « On l’a fait tout de suite dans le même commissariat. D’un seul coup, tout le monde était sympa avec nous. On était passé du côté des gentils… », raconte Juliette.
Après son agression, Magalie dépose une main courante contre le chauffeur. / Crédits : StreetPress
« Aujourd’hui, si on en parle, c’est pour dénoncer les violences sexistes, lesbophobes et les violences policières. On est toujours dans un monde patriarcal », regrette Magalie. Après avoir hésité, pour se ménager mentalement et pour des raisons économiques, elle a pris la décision de porter plainte contre le chauffeur de bus, soutenue par Juliette et Victoria. Elles ont lancé une cagnotte pour financer les frais. L’entreprise Courriers de l’Île-de-France (CIF), filiale du Groupe Keolis, « a pris connaissance de cette situation (…) et a immédiatement ouvert une enquête. Si les faits sont avérés, l’entreprise prendra les mesures disciplinaires appropriées à l’encontre du salarié » (3).
Juliette a, quant à elle, fait un signalement à l’IGPN après le coup-de-poing qu’elle aurait reçu au commissariat de La Plaine. La préfecture de police de Paris explique « qu’une enquête administrative est en cours », suite à ce signalement.
(1) Les prénoms ont été modifiés.
(2) [Edit 19/10/21] La RATP explique ne pas gérer la ligne N143, après avoir confirmé le contraire à StreetPress quelque jour plus tôt.
(3) [Edit 20/10/21]
Face au péril, nous nous sommes levés. Entre le soir de la dissolution et le second tour des législatives, StreetPress a publié plus de 60 enquêtes. Nos révélations ont été reprises par la quasi-totalité des médias français et notre travail cité dans plusieurs grands journaux étrangers. Nous avons aussi été à l’initiative des deux grands rassemblements contre l’extrême droite, réunissant plus de 90.000 personnes sur la place de la République.
StreetPress, parce qu'il est rigoureux dans son travail et sur de ses valeurs, est un média utile. D’autres batailles nous attendent. Car le 7 juillet n’a pas été une victoire, simplement un sursis. Marine Le Pen et ses 142 députés préparent déjà le coup d’après. Nous aussi nous devons construire l’avenir.
Nous avons besoin de renforcer StreetPress et garantir son indépendance. Faites aujourd’hui un don mensuel, même modeste. Grâce à ces dons récurrents, nous pouvons nous projeter. C’est la condition pour avoir un impact démultiplié dans les mois à venir.
Ni l’adversité, ni les menaces ne nous feront reculer. Nous avons besoin de votre soutien pour avancer, anticiper, et nous préparer aux batailles à venir.
Je fais un don mensuel à StreetPress
NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER