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    19/03/2021

    Espionnage, mensonges et discrimination

    Ikea, aidé de policiers malhonnêtes, espionnait salariés et clients

    Par Mathieu Molard

    Ikea a, pendant près de 10 ans, espionné ses salariés et des clients mécontents : consultation de fichiers de police, espions infiltrés… La justice a enquêté mais des zones d’ombre demeurent : pourquoi n’a-t-on pas identifié les policiers corrompus ?

    Juin 2003, Ikea Paris Nord – Hocine Redouani n’a, à l’époque, que 19 ans. Après plusieurs CDD, il vient juste de signer un CDI chez le géant suédois du meuble en kit. Pour lui, tout roule. Mais après quelques semaines, son boss vient le trouver et lui passe une soufflante :

    « Il me dit : “comment as-tu pu me cacher ça ? T’as un casier et pour braquage ?” »

    Le jeune homme est éberlué. Lui qui n’a jamais mis les pieds dans un commissariat est tout à coup rhabillé en bandit de grand chemin. L’affaire pourrait prêter à sourire si son job n’était pas en jeu. Il est en encore en période d’essai :

    « J’ai dû demander moi-même un extrait de mon casier judiciaire pour prouver ma bonne foi. »

    Hocine Redouani range l’affaire dans un coin de sa tête et poursuit sa carrière dans l’entreprise. Le mystère ne sera dissipé que quelques années plus tard. Mars 2012, Adel Amara – le délégué Force Ouvrière (FO) d’Ikea Franconville – farfouille sur les disques durs ouverts à tous les salariés de l’entreprise. Simple curiosité ? Pas vraiment, il cherche des infos. Le syndicaliste a l’impression d’être surveillé par sa direction.

    À l’époque, on le prend pour un fou, et pourtant… Il finit par découvrir le pot aux roses. Dans ce disque dur se trouvent des mails et des documents qui, comprend-il petit à petit, montrent qu’Ikea missionne des sociétés de sécurité privée pour éplucher le passé de ses salariés. L’histoire tombe entre les mains du Canard Enchaîné et de Médiapart qui révèlent l’affaire. Puis Adel Amara et Hocine Redouani, à l’époque également encarté chez FO, contactent les jeunes avocats maîtres Yakouti et Hakiki. Ensemble, ils vont déposer une première plainte. C’est le début d’une très longue procédure : huit ans d’enquête qui vont révéler un véritable « système d’espionnage organisé », écrira le juge d’instruction. Du 22 mars au 2 avril 2021, la société Ikéa et 15 personnes seront jugées dans cette affaire. Parmi elles, deux anciens PDG de la filiale française et une poignée de fonctionnaires de police.

    Un cadre d’Ikea passe aux aveux

    Début mars 2012, la police judiciaire de Versailles lance une vague de perquisitions. Les fonctionnaires débarquent au magasin de Franconville. Panique à bord. La direction tente de faire disparaître les preuves. Selon nos informations, des salariés d’Ikea ont pour consigne de détruire à la perceuse des disques durs. Les policiers se rendent également au siège français du géant du meuble. Au cours de la perquisition, les bleus mettent la main sur un coffre-fort. À l’intérieur une pile de documents : des contrats, des emails, des listes de noms… Bref, tout un tas de papiers qui démontrent sans aucun doute et sans aucune contestation possible l’existence du « système d’espionnage organisé ».

    Confronté à ces preuves, le propriétaire du coffre – le directeur du département « gestion du risque », le service chargé de la sécurité de l’ensemble des magasins hexagonaux –, M. Paris, passe aux aveux. StreetPress a pu consulter plusieurs procès-verbaux, de ses auditions par le juge d’instruction, c’est le grand déballage.

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    La perquisition a permis de trouver un coffre-fort avec des documents « établis entre 2001 et 2007 » qui attestent d'un espionnage des salariés, entre autres. / Crédits : DR

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    Le directeur avait pourtant, selon l'enquête, tenté d'effacer « ses messages électroniques compromettants ». / Crédits : DR

    Un véritable système d’espionnage

    À chaque fois qu’Ikea ouvre un nouveau magasin, M. Paris demande au directeur de lui transmettre la liste des personnes qu’il souhaite embaucher. Et il insiste :

    « Ceci a été fait systématiquement lorsque j’étais en fonction. »

    Le juge l’interroge : « Que faisiez-vous de cette liste ? » « Je la transmettais à M. Foures », explique-t-il. Ce M. Foures est un ancien des Renseignements généraux et de la Direction de la surveillance du territoire (DST). Un espion qui s’est reconverti dans le privé. D’abord en Afrique, où il a travaillé au Gabon au service du président Bongo, avant de monter sa propre officine baptisée Eirpace.

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    Ikea a fait vérifier par des barbouzes les antécédents judiciaires de leurs salariés. / Crédits : DR

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    Tout cela leur coûtait des centaines de milliers d'euros. / Crédits : DR

    Pour Ikea, M. Foures demande à ses amis dans la police de vérifier les antécédents judiciaires des candidats. Des infos principalement tirées du Système de traitement des infractions constatées, le fameux fichier Stic. Un immense fichier de police d’assez mauvaise qualité où l’on trouve pêle-mêle des personnes condamnées, d’autres simplement interrogées et même des victimes. Le système est quasi-industriel. Des listes de noms remontent de toute la France : Avignon, Reims, Tours, Rennes, Rouen, Brest, Grenoble, Hénin-Beaumont, et Paris Sud. Des centaines de noms au total, peut-être plus de mille passés illégalement au crible des fichiers de police. En parallèle, certains directeurs de magasins utilisaient leurs propres contacts dans la police pour se procurer ces informations.

    Des zones d’ombre

    Mais qui étaient les policiers au service d’Ikea ? Ça restera l’une des principales zones d’ombre de ce dossier. À partir de ce lundi 22 mars, sur le banc des accusés, on trouve cinq policiers pour certains aujourd’hui à la retraite (1). Ils sont chacun mis en cause pour quelques dizaines de recherches, souvent effectuées à la demande de responsables locaux. Le compte n’y est donc pas : on a retracé moins de 100 recherches alors que c’est sans doute plus de 1.000 noms qui ont été passés au crible des fichiers de police. L’enquête judiciaire ne semble pas s’être beaucoup intéressée aux sources de M. Foures et de sa société Eirpace.

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    M. Paris a reconnu avoir fait l'intermédiaire entre « des agents de police » encore en fonction et « des directeurs de magasins ». / Crédits : DR

    Pour consulter le fichier Stic, ou plutôt son successeur, le Taj, il faut aujourd’hui entrer une carte magnétique et un code personnel. Avant ça, pas de carte mais un identifiant et un code. Le logiciel est conçu pour garder une trace de chaque requête. Il est donc en théorie assez simple de retrouver le fonctionnaire ou à minima le commissariat qui a fait la recherche. Interrogé, le service de communication de la Police nationale (le Sicop), reconnaît ne pas avoir de réponse. En off, un gradé confie que « s’ ils avaient voulu trouver, ils auraient trouvé… C’est qu’ils n’ont pas cherché. » Un point de vue que partagent plusieurs policiers interrogés.

    Corruption presque ordinaire

    Il faut dire qu’Ikea entretient des liens intimes avec les forces de l’ordre. C’est ce qu’on appelle chez Ikea « la politique de bonnes relations institutionnelles. » Une grande partie de ses responsables de la sécurité sont des anciens de la maison, passés dans le privé. À l’ouverture d’un nouveau magasin, ils sont chargés de prendre contact avec la police ou la gendarmerie locale pour ensuite s’offrir une certaine bienveillance de la part des fonctionnaires du coin.

    Hocine Redouani, toujours salarié d’Ikea et aujourd’hui représentant CGT, a de ses propres yeux pu constater les méthodes de son employeur. Au début des années 2010, ce dernier l’attaque en diffamation pour un tract. Il est convoqué au commissariat le plus proche de son magasin. Alors qu’il est interrogé, il ne peut s’empêcher de remarquer que le mobilier vient de chez Ikea. Il questionne le policier qui l’interroge :

    « Il m’a confirmé que c’était bien des cadeaux d’Ikea. »

    Le dossier d’instruction que StreetPress a pu consulter fait état de ces pratiques. Des bons d’achat allant jusqu’à 1.000 euros sont offerts aux policiers. Parfois, l’entreprise embauche pour l’été un proche d’un fonctionnaire. Un système de corruption presque ordinaire qui assure à Ikea quelques passe-droits et des bons tuyaux.

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    Ikea demandait les antécédents judiciaires et « les identifications des propriétaires de véhicules ». / Crédits : DR

    Discrimination des quartiers populaires

    Dans l’un des PV d’audition que StreetPress s’est procuré, le responsable national de la gestion des risques, M. Paris, raconte :

    « On demandait aux autorités de nous donner des informations sur les zones ou quartiers sensibles dans la zone proche du magasin. Ce responsable policier ou gendarme nous faisait une cartographie de la délinquance locale. Cela permettait au directeur de savoir s’il devait éviter de recruter dans ces quartiers. »

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    Ikea a organisé la discrimination à l’embauche d’habitants de certains quartiers populaires. Une pratique totalement illégale mais sur laquelle la justice n'a pas enquêté. / Crédits : DR

    Ce que confesse là ce cadre national, c’est qu’Ikea a organisé la discrimination à l’embauche d’habitants de certains quartiers populaires. Parce qu’ils sont issus de ces lieux. Une politique encore une fois totalement illégale mais sur laquelle la justice n’a pas cherché à enquêter.

    Des espions infiltrés

    Le système de surveillance mis en place par Ikea ne s’arrêtait pas à la consultation de fichiers de police. En 2010, une grève d’ampleur perturbe le bon fonctionnement des magasins. Les salariés réclament des augmentations. Ikea missionne une fois encore une officine privée, Groupe synergie globale (GSG), pour gérer la « crise » mais aussi se renseigner sur l’un des frondeurs : Adel Amara, le délégué Force Ouvrière.

    Courant 2011, GSG rédige un joli bilan aux airs de Powerpoint d’école de commerce. Sur ce document – publié à l’époque par Mediapart (2) – sont rangées dans des colonnes plus et moins les différentes actions menées au cours de l’année écoulée. Et même celles illégales. Ainsi dans la colonne des plus, l’entreprise se vante de sa capacité à « blanchir » des données de police, comprend-on.

    Mais, surtout, GSG raconte l’infiltration de deux « consultants terrains » au sein du magasin Ikea de Franconville pour espionner un « sujet principal », Adel Amara, et « cinq sujets secondaires » – d’autres salariés du magasin.

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    Le Powerpoint de GSG raconte l’infiltration de deux « consultants terrains » au sein du magasin Ikea de Franconville pour espionner Adel Amara. / Crédits : DR

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    Dans le Powerpoint de GSG, on retrouve aussi les différentes actions menées pour Ikea. Même celles illégales. Dans la colonne des plus, on se vante de « blanchir » des données de police. / Crédits : DR

    À l’issue de cette infiltration de plusieurs mois, les deux espions de supermarché remettent à la direction du magasin un rapport de 55 pages consacré au syndicaliste pris en grippe. Le document dont France Info a publié des extraits est lunaire. On lui attribue sans aucun début de preuve des « problèmes psychologiques » et des addictions diverses :

    « L’observation de son comportement laisse penser qu’il utilise préférentiellement de la cocaïne. »

    D’autres croient qu’il est alcoolique :

    « Une personne interviewée [par les « consultants »] est même certaine qu’Adel Amara sentait l’alcool à deux reprises au moins. Cependant, cette information n’est pas recoupée par les autres entretiens (…) De confession musulmane mais peu pratiquant, l’usage de l’alcool n’est pas autorisé par sa religion. »

    Pire encore, GSG envisage même de « retourner » la compagne du syndicaliste pour en faire « un levier d’influence » au service de la direction.

    Des clients également surveillés

    Les salariés ne sont pas les seuls dans le viseur d’Ikea. Le juge d’instruction découvre que l’entreprise s’en est même prise à des clients mécontents. En 2007, par exemple, un couple réclame un dédommagement (4.000 euros) pour un très long retard de livraison de leur cuisine.

    Sans qu’on ne sache vraiment pourquoi, M. Paris, le responsable national de la sécurité, missionne Eirpace pour se renseigner sur le couple. Quel est son passé judiciaire ? Est-elle propriétaire de son logement ? Il obtiendra des réponses et même le prix de l’appartement à l’euro près. Encore une fois, sans doute grâce à des fonctionnaires véreux. Un autre client verra sa vie privée étudiée pour un litige sur une armoire. Des prestataires ont aussi été espionnés.

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    Ikea a notamment demandé à M. Roures, l'ex-policier barbouze, de se renseigner si des clients « étaient connus des services de police ». / Crédits : DR

    « Mais quelle mouche les a piqués », s’interroge maître Bourhaba, l’avocat de la CGT. « On va essayer de comprendre au cours de ce procès, même si on sait qu’on n’aura malheureusement pas de réponse à toutes nos questions. » Notamment parce que la justice a décidé de ne juger que les faits qui se sont déroulés entre 2009 et 2012 :

    « Pourtant, il y a dans le dossier des éléments qui montrent que ce système d’espionnage a duré au moins dix ans. Pourquoi ne juger qu’une petite partie de l’affaire ? »

    (1). Deux fonctionnaires ont eu une sanction administrative, un troisième à la retraite s’est vu retirer son honorariat. Une dégradation symbolique.
    (2) Il a aujourd’hui disparu du site de Médiapart. Nous avons pu en récupérer une copie.
    Image de Une : Un bâtiment d’Ikea via Pixabay

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