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    15/07/2020

    Six ans de plus d’un simple coup de crayon

    À Mayotte, les autorités falsifient volontairement l’âge de mineurs isolés pour les expulser

    Par Yoram Melloul

    Plus de la moitié des expulsions en France se font depuis Mayotte. Mais à quel prix ? Pour accélérer le processus, certains policiers et gendarmes changent volontairement l’âge de mineurs isolés afin de les rendre majeurs et les éloigner.

    Idriss (1) se marre en commentant les papiers remis à sa petite soeur Zaïna (1) par la préfecture. « Elle ne peut pas être née en 2000, sinon on serait jumeaux ! » Au loin, dans le combiné du téléphone, la petite voix de l’adolescente raconte, en shindzuani, le dialecte d’Anjouan au Comores, son arrestation en mer. Le 24 juin, le kwassa-kwassa à bord duquel elle se trouve avec une dizaine de personnes est intercepté par la gendarmerie, au large de Mayotte. Zaïna est accompagnée de son frère et de ses trois soeurs. Elle, l’aînée, a quatorze ans, la plus jeune, six. La famille vient de parcourir les 70 kilomètres qui les séparent de Mayotte sur ce canot de pêche d’environ dix mètres de long. L’embarcation de fortune est utilisée par les passeurs pour permettre aux migrants d’atteindre la petite île française de l’océan Indien depuis les Comores. La famille a déboursé 550 euros pour rejoindre leur père, présent légalement sur l’île.

    Les gendarmes emmènent les enfants au centre de tri sanitaire sur Petite-Terre, la plus petite des deux îles qui composent ce territoire français. « Là-bas, j’ai vu une infirmière, accompagnée de deux gendarmes », traduit son frère pour Zaïna, qui ne parle pas français. « J’ai dit que j’étais mineure, on m’a répondu : “Je ne te crois pas, toi tu fais plus grande que ça”. » La gendarmerie ne contacte ni le père, ni l’aide sociale à l’enfance.

    Quelques heures plus tard, elle reçoit une obligation de quitter le territoire français (OQTF). Si plus personne n’est renvoyé aux Comores depuis mars en raison de la crise sanitaire, les autorités continuent d’en émettre pour les étrangers en situation irrégulière. Et elles n’épargnent pas les cinq petits. Zaïna reçoit la 8008ème OQTF depuis le 1er janvier 2020. La préfecture lui intime de quitter la France, et la désigne comme responsable de ses frères et soeurs. Autrement dit, Zaïna est désormais considérée comme majeure et récupère la charge des autres enfants pour permettre une expulsion. Et ce n’est pas un cas isolé : StreetPress a pu consulter une dizaine de procédures maquillées. Dans certains cas, l’âge d’adolescents a été volontairement falsifié par les forces de l’ordre. Dans d’autres, des documents prouvant la minorité ont été ignorés.

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    Plus tard, la fratrie de Zaïna est transférée au centre de rétention administrative (CRA), l’antichambre par laquelle passent ceux qui sont renvoyés. Réservé aux adultes et aux familles, le CRA se situe aussi sur Petite-Terre. La loi française interdit à la fois le renvoi et le placement de mineurs isolés dans les CRA. Les autorités lui font signer des papiers, « je n’ai pas eu le temps de les lire, ils m’ont pressé et de toute façon je ne lis pas bien », raconte la jeune fille. La famille reste au centre dans des conditions pénibles. « On ne s’est pas changé pendant trois jours. On avait des habits plein d’eau de mer. J’ai demandé plusieurs fois à avoir accès au sac avec nos affaires, mais les policiers ont refusé », se souvient Zaïna. Dans le sac se trouve aussi une carte d’étudiante comorienne sur laquelle est écrit qu’elle est née en 2005. Elle n’y a pas accès, elle ne pourra la montrer ni aux gendarmes, ni aux agents de la police aux frontières (PAF).

    Un tour de passe-passe administratif

    Une OQTF ne peut normalement pas être délivrée à un mineur isolé, comme c’est le cas de Zaïna. Pour exercer ce tour de passe-passe administratif, la gendarmerie la fait grandir de presque six ans. Sur l’OQTF que lui remettent les autorités, puis sur la notification des droits en rétention qu’elle reçoit plus d’une heure après de la PAF, il est écrit qu’elle est née le 1er janvier 2000. Zaïna n’a donc plus quatorze mais vingt ans. « Au moment où elle s’est présentée, elle a évoqué le fait d’être majeure et responsable des quatre enfants qui l’accompagnent », balaie Julien Kerdoncuf, sous-préfet chargé de la lutte contre l’immigration clandestine, en poste sur l’île depuis mai 2018. Une affirmation que Zaïna dément. Alerté par des connaissances, son père s’est présenté plusieurs fois devant le CRA pour essayer de prouver la minorité de sa fille. La police lui barre la route. « C’était dur, à chaque fois les policiers me chassaient », raconte celui qui a fui les Comores quelques mois plus tôt, menacé par le régime en place.

    La minorité de l’adolescente est établie trois jours plus tard, non par les forces de l’ordre ou la préfecture, mais par la Croix-Rouge. Le sous-préfet détaille, « elle a été testée positive au Covid et conduite de son plein gré au centre de Tsararano (village où se situe le centre dédié aux malades du Covid 19, ndlr). C’est une fois là-bas que la Croix-Rouge a appris, en discutant avec elle, que finalement elle était mineure. Dès qu’on l’a su, elle a été prise en charge par l’aide sociale à l’enfance ».

    Julien Kerdoncuf vante l’efficacité d‘« un système à quatre verrous de vérification : la connaissance du terrain par les agents, la vérification des dossiers par la préfecture, les associations au sein du CRA et le juge de la détention et des libertés, ou du tribunal administratif. » Pourtant, Marjane Ghaem, avocate ayant exercé au barreau de Mamoudzou pendant huit ans affirme avoir souvent « eu à traiter d’affaires de mineurs placés en rétention avec un âge majoré. » C’est, selon elle, « une pratique courante et connue à Mayotte », mais difficile à quantifier : « En tant qu’avocate, j’arrive en bout de chaîne. Par les associations, je sais qu’il y a au moins une cinquantaine de cas de mineurs isolés au CRA chaque année ». De son côté, le défenseur des droits s’alarme aussi. Dans son rapport Établir Mayotte dans ses droits 2020, il écrit avoir été saisi de « plusieurs cas préoccupants où des adolescents, enfermés seuls au centre de rétention, indiquent que leur date de naissance a été modifiée par les autorités à la suite de leur interpellation ».

    « Mineur ou pas, ils m’ont emmené. »

    C’est ce qui s’est passé pour Ismaël (1), un jeune comorien qui vit à Mayotte depuis dix ans. Il est arrêté en 2019, avec son certificat de naissance et son carnet de correspondance sur lui. « J’ai dit que j’avais 17 ans et que j’étais mineur aux policiers. J’ai aussi dit que j’étais au lycée et que je devais passer mon BEP. Ils m’ont répondu qu’ils s’en fichaient complètement. Mineur ou pas, ils m’ont emmené. » Une fois arrivé aux bureaux de la PAF, les policiers lui font signer des documents. « Dessus, ils avaient changé ma date de naissance. » Le jeune homme n’est plus né en 2001, comme l’indique son acte de naissance, mais en 2000. Le procès-verbal (PV) ne fait la mention d’aucun des documents qu’Ismaël a présenté à ceux qui l’ont interpellé. Sur le PV du contrôle d’identité, on voit encore le coup de stylo noir ayant transformé le un en zéro (voir dessous). Un faux grossier, donc. « Les PV sont stéréotypés et remplis à la va-vite. Pareil pour les arrêtés d’OQTF. Normalement, la préfecture devrait montrer qu’elle étudie chaque situation personnellement », précise une source qui a l’habitude de consulter ces dossiers, mais préfère rester anonyme.

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    Sur le PV d'Ismaël, un jeune comorien qui vit à Mayotte depuis dix ans, le jeune homme n’est plus né en 2001, comme l’indique son acte de naissance, mais en 2000. On voit encore le coup de stylo noir ayant transformé le un en zéro. / Crédits : DR

    Ismaël est renvoyé vers Anjouan, où arrivent les bateaux sur lesquels embarquent les Comoriens expulsés depuis Mayotte. « J’étais choqué. Je leur ai dit que je ne connaissais personne à Anjouan, que j’étais mineur. Ça fait dix ans que je vis à Mayotte. Qu’est-ce que j’allais faire là-bas ? » Il restera finalement deux semaines seul sur l’île voisine, avant de revenir en kwassa-kwassa pour pouvoir passer son BEP. Le tribunal avait pourtant ordonné à la préfecture de le faire revenir sous huit jours. « Organiser une expulsion, c’est toujours plus simple que de faire un retour », s’énerve Marjane Ghaem.

    L’avocate a saisi le défenseur des droits il y a un an. Elle lui a envoyé sept dossiers de mineurs dont l’âge a été majoré en 2019 :

    « Ce qui est choquant, c’est l’apparence de minorité. Parmi les sept cas, on retrouve des jeunes de 14 ans dont la voix n’a parfois même pas muée. L’un d’entre eux avait encore le duvet qu’ont les garçons en classe de 4ème. »

    Un système de renvoi trop efficace ?

    Dans ces dossiers, il y a aussi celui de Giovanni, originaire de Kinshasa, en République démocratique du Congo. Il a 16 ans quand il est arrêté par la PAF. Giovanni n’est pourtant pas inconnu des services de la préfecture. Il montre aux policiers un papier de l’association Solidarité Mayotte qui accompagne les étrangers dans leurs procédures à l’intérieur et à l’extérieur du CRA. Celui-ci indique que Giovanni est « un mineur isolé » avec une demande d’asile en cours et qu’il attend un rendez-vous avec la préfecture. Les services sociaux le connaissent aussi, puisqu’il est placé dans une famille d’accueil. Ce qui n’empêche pas les autorités de remettre une OQTF à l’adolescent. « Le passage au CRA était traumatisant, j’essaie de l’oublier parce que sinon ça me pèse trop sur le moral », souffre le jeune demandeur d’asile.

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    Julien Kerdoncuf admet qu’il « peut y avoir des erreurs quand on fait 30.000 interpellations et qu’on éloigne plus de 27.000 personnes en 2019 », soit plus que l’ensemble des renvois en métropole la même année. Mais le sous-préfet sait le sujet sensible. La France vient d’être condamnée par la CEDH pour avoir renvoyé des enfants depuis Mayotte en les rattachant à un adulte qu’ils ne connaissaient pas. Pour lui, il s’agirait d’une poignée de cas isolés. Car dit-il, l’objectif est « de mettre en place un dispositif qui monte en puissance sur les interpellations et les éloignements. Pour cela, il doit être irréprochable ! »

    Pour « éviter les erreurs et les mauvaises compréhensions », la préfecture a demandé un élargissement de la plage horaire laissée aux associations, avance Julien Kerdoncuf. Ces dernières sont notamment chargées d’accompagner ceux qui souhaitent contester auprès du tribunal administratif les décisions d’éloignement. La préfecture devrait également bientôt mettre en place un système de contrôle biométrique basé sur les empreintes digitales. En attendant, les OQTF continuent de tomber à Mayotte. Et les expulsions reprennent. Samedi 4 juillet, pour la première fois depuis mars, l’État français a renvoyé à Antananarivo 32 personnes arrivées de Madagascar dans le 101ème département français.

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    (1) Le prénom a été modifié.
    Photo d’illustration de Wikimedia Commons: : Le rocher de Dzaoudzi, le Boulevard des crabes, la vasière des Badamiers et le début de Petite-Terre, à Mayotte.

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