Petites lunettes rondes et chemise repassée, Raphaël Kempf a l’allure studieuse. L’homme est avenant, l’avocat pugnace. Le bouche-à-oreille a fait le reste. Il n’est pas rare de croiser en cortège un manifestant avec son numéro inscrit au feutre sur l’avant-bras : Gilets jaunes ou noirs, militants verts, rouges, lycéens en colère… Et en une poignée d’année (il exerce depuis 2013), il est devenu l’un des baveux préférés des luttes sociales.
Dans Ennemis d’État (La Fabrique Éditions), petit opus brillant et très documenté, il revient sur l’élaboration et l’application des « lois scélérates » : entre 1893-1894, le parlement vote trois lois réprimant la presse et les opinions anarchistes. L’ouvrage ambitionne aussi de « remettre l’expression “loi scélérate” dans le débat public ». D’Antonin Dubost, Garde des Sceaux de la 3e république, à Bernard Cazeneuve « sinistre ministre de l’Intérieur de l’état d’urgence et des lois dites antiterroristes », il retrace l’histoire de ces textes liberticides :
« Votées dans l’émotion, elles donnent un pouvoir extraordinaire à l’État, à la police et au ministère public pour réprimer des adversaires politiques, avant de cibler peu à peu tous les citoyens. »
Comment ont été votées les premières lois scélérates ?
À la fin du 19e siècle, dans un contexte de misère sociale et d’inégalités grandissantes, l’anarchisme était un courant important. Il offrait un horizon politique d’émancipation aux ouvriers, ouvrières, aux personnes les plus marginalisées. Et l’une des modalités d’action pensées par l’anarchisme était ce qu’ils appelaient la propagande par le fait. Le vol, par exemple, était considéré comme une critique de la propriété.
Il y a eu aussi des attentats plus graves, parfois sanglants. L’un d’eux, qui a touché l’Assemblée nationale, sera le point de départ des lois scélérates. Le samedi 9 décembre 1893, Auguste Vaillant va lancer une bombe à la chambre des députés. Cette bombe ne va tuer personne, seulement blesser légèrement quelques députés, mais elle aura un retentissement important parce qu’elle est dirigée contre la représentation nationale. Deux jours après, cet événement va être utilisé comme un prétexte par le gouvernement pour faire passer des lois liberticides.
Cette première loi, présentée de manière très rapide, sous le coup de l’émotion, n’a en fait rien à voir avec l’attentat en lui-même : elle ne donne pas plus de pouvoir pour en punir les auteurs. C’est une loi qui modifie ou complète la loi sur la presse adoptée une dizaine d’années plus tôt. Il faut savoir que la loi sur la presse protège les médias, mais en fait s’applique à toutes les expressions de la parole et de l’écrit. C’est à dire que les rappeurs, quand ils sont poursuivis en justice comme ça arrive de temps en temps, le sont en général sur le fondement de la loi sur la presse.
Et après l’attentat, le gouvernement va faire une loi qui va limiter la possibilité de s’exprimer. Ce qui est visé, c’est l’apologie. L’apologie par exemple du vol - dire en gros que c’est bien de voler - mais aussi l’apologie de certains crimes, deviennent des délits. Ce sera rapidement utilisé pour poursuivre ceux qui manifestent publiquement leur attachement à l’anarchie. Par exemple, ceux qui disent vive Ravachol, vive l’anarchie, vont être condamnés et envoyés en prison. Ravachol étant un anarchiste qui a commis des attentats contre des magistrats en vengeance d’un procès où ces même magistrats avaient eu un comportement tout à fait scandaleux à l’égard de manifestants victimes de violences policières.
Est-ce que cette loi a été abrogée ?
Techniquement, elle a été abrogée mais ce qu’elle crée existe encore. L’apologie est toujours dans la loi sur la presse. Et l’apologie du terrorisme - c’est une apologie spécifique - est dans le code pénal depuis la loi du 13 novembre 2014, votée à l’initiative du ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve.
Bernard Cazeneuve, c’est le sinistre ministre de l’Intérieur de l’état d’urgence et des lois dites antiterroristes, qui a mobilisé pendant les 2 ans de l’état d’urgence, la police et les services de renseignements contre des familles musulmanes et des militants écologistes. J’en profite pour le rappeler, parce que là, on est en train de nous dire qu’il pourrait revenir à la tête du PS…
Et tu considères que la loi du 13 novembre 2014 est une loi scélérate ?
Oui, à maints égards. Premièrement parce qu’on est toujours sur la logique de l’apologie, et c’est quelque chose qui vient des lois scélérates. Elle est scélérate aussi d’un point de vue procédural. C’est un peu technique. La loi sur la presse a ceci d’intéressant qu’elle protège ceux qui font usage de leur liberté d’expression. Et heureusement. Le code pénal, lui, n’offre pas ces protections. Un délit présent dans le code pénal peut être jugé selon la comparution immédiate, donc avec un risque de prison qui devient démesuré.
Quel usage a été fait de cette nouvelle loi ?
La loi passe en novembre 2014, mais elle est dans l’immédiat peu usitée. Mais juste après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher en janvier 2015, Christiane Taubira a adopté et signé une circulaire demandant aux procureurs de poursuivre par la voie de la comparution immédiate les auteurs d’apologie du terrorisme. Elle n’a pas su garder son sang froid et a, à mon avis, commis une erreur.
J’ai défendu un père de famille qui avait mis, pour des raisons religieuses qui n’appartiennent qu’à lui, un signe de sa foi religieuse à sa fenêtre. Un gendarme voyant la fenêtre de l’extérieur a considéré qu’il s’agissait du drapeau de Daesh. Il fait un signalement et dépose des plaintes. Plaintes qui ne vont rien donner, jusqu’au jour où il y a les attentats, puis la circulaire de Christiane Taubira. Et tout d’un coup, on se dit au parquet de Paris : lui, il faut le juger. On met des flics en planque quelques jours. Il est interpellé alors qu’il rentrait chez lui sur son vélib, avec ses enfants. Garde à vue et comparution immédiate.
Il évite la prison de très très peu. Mais il est condamné en première instance. En appel, on arrive à démontrer grâce à l’attestation d’un professeur de la Sorbonne, spécialisé en histoire médiévale de l’islam que ce symbole n’était en fait pas le drapeau de Daesh, mais un signe religieux. Cette personne, deux ou trois ans après, est relaxée par la cour d’appel. C’est un exemple intéressant, parce que ça montre qu’on ne peut pas, dans la précipitation en comparution immédiate, sous la pression de la prison, juger un délit d’expression.
Est ce que les autres lois scélérates du 19e siècle ont laissé des traces ?
La deuxième, votée en décembre 1893, crée l’association de malfaiteurs, qu’on utilise encore aujourd’hui dans des dossiers de stups, contre le terrorisme mais aussi contre des militants. L’association de malfaiteurs, c’est ce qui punit de préparer, en groupe, la commission de certains délits. Et ce même si le délit n’a pas encore été commis. Ils utilisent le terme d’entente. On peut considérer qu’une entente est constituée à partir du moment où des personnes sont en relation. C’est donc une loi qui va chercher à sanctionner les relations, les affinités, voire même les lectures. À l’époque, elle est utilisée contre des anarchistes qui faisaient ce qu’on appelait des soirées familiales. Dans un grand nombre de villes de France, on va passer des soirées où on se réunit pour parler de l’anarchisme.
La troisième loi scélérate est adoptée un peu plus tard, en juillet 1894, après l’assassinat du président Sadi Carnot par l’anarchiste italien Sante Geronimo Caserio. C’est une loi qui vise toutes les formes de propagande anarchiste, même la propagande privée. C’est-à-dire que si j’ai une conversation et que je dis que l’anarchie c’est bien, je peux être poursuivi pour ça. Ca vise également des slogans ou des chansons anarchistes. Les sanctions deviennent très dures. Les personnes peuvent être condamnées à la relégation, c’est-à-dire envoyées aux colonies – en fait au bagne où les personnes étaient soumises aux travaux forcés. Mais de cette loi scélérate, il ne reste plus rien aujourd’hui. Elle a été complètement abrogée, contrairement aux deux autres.
Existe-t-il, dans nos textes, d’autres lois scélérates ?
Oui. Il y en a une, c’est assez flagrant : la loi de 2010 qui crée le délit de participation à un groupement formé en vue de commettre des violences et des dégradations. C’est un article [de loi] qui a été créé à l’initiative de la droite la plus réactionnaire en 2010. À la base, on nous dit que c’est fait pour lutter contre des violences de groupe dans les banlieues. Donc c’est un délit qui vise des jeunes hommes racisés. Ce n’est pas écrit comme ça, bien sûr, mais c’est la philosophie qu’il y a derrière. Cette loi, elle punit l’intention collective de commettre des violences. Mais on est dans la même logique que l’association de malfaiteurs. Comment fait-on pour savoir que telle personne a l’intention de faire ceci ou cela ? Moi, ça me paraît impossible.
Cette loi a surtout été utilisée contre les manifestants, d’abord en 2016 et 2017. Puis de façon massive au moment du mouvement des Gilets jaunes, où elle est utilisée pour placer en garde à vue, poursuivre, interpeller, arrêter et emprisonner.
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À VOIR AUSSI : Le délit de participation. Un sujet abordé par Raphaël Kempf dans notre documentaire Gilets jaunes, une répression d’État.
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