« Nous sommes en France, le pays du raffinement et de l’amour courtois. Celui dans lequel les scènes les plus scabreuses peuvent être décrites dans les termes les plus galants. » Installée à la table du cossu, quoiqu’anachronique Café Zimmer, dans le 1er arrondissement, l’essayiste féministe Valérie Rey-Robert sirote son thé. Egalement connue sous le pseudo Crêpe Georgette, nom du compte Twitter et du blog qu’elle alimente depuis des années, la militante n’a pas sa langue dans sa poche. « L’amour courtois – hérité du Moyen-âge – est le jeu de séduction encore utilisé aujourd’hui. C’est une conquête, dans laquelle les protagonistes devraient tenter, refuser, insister, repousser, pour enfin céder et accepter. C’est un jeu qui entretient une confusion autour du consentement et engendre des violences sexuelles. »
Récemment, elle a publié son premier ouvrage, Une culture du viol à la française, aux éditions indépendantes Libertalia. « C’est l’ensemble des idées reçues sur le viol, les victimes de viol et les violeurs. On va parler de “culture” parce qu’elle imprègne toute la société. Et “française”, car nous entretenons nos spécificités. » L’auteure y démystifie le patrimoine culturel français, pour en venir à la conclusion qu’il est empreint de cette culture du viol. D’un ton calme, en sourçant chaque idée et en les étayant de chiffres, la féministe définit chaque concept. Pour StreetPress, elle déboulonne le concept de drague. « Elle est vendue aux femmes comme quelque chose de profondément flatteur. C’est faux. » Elle explique comment les rapports de séduction – dans les couples hétérosexuels en France – sont profondément sexistes.
Est-ce que les féministes sont anti-drague ?
Je ne sais pas si les féministes le sont, mais moi je suis anti-drague. En général, c’est un moyen pour les hommes – dans un monde patriarcal – de s’approprier la tranquillité et la liberté des femmes dans un espace public. Entre un point A et un point B, la femme est interrompue dans son chemin, dans ses réflexions, par un homme qui va lui imposer des choses dont elle n’a pas envie, comme lui faire perdre son temps, etc…
Quelles sont nos spécificités françaises ?
Dans le livre, je cite Isabelle Adjani, qui dit : « En France, il y a les trois G : galanterie, grivoiserie, goujaterie. Glisser de l’une à l’autre jusqu’à la violence en prétextant le jeu de séduction est l’une des armes de l’arsenal de défense des prédateurs et des harceleurs ».
On a créé des contes pour adultes, où la France aurait inventé l’égalité entre homme et femme dans l’amour hétérosexuel. L’homme, galant et courtois, propose, quand la femme dispose. C’est en fait un jeu de dupes, où les femmes ont l’impression d’avoir le pouvoir alors que ça n’est pas vraiment le cas. Dans ce jeu de séduction, la femme a certes le pouvoir de dire « oui » ou « non », mais en ayant appris depuis son plus jeune âge que les hommes ont des besoins sexuels à satisfaire et qu’ils peuvent devenir agressifs s’ils ne sont pas satisfaits.
Le « oui » et le « non » n’existent pas dans la drague ?
Ils sont biaisés. Par exemple, la femme ne doit pas dire « oui » trop rapidement, au risque de passer pour une « fille facile ». Elle doit se faire désirer, c’est son rôle. Quant à l’homme, il devrait persévérer et se faire pressant. D’où la légitimité d’être lourd. Ainsi, quand la femme dit « non », elle penserait en fait « oui ». Il suffirait de la pousser un peu pour qu’elle finisse par céder et y prendre du plaisir.
La tribune sur la liberté d’importuner découle de cette idée. Ce sont les femmes qui assument et revendiquent que les hommes les « importunent », selon leur terme. Je ne pense pas que cette tribune aurait pu être écrite ailleurs qu’en France. Il y a une revendication patriotique. Comme si on s’attaquait à un bastion de la culture française qu’est la domination masculine dans l’hétérosexualité.
Pourquoi les femmes revendiquent-elles cette asymétrie ?
On est vraiment dans l’idéologie d’Andrea Dworkin avec son livre Les femmes de droite. Ces femmes ont conscience que le patriarcat existe, mais elles considèrent qu’il faut faire avec. C’est comme ça. Et quand on rajoute le fait que ça ferait partie de notre identité nationale, ça n’arrange rien.
Est-ce qu’une drague avec le consentement peut exister ?
Je suis pour bannir la drague. Puisqu’elle est antiféministe.
Il ne peut pas y avoir une drague féministe ?
Ce que j’appelle drague, c’est-à-dire l’appropriation des femmes et de leur temps dans l’espace public par les hommes, non. Aucune ne peut l’être. Vraiment pas. Je pense qu’il faut faire évoluer nos représentations en termes de sexualité et commencer à comprendre que les femmes peuvent être des « sujets sexuels » au même titre que les hommes. Elles peuvent affirmer haut et fort ce qu’elles désirent sexuellement.
On m’a déjà dit : « Non mais s’il faut s’assurer à chaque fois, à tous les moments, du consentement, ça n’est pas excitant ». Une femme qui dit : « J’ai envie que tu me sodomises » ou : « J’ai envie que tu me doigtes », pourquoi ce ne serait pas excitant ? Je pense que le problème, c’est que les hommes ne sont pas habitués à ce qu’une femme leur dise crûment ce qu’elle veut. Et parce qu’ils sont éduqués, aussi, avec cette idée que le rapport de domination est excitant. Une femme qu’on ne sait pas vraiment consentante, c’est excitant. Et ça, il va falloir le faire évoluer.
D’où vient cette idée ?
On retrouvait ça dans le porno des années 90 – je prends l’exemple du porno, mais c’est vrai dans toutes les productions culturelles. On y retrouve le schéma du type qui saute sur la femme, elle dit : « Non, non, non » pendant 30 secondes et puis, en fait, c’est parti. C’est une idée qui s’ancre dans nos représentations culturelles : dans les contes, les comédies romantiques,… La femme ne peut pas être vue comme un « sujet sexuel », sinon elle devient une « salope » et une « fille facile ». Mais il faut bien montrer la femme dans les relations hétérosexuelles. Alors on a imaginé des femmes qu’on pousse et qui finissent par céder et aimer. C’est la seule façon de montrer des femmes qui se respectent en fait.
Avez-vous des exemples de ces représentations culturelles ?
Beaucoup de comédies américaines. Je prends l’exemple de 40 ans toujours puceau, parce que ce film a eu un succès monstre au box-office. Les amis du héros le poussent à faire boire une femme jusqu’à l’inconscience pour coucher avec elle. Ce n’est jamais présenté comme un viol. Parce que le désir de la femme est vraiment invisibilisé et n’a aucune importance. Le consentement importe peu. C’est la même chose pour les American Pie et bien d’autres.
Dans le livre, je cite aussi le film français À bout de souffle, dans lequel Belmondo va insister auprès de Jean Seberg pour coucher avec elle. C’est vendu comme une scène très belle et très inspirante. Alors qu’il est lourd.
Pourquoi lorsqu’une femme dénonce ce genre de comportement lourd, ou même une agression ou un viol, on lui rétorque qu’elle exagère ?
Les idées reçues autour des violences sexuelles sont nées du sexisme. Les femmes auraient des défauts propres à leur position féminine : elles seraient plutôt menteuses, fourbes et manipulatrices. On entend régulièrement des femmes dire : « Je préfère travailler avec des hommes, ils sont plus réglos ». On est éduqués avec ces idées. Notre histoire culturelle regorge de ce type de personnages féminins, qui voudraient par ailleurs le malheur des hommes : Ève, Pandore, la femme fatale dans les films noirs des années 40 aux USA… Elles font que tous les crimes visant les femmes sont remis en question : soit elles exagèrent – parce qu’elles sont vicieuses – soit elles l’ont bien cherché, parce qu’elles ont poussé des pauvres hommes à bout. Il n’avait pas d’autre choix que de la violer ou la tuer.
De l’autre côté, on considère que la femme est un être fragile à courtiser. Comment est-ce possible ?
C’est l’histoire du « sexisme hostile » et du « sexisme bienveillant », qui forment le duo du « sexisme ambivalent ». Le bienveillant tient la porte. La femme est alors la princesse à défendre. Ce sont de petits chiots sympathiques qu’on caresse et qu’on envoie au panier. Lorsque l’on sort de ce rôle docile, le « sexisme hostile » apparaît. Par exemple, j’ai plusieurs fois abordé le problème de la galanterie sur Twitter, en disant qu’il ne fallait pas être galant mais poli, et tenir la porte à tout le monde. Pratiquement immédiatement, à chaque fois, j’ai été agressée de manière extrêmement hostile. Des hommes m’ont dit directement : « Ah bah puisque c’est comme ça, si je te croise un jour, je t’enverrai la porte dans la gueule » ou « Je te frapperai », « Je te foutrai un coup de pied au cul ». Ceux qui étaient des gentlemen deviennent instantanément violents. Et on devient des femmes méchantes, des femmes mauvaises, à qui il faut faire du mal.
Dans votre livre, vous faites un lien entre la violence des rapports sexuels et le vocabulaire employé pour les définir. Pourquoi ?
Tout le vocabulaire autour du rapport sexuel et de la pénétration – puisque le reste est invisibilisé – n’est pas neutre. Prenons la métaphore d’un caillou dans ma main, le caillou étant un pénis et ma main un vagin. On va dire que « j’ai pris » un caillou dans ma main. Pourtant on ne dira jamais qu’une femme « a pris » un homme en elle. On va dire qu‘« un homme prend une femme ». La femme est passive et l’homme actif. Ensuite, si on analyse le vocabulaire familier et vulgaire autour de la pénétration, on constate qu’il est d’une extrême violence et tourne autour de la chasse, de la pêche, de la guerre. Je prends pour exemple un sketch de Jean Marie Bigard. Il est en boîte de nuit, drague des femmes et couche avec elles. Il parle d‘« embrocher », de « tirer », de « casser les pattes arrière », c’est d’une extraordinaire violence. Et les femmes sont des victimes de sa chasse. Et une victime de la chasse est un cadavre. Aussi, concernant le verbe « baiser », il a un double sens : « être pénétré par un pénis » – puisqu’une femme ne baise pas un homme, elle est baisée par un homme – et « se faire avoir ». Dans un monde neutre, « je me suis fait baiser » renverrait à une expression positive, comme passer un bon moment avec quelqu’un. Ce n’est manifestement pas le cas. Et ce vocabulaire violent a des répercussions sur nos comportements.
Est-ce qu’il y a des améliorations ces dernières années sur la drague et la sexualité ?
Bien sûr on avance, mais c’est long. Pour le moment, on en est au stade du constat. Quand je suis devenue féministe vers 1998, il y avait plein de choses dont on n’avait pas conscience. Dès l’âge de 14 ou 15 ans, j’ai subi du slut-shaming [harcèlements de femmes sous prétexte qu’elles auraient des comportements sexuels jugés hors-normes]. Je ne connaissais évidemment pas ce mot – qui n’existait pas – mais j’avais conscience que ce n’était pas normal. Après, à 18 ans, j’ai été violée. J’ai la chance de ne jamais m’être sentie coupable de ce viol. Mais une partie de moi aurait aimé, qu’autour de moi, on me dise que ce que j’ai vécu n’est pas normal. Ce n’est pas arrivé. Encore une fois, j’ai eu la chance de me rendre compte que le comportement de mon entourage était anormal. Quand internet est arrivé, une des premières choses que j’ai faites a été de chercher des forums féministes. Il y avait sur le forum des Chiennes de garde un sujet « Banalité des violences physiques et sexuelles ». Il y avait tout un pan de ce sujet qui nous échappait à l’époque, comme le harcèlement de rue.
Aujourd’hui, on relève toujours ce qui est de l’ordre du normal et de l’anormal. C’est encore difficile pour beaucoup de femmes de questionner la sexualité. Qu’est ce qui relève du consentement ou non ? Est-ce normal que les hommes insistent jusqu’à ce que je ne sache plus comment dire non ? On continue à les appeler des « forceurs » ou des « charo », mais pas agresseurs. La loi ne le dit pas, mais on peut se demander s’ils le sont ou non. Petit à petit, je pense qu’on va passer à la réflexion et se demander comment changer les choses. Et ce n’est pas la loi qui va changer les choses, mais les mentalités. Et je pense que les féministes vont devoir s’interroger sur l’hétérosexualité en elle-même, et pas seulement sur les violences.
Depuis MeToo, on entend beaucoup que les hommes ne peuvent plus draguer. Est-ce mal ?
Non. Je les trouve indécents. Des femmes racontent les souffrances par lesquelles elles sont passées. Et le fait que, en face, des hommes racontent : « Ouais mais moi j’ai envie qu’on me suce la bite » – c’est à ça que ça revient – c’est extrêmement indécent.
Et, par ailleurs, ils ont raison d’avoir peur. Parce que certains ne vont plus pouvoir se comporter comme ils le faisaient. DSK, par exemple, avait visiblement des comportements de prédateur répétés – il était connu pour ça non ? – et continuait autant qu’il le voulait. C’est une question d’époque. Pour les femmes de l’âge de ma mère, c’était normal. Ma mère me racontait que dans les soirées étudiantes de droit et de médecine, il fallait savoir enlever ses talons hauts très vite, pour courir au bon moment. Et il ne fallait pas trop boire, sinon, comme elle le disait, « on y passait ». C’était totalement intériorisé par les femmes. Et une partie des hommes ne pourra aujourd’hui plus baiser non plus. Certains ont construit leur façon d’avoir des relations sexuelles sur l’acharnement, jusqu’à ce que les femmes cèdent. C’est fini ! Et comme certains sont trop inintéressants, moches, pas séduisants, sans humour, pas intelligents, et qu’ils ne pourront plus forcer, ces mecs-là vont rester sur le carreau. Ils vont devoir être ingénieux et plein d’humour au lieu d’insister comme des porcs.
Et se laisser draguer aussi. Aujourd’hui, est-ce que la séduction ne passe pas aussi par les femmes ?
C’est quelque chose que je vois beaucoup sur les réseaux sociaux chez les femmes de moins de 25 ans. Je sens que cette génération évolue très rapidement. Et des femmes s’y affirment vraiment comme sujets sexuels. Elles disent clairement ce qu’elles veulent et ce qu’elles ne veulent pas. Pour notre génération, c’est entre guillemets foutu ! (rires) Mais on a déblayé le terrain et les hommes vont devoir s’y faire. Ils n’ont pas à être à l’aise. S’ils l’étaient, ce serait inquiétant.
Une culture du viol à la Française, Du « troussage de domestique » à la « liberté d’importuner ». Un livre de Valérie Rey-Robert paru aux éditions Libertalia.
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