« Bonjour Inès, êtes-vous dispo pour que nous nous rencontrions ? Bonne semaine, C. » Drôle de message pour quelqu’un à peine ajouté sur LinkedIn, qui ne connaît pas encore le motif de mon invitation sur le réseau social professionnel. D’après son profil, monsieur C. est encore cadre de la radio RMC, du groupe NextRadioTV. Il a pourtant été poussé vers la sortie en décembre dernier après une fronde interne. « Il m’a harcelée et mise mal à l’aise pendant des semaines », raconte Louise (1), ancienne journaliste sportive. Elle a encore des montées d’angoisse quand elle en parle. Hélène (1), une ex-collègue, abonde :
« Nous y sommes toutes passées. Il a emmerdé toutes les nanas de la rédaction. Il était connu comme le loup blanc chez RMC. »
Nous l’avons ajouté sur LinkedIn. C’est lui qui, sur le réseau social, envoie le premier message. En guise de réponse, nous l’informons de nos motivations. Immédiatement, le ton change. Monsieur C. nous annonce que son avocat prendra attache, avant de nous retirer de ses contacts. L’échange s’arrêtera là.
Les épisodes Ligue du lol, Balance ton porc ou MeToo ont prouvé que l’on croise régulièrement des bonhommes comme monsieur C. sur le marché du travail. Et difficile de gérer la situation pour les femmes, d’autant plus lorsqu’il s’agit du boss. Grâce au courage de victimes qui ont témoigné, du soutien de collègues et des syndicats, les salariés de RMC ont, malgré tout, évincé monsieur C. Un cas d’école.
Petit manuel pour se défendre en entreprise.
1/ Avoir beaucoup de courage et se dire que c’est possible
« Eh tu sais pas quoi ?! C. revient ! » Lorsque Louise apprend le retour de monsieur C., elle boit un verre avec un ancien collègue. Elle manque de s’étrangler avec sa gorgée de vin. « Il m’a annoncé son retour comme le dernier potin, sans se rendre compte de ce que ça voulait dire pour moi… » La jeune femme est restée sept ans chez RMC. À son embauche en 2011, Louise a 24 ans, sort d’école de journalisme et signe son premier contrat. Elle explique que ce chef lui a envoyé des mails tendancieux durant plusieurs semaines. Sans parler des comportements déplacés :
« Le quatrième jour après mon arrivée, je reçois un mail. Il [monsieur C.] m’écrit “Tu peux me rejoindre après le dîner entre chefs de service, mais que toi”. Euh non ! C’était hors des heures de travail, dans la soirée, et c’était le chef ! Comment j’étais censée réagir ?! »
En 2007, Hélène est en stage de fin d’études, heureuse de mettre un pied dans la prestigieuse radio. C’est sa première semaine et elle sort du studio, où elle enregistre un reportage. Monsieur C. est là. « Tu as une jolie voix. On devrait discuter de tes perspectives autour d’un verre. » Gênée, Hélène décline poliment, prétextant un rendez-vous quelconque. « Dommage, ça aurait été bien. Avec un peu de travail, tu pourrais rapidement faire de l’antenne… » Le direct : le graal pour bon nombre de journalistes radio. « T’as 20 ans, tu sors de cours, tu joues ta place ! C’était des menaces », se remémore Hélène. Invitations hors des heures de travail, mails déplacés et regards grivois, les deux journalistes n’échappent à rien. Jusqu’en 2011, lorsque monsieur C. quitte finalement RMC pour vaquer à d’autres activités. Un soulagement pour Hélène et Louise. Elles assurent que ces comportements déplacés et insidieux se sont reproduits pour de très nombreuses femmes et stagiaire de la rédaction. « On n’est pas 36 nanas à RMC sport, t’as vite fait le tour… », ajoute Hélène. Nous avons interrogé plusieurs salariés. Tous ont leur petite histoire graveleuse avec monsieur C.
Octobre 2018, le voilà ré-embauché. Louise est bouche bée. « C’est une blague ?! » Tout le monde est au courant des casseroles du bonhomme. « J’ai même entendu le chef dire : “Je me fous de ce qu’il fait, c’est le meilleur dans son domaine”. Traduction : il a sa bénédiction », balance Justine (1), journaliste à RMC lors du retour de monsieur C. Au sein de la rédaction, les avis sont partagés : « Il y a prescription », « Il a peut-être changé », « Il a un enfant maintenant »… Justine entend les commentaires de ses collègues (hommes), hébétée. « Et nous, on est évidemment passées pour les hystériques féministes à vouloir faire quelque chose. » De son côté, Louise se sent également obligée de se mobiliser :
« Pour toutes les prochaines nanas qui vont le croiser ! Après MeToo, on ne peut plus fermer les yeux et ne rien faire. »
Malgré les mises en garde de copines – « Tu es certaine de vouloir t’infliger ça à nouveau ? Avec un résultat plus qu’hypothétique ? » –, Louise décide d’y aller.
2/ Solliciter les syndicats
Louise commence par contacter les syndicats. Elle se rend compte que des responsables du personnel ont déjà fait remonter l’info : monsieur C. aurait eu des comportements déplacés et misogynes avec ses consoeurs, lors d’un ancien contrat, avant 2011. La personne responsable des ressources humaines qui les reçoit n’est pas encore embauchée au moment des faits. Elle balaie les allégations d’un revers de main, arguant qu’ils n’ont aucune preuve.
3/ Faire des captures d’écran
Louise et certains responsables du personnel se mettent à récolter des preuves. À l’époque, Louise a fait des captures d’écran – que nous avons pu consulter – des invitations et messages déplacés de monsieur C. :
« On était dans un open space et il me voyait de son bureau. Il m’envoyait des mails avec seulement des objets en majuscule : “Tiens-toi droite”, “Tu es donc née sous une bonne étoile”, “Tu as un ticket” quand un collègue venait me parler. Mais jamais rien en rapport avec le travail… »
Elle contacte ses anciennes consoeurs, espérant trouver d’autres témoignages. Parmi elles, il y a Hélène. « Je n’avais aucune preuve », se rappelle cette dernière :
« Mon témoignage ne tenait que sur ma bonne foi. J’avais peur que ça se retourne contre moi, qu’on me taxe de diffamation… »
Comme elle, certaines redoutent les répercussions d’une telle prise de parole. D’autres préfèrent ne pas revenir sur le passé. Hélène décide de rédiger son témoignage et de le remettre aux syndicats. Mais difficile pour les deux femmes d’en récolter davantage. « Nous, on a plein d’histoires avec le type. Mais ce ne sont que des témoignages rapportés », explique la journaliste. Elle se rappelle d’une stagiaire, qu’elle a rapidement prise sous son aile à son arrivée. Après quelques discussions, l’étudiante d’une vingtaine d’années lui raconte que monsieur C. lui a envoyé un mail, une semaine avant le début de son stage. Ce n’est pas lui qui l’a recrutée et ils ne se sont jamais rencontrés. « Je serai ton tuteur pour toute la durée de ton stage. Rencontrons-nous pour en discuter », lui aurait-il écrit par mail. Après un premier refus maladroit, la jeune femme finit par céder. « J’ai vu ces mails. Et elle m’a tout raconté. Mais je n’ai pas fait de capture d’écran », regrette Hélène.
N’étant plus chez RMC, Hélène et Louise acceptent de témoigner en leur nom. Un troisième témoignage, cette fois anonyme, s’ajoute aux leurs. Des documents écrits et confiés aux syndicats.
4/ Trouver du soutien et beaucoup d’amour
Durant leurs recherches, Louise et Hélène s’envoient beaucoup de mails pour se soutenir. Pas facile de se remémorer ces moments pour les deux journalistes. Louise trouve du réconfort chez d’anciens collègues, qui sont aujourd’hui des copains :
« Ils m’ont écoutée et m’ont aidée. C’est précieux. Et la preuve que certains ont conscience de l’importance d’une telle démarche. »
Dans le même temps, Justine bout à la rédaction. La salariée apprend que des femmes témoignent pour faire connaître les comportements de monsieur C. « Je voulais les soutenir, leur montrer qu’elles n’étaient pas seules ! Ça me semblait inconcevable d’observer l’impunité totale et générale de cet homme sans rien faire. » Elle décide, avec d’autres collègues, d’écrire une lettre à la direction et de la faire signer par le plus de journalistes possibles. La lettre, que StreetPress s’est procurée, explique :
« (…) Nous tenons à vous faire partager notre vive inquiétude suite à ce retour. Nous n’avons pas oublié les agissements sexistes et propos très déplacés de ce désormais nouveau collaborateur envers ses consoeurs. Nous serons particulièrement vigilants à l’avenir et tout incident sera immédiatement remonté. (…) »
« On a voulu retourner la vapeur. Ne pas diffamer, mais montrer qu’on savait et qu’on ne laisserait rien passer », explique Justine. Elle décide d’aller voir des présentateurs et producteur d’émissions, pour donner du poids à sa lettre. Mais difficile de les faire signer. Quant aux journalistes de la rédaction, ils craignent les représailles. Devant les réticences, ils décident d’opter pour des signatures anonymes :
« On est journalistes, on a l’habitude de protéger nos sources. Nous dire qu’on avait bidonné une pétition, c’était remettre toute notre intégrité professionnelle en question. »
Au total, 60 journalistes signent la lettre, sur une rédaction d’environ 250 personnes. Soit un quart. Pas grand chose, mais suffisamment pour faire son petit effet.
5/ Faire pression sur la direction
Quatre semaines après l’arrivée de monsieur C., les syndicats demandent un nouveau rendez-vous avec la direction. Cette fois, ils ont avec eux les trois témoignages et la lettre signée par les 60 journalistes. Le lendemain, un mail est envoyé à la rédaction : « Monsieur C. part pour des raisons personnelles ». RMC semble avoir profité de la période d’essai de monsieur C. pour le remercier.
(1) Les prénoms ont été modifiés.
RMC n’a pas souhaité répondre à nos questions. Tout comme les syndicats. Quant à monsieur C., il nous a assuré de l’envoi de ses réponses par voie postale, avant de transmettre nos coordonnées à son avocat._
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