Place de l’Opéra, Paris 2e – « Nous voulons être libres, sans peurs et vivantes, agitatrices permanentes. » Elles sont, ce 24 novembre, une petite dizaine de femmes à tenir l’énorme banderole violette placée en première ligne. La manifestation initiée par le collectif #NousToutes, veut dénoncer les violences sexistes et sexuelles. Mais un autre collectif se revendiquant d’un féminisme intersectionnel plus radical s’est emparé de la tête de cortège. Encadré par son propre service d’ordre non mixte, il arbore des banderoles aux messages variés : antisexistes certes, mais également antiracistes, anti-putophobie, anti-transphobie, anti-grossophobie…
Aux origines de la mobilisation
Le 18 novembre dernier, 250 personnalités, parmi lesquelles l’humoriste Anne Roumanoff, la journaliste Rokhaya Diallo, ou la militante Caroline de Haas – figure de proue de la manif #NousToutes, publient sur Médiapart et France Inter un appel à rejoindre la manifestation. Un message pas assez inclusif et radical pour Sarah Ben, enseignante en Lettres-Histoire. La militante est bien connue du milieu féministe. Elle a notamment participé à la création du collectif 8 mars pour Tout.e.s, en 2012. Un mouvement « féministe non-excluant, favorisant la prise de parole et l’action des premièrEs concernéEs par les violences sexistes ». Elle explique la démarche :
« On prend le cortège de tête parce la lutte doit être politique et qu’on doit dénoncer le système qui permet de laisser nos agresseurs impunis. »
Rebaptisé #NousAussi, ce cortège distinct rassemble 3.000 personnes, selon leur service de sécurité. En tête de #NousToutes – qui représente 30.000 personnes selon les organisatrices, 12.000 selon la police, ces militantes ont tenté de faire entendre leur voix.
Se faire entendre
Début juillet s’organise une première assemblée générale de #NousToutes, à la Bourse du Travail. « Ce premier appel a été lancé sur Facebook, par Caroline de Haas et d’autres femmes de son réseau », raconte Sarah Ben, qui y participe. Toutes s’affairent à organiser la manif du 24 novembre. Mais des points de tension émergent rapidement :
« L’idée était d’en faire un gros rassemblement, qui réunisse un max de personnes. Mais on a senti que toutes les voix n’y auraient pas leur place. Les femmes trans, travailleuses du sexe ou les femmes non-blanches manquaient… »
Raison pour laquelle quelques 80 associations, dont Acceptess Transgenre, Act Up Paris, le Collectif Afrofem, le Syndicat du Travail Sexuel, ou encore Lallab (collectif de féministes musulmanes), co-signent quelques jours plus tard un manifeste publié sur Mediapart :
« En disant “nous aussi”, nous voulons faire entendre les voix de celles pour qui les violences sexistes et sexuelles sont une expérience inséparable du racisme, du validisme, de la précarité, qui définissent nos quotidiens. »
Vraiment toutes ?
Retour Place de l’Opéra. Quelques minutes avant le départ de la marche, une centaine de personnes s’est réunie en marge du défilé #NousToutes. Alors que la sono passe « Copines » d’Aya Nakamura, la musique est coupée pour donner la parole à Joyce du collectif Transgrrrls. Crâne rasé, grosse écharpe autour du cou, elle lance, bien remontée :
« Nous ne voulons plus nous taire et encore moins depuis ces derniers temps d’avancée réactionnaire. L’histoire se répète. On voit une alliance possible entre un certain féminisme et la droite, allant contre nos vies et contre notre droit de revendiquer notre existence. »
« Sans #NousAussi, plein de groupes n’auraient pas participé à la marche. Pas par boycott, mais parce qu’ils auraient eu peur », analyse Sarah en aparté. Raison pour laquelle le cortège de tête se veut être un espace safe. La veille, lors d’une réunion interfac féministe, une étudiante voilée expliquait ainsi qu’elle n’aurait pas imaginé prendre part à la manifestation si #NousAussi n’avait pas existé. Elle redoutait notamment d’y retrouver des féministes fermement opposées au voile.
La scission fait grincer des dents chez #NousToutes. Contactée l’avant-veille, Caroline de Haas regrette que le cortège de tête « casse cette volonté de rassembler » :
« Je comprends leur point de vue et qu’elles refusent de converger vers un mot d’ordre unique. Mais ce n’est pas la position de #NousToutes. »
Chez certaines, les positions du cortège de tête ne passent pas du tout. Pour preuve, en réaction à #NousAussi, un troisième hashtag a même vu le jour : #PasToutes. Dans un communiqué de presse, ces militantes abolitionnistes expliquent :
« Il apparaît totalement incompatible à nos yeux de dénoncer les violences faites aux femmes aux côtés d’associations légitimant la pornographie et la prostitution. »
Elles ont en conséquence refusé de se joindre à la marche.
« Féminisme = anticapitalisme »
Au milieu des pancartes et des poings levés se distinguent des drapeaux antifas, anarchistes et plus largement des symboles anticapitalistes. « Le sexisme est capitaliste de fait. Le racisme, comme toute oppression, l’est aussi », analyse une militante du cortège de tête, qui se veut intersectionnel et radical. Côté #NousToutes, on prône plutôt le réformisme et les actions individuelles, comme l’explique Caroline de Haas :
« Pour arriver à la fin de ces violences, il faut notamment une action des pouvoirs publics. »
Des divergences qui s’effacent au fur et à mesure de l’avancée des cortèges. En milieu de parcours, les pancartes violettes #NousToutes se mêlent finalement à celles de #NousAussi. « Les débats seront toujours constructifs. Il est important que le mouvement soit un espace où les choses puissent être dites et entendues », analyse Sarah Ben. Des prises de parole, des chants et des danses clôturent la journée, sur la place de la République. « Cette superbe manif est une nouvelle étape », assure Sarah Ben, enthousiaste :
« Les plus marginalisées, stigmatisées, silenciées étaient en tête de cortège et ont clairement dénoncé le rôle majeur de l’État dans l’organisation du système de violences sexistes et sexuelles. À partir d’aujourd’hui, il va falloir faire avec nous. On ne disparaîtra plus. »
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