J’ai fait le trottoir à Château-Rouge. Deux ans, sans un seul jour de repos, à enchaîner les passes payées entre 10 et 30 euros. De cet argent je ne gardais rien. Chaque mois, je devais donner de l’argent à Happy, la madame qui dirigeait le réseau de prostitution. 250 euros pour le loyer de la chambre que j’occupais. 200 euros pour la nourriture. Et même 50 euros de charges. Le reste de ce que je gagnais servait à rembourser ma dette. Happy me menaçait tout le temps. Elle disait que si je ne travaillais pas très dur, j’aurais de gros problèmes. Et quand je ne rapportais pas assez son mari, Hilary, me battait. Un matin, malgré les menaces et la peur, je me suis échappée.
« Tu veux aller en France ? »
J’avais 17 ans quand je me suis fait happer par ce réseau de prostitution. À l’époque, je travaillais dans un salon de coiffure à Benin City dans le sud du Nigéria. Une femme est passée me voir. « Tu es très belle. Tu vis ici ? Tu veux aller en France ? » Je lui ai répondu que je ne voulais pas quitter le pays. Plus tard, mes amies m’ont encouragée à accepter. J’étais pauvre et je n’avais pas de père. Pour ma mère, le quotidien était compliqué. Alors j’ai revu la femme. Elle m’a promis que là-bas, je pourrais apprendre le français et étudier.
Cette femme, c’est la mère de Hilary. Avant mon départ, elle m’a fait subir la cérémonie du Juju [un rituel qui fait partie du culte Ayelala, du nom d’une divinité célébrée dans la région]. C’est une cérémonie terrifiante, pratiquée par un sorcier. Il prélève des poils ou des cheveux, nous force à manger un coeur de poulet cru, et nous fait des scarifications. Le sorcier m’a fait jurer fidélité à Happy. Si je rompais ce serment, je mourrais. A l’époque, j’y croyais. C’est aussi à ce moment que j’ai contracté une dette de 50.000 euros. Je ne savais pas que pour la rembourser, j’allais devoir me prostituer. Happy m’a payé le trajet en avion depuis Lagos et en 2012, je suis arrivée à Paris.
Deux ans de trottoir sans un jour de repos
J’ai d’abord partagé l’appartement d’Happy et son mari Hilary. Il se composait de trois chambres. L’une qu’ils occupaient avec leurs filles, un couple occupait la seconde. Je partageais la troisième avec d’autres filles. Au bout de quelques mois, on a déménagé à Enghien-Les-Bains (95). Durant deux ans, j’ai dû coucher avec des hommes. Chaque jour sans exception. Tenue par ma dette, les menaces et le serment prêté devant le sorcier. C’était comme être en prison.
Il fallait rapporter toujours plus d’argent. Je suppliais Happy de me laisser partir. Mais elle me répondait toujours que je n’avais pas encore remboursé ma dette. Sauf que je n’en pouvais plus. Alors un matin, tandis qu’Happy et Hilary étaient à l’église, j’ai fui leur domicile. Bien sûr, ils m’ont appelée en me menaçant. Je leur ai dit que je ne reviendrais pas mais j’ai continué à rembourser ma dette et donc à me prostituer.
« Nous, on ne raconte notre histoire à personne »
Et puis un jour en 2015, j’ai décidé d’arrêter. Définitivement. J’étais épuisée. Mais Happy n’a pas voulu me laisser en paix. En 2015, elle a fait un voyage au Nigéria. Comme ma mère était morte, elle est remontée à mon oncle. Je ne sais pas comment elle a su où il habitait. Des hommes sont venus le chercher à sa porte, pour le tuer. Comme il n’était pas là, ils ont pris son fils, mon cousin. Heureusement, ils l’ont finalement épargné.
J’avais très peur. Je savais que des associations pouvaient m’aider, mais je n’avais pas le courage de parler. Nous, on ne raconte notre histoire à personne. Je suis restée seule jusqu’en 2016, quand la police m’a appelée, comme d’autres filles. Ils venaient d’arrêter Happy et Hilary. Je suis allée au commissariat pour témoigner. Cela a tout changé.
En racontant les menaces, la cérémonie du Juju, les sorciers du culte Ayelala, je me suis rendue compte que c’était n’importe quoi. Ces rites ne sont que des images, ils prennent des objets, mettent un symbole dessus, mais ça ne vaut rien ! Au moment où tu arrêtes d’y croire, ta peur s’envole. Aujourd’hui, je n’ai plus peur et je ne crois plus en rien, sauf en Dieu.
J’ai obtenu l’asile en tant que victime de traite d’êtres humains, et parce que je suis menacée de mort dans mon pays. Puis il y a eu le procès. Témoigner devant les juges m’a rendue heureuse. Quand j’étais à la barre, je les savais assis dans mon dos. Intérieurement, je riais en me disant : « Vous êtes moches, moi je suis belle ! » Dans les couloirs du tribunal, Happy nous lançait des regards noirs, mais je m’en foutais. Je la fixais aussi. Je n’ai plus peur. Ils ont pris le maximum : dix ans. La prison ne changera pas ce qui a été fait, mais je sais une chose : quand ils ressortiront, ils seront paumés et ça sera aussi dur pour eux.
« Avant, j’étais une esclave et j’étais bête. »
Depuis que j’ai témoigné à la police, je vis en foyer. La vie est difficile, je n’ai aucune intimité, je partage ma chambre avec des gens qui fument et qui boivent. Il y a des Nigérians qui connaissent ceux qui m’ont fait du mal. C’est dangereux.
Je suis en train d’apprendre le français grâce à un contrat Garantie jeunes. J’aimerais écrire une lettre à Marlène Schiappa. Si elle fait ce qu’elle dit, elle doit nous écouter. Elle encourage les femmes à être fortes, à dénoncer leurs bourreaux, pour éradiquer les trafics d’êtres humains. J’en suis là, j’ai témoigné, et j’ai besoin qu’on m’aide. Avant j’étais une esclave et j’étais bête. Maintenant, je suis libre et je n’ai plus peur de rien.
Quand je travaillais pour Happy, elle m’avait proposé de faire le même job qu’elle quand j’aurais remboursé ma dette. J’ai dit non, mais certaines filles le font. Happy elle-même a certainement commencé comme ça. Il faut que tout ça se sache. J’ai essayé de mettre en garde des filles au Nigéria qui comptaient venir, mais elles pensent que nous sommes des menteuses. Notre histoire est inaudible.
Le prénom a été modifié à sa demande.
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