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    17/10/2024

    « Ces jeunes ont un sentiment de relégation et de discrimination »

    Au coeur des émeutes pour Nahel, le constat de la « ségrégation » d’une jeunesse française

    Par Inès Belgacem , Matthieu Bidan

    Le chercheur Marco Oberti fait deux grands constats : la France a connu les émeutes urbaines les plus intenses de son histoire et le mouvement insurrectionnel a touché 219 nouvelles villes par rapport à 2005.

    En 2023, la France a connu des émeutes urbaines particulièrement intenses après la mort du jeune Nahel, tué par un tir policier. Avec Maela Guillaume-Le Gall, Marco Oberti, professeur de sociologie et chercheur au Centre de recherche sur les inégalités sociales (CRIS) de Sciences Po, propose une analyse de ces événements, en les mettant en perspective avec ceux de 2005. À l’époque, deux mineurs, Zyed et Bouna, perdent la vie électrocutés dans un transformateur EDF alors qu’ils étaient poursuivis par la police à Clichy-sous-Bois (93). « Les chiffres montrent que les émeutes de 2023 ont été plus courtes et beaucoup plus violentes en termes de blessés et de dégradations, rapporte-t-il. Notamment dans des villes petites et moyennes qui n’avaient pas connu de tels mouvements de contestation jusqu’alors. » Sur les trois semaines d’émeutes en 2005, 531 communes ont été recensées comme ayant connu au moins un incident, contre 750 en 2023, selon Le Monde. « On observe une croissance plus forte des villes de moins de 20.000 habitants. »

    Dans notre documentaire « Nahel, un an après : la révolte étouffée », Marco Oberti livre une lecture « socio territoriale » de ces événements :

    « L’apport essentiel de notre travail est de montrer que la ségrégation sociale est prédictive des émeutes. »

    Qu’est-ce qui rassemble les villes dans lesquelles il y a eu des émeutes en juin 2023 ?

    Il y a une corrélation très forte entre le profil social de la commune et la probabilité que des émeutes aient lieu. Ces villes ont en moyenne plus du double de logements sociaux, de logements suroccupés, d’immigrés et de familles nombreuses. Elles ont également plus de familles monoparentales, un taux de chômage des 15-24 ans légèrement plus élevé, et une pauvreté plus marquée. Mais plus que la question de la pauvreté, c’est sa concentration ou son hyperconcentration dans des espaces spécifiques d’une ville qui est la plus prédictive d’une émeute urbaine.

    C’est-à-dire ?

    La ségrégation sociale, davantage associée aux grandes métropoles, concerne également des villes petites et moyennes. Des petites cités d’habitat social, très stigmatisées dans des villes petites ou moyennes, ont été très concernées par les émeutes. Après 2023, on ne peut plus dire que les émeutes sont uniquement urbaines, au sens des banlieues des grandes métropoles. Elles mobilisent des adolescents de cités d’habitat social de petites villes, qui s’identifient pour une part aux jeunes des banlieues de grandes métropoles.

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    Marco Oberti est professeur de sociologie et chercheur au CRIS de Sciences Po. / Crédits : StreetPress

    Qu’est-ce qu’on appelle « ségrégation » en France ?

    La ségrégation renvoie à l’inégale répartition spatiale des catégories sociales, des catégories ethniques, ou d’autres groupes définis selon d’autres critères.

    Aux États-Unis, la ségrégation étudiée est essentiellement raciale : on s’intéresse à l’inégale répartition des populations blanche, afro-américaine, asiatique, hispanique, dans les grandes villes. On ne peut pas travailler sur des catégories identiques en France, où les statistiques ethniques en tant que telles n’existent pas. On utilise davantage la catégorie socio-professionnelle. Quand on parle de ségrégation socio-résidentielle, on mesure ainsi l’inégale répartition des ouvriers, des employés, des professions intermédiaires, des classes supérieures, entre les différents quartiers. Le fait d’avoir un ou des quartiers prioritaires de la ville (QPV) est aussi, d’une certaine façon, un indicateur de la ségrégation liée au logement social, à la taille, la structure, l’origine et surtout le niveau de vie des familles. La grande majorité des villes ayant connu des émeutes (71 pour cent) ont au moins un QPV ou une partie d’un QPV sur leur territoire.

    Quels sont les effets de cette ségrégation ?

    Elle crée souvent un sentiment diffus de relégation. C’est-à-dire d’être délibérément concentré et mis à l’écart dans des quartiers. Cet effet est d’autant plus visible qu’il marque des écarts considérables avec les autres quartiers de la ville. Ce qui amplifie le sentiment de partager une expérience commune de relégation et de discrimination. En particulier pour des jeunes issus de l’immigration : la plupart d’entre eux ont connu des expériences de discrimination au faciès et de violences policières. Ce qui provoque une dynamique collective favorable aux émeutes.

    Souvent, on associe les émeutes aux quartiers et banlieues des grandes métropoles. Mais l’intensité de la ségrégation dans des petites et moyennes villes est également très forte. Elle est même souvent plus violente que dans beaucoup de banlieues de la région parisienne, où la distance sociale avec le reste de la ville est beaucoup moins forte. Le sentiment de relégation et de discrimination de jeunes issus de l’immigration qui vivent dans des petites cités HLM de petites villes peut être plus vif.

    Vous parlez aussi de ségrégation scolaire, qu’est-ce que c’est ?

    Beaucoup d’études montrent qu’une partie des jeunes des quartiers ont une expérience douloureuse de l’école, souvent d’échec, dans certains cas d’humiliation. Cette institution, qui devrait être le principal vecteur d’intégration sociale et de mobilité sociale, est parfois perçue comme une institution de déclassement, qui disqualifie. Ce qui explique aussi qu’elle puisse être une cible particulièrement visée au moment des émeutes.

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    Il y a une forte corrélation entre le profil social de la commune et la probabilité que des émeutes aient lieu. / Crédits : StreetPress

    Bien évidemment, la majorité des jeunes scolarisés dans les écoles ou les collèges des quartiers les plus défavorisés ne connaissent pas des trajectoires d’échecs scolaires. Mais l’école y est parfois perçue comme une institution – parmi d’autres – qui participe d’une sorte de violence symbolique, portée par une sectorisation scolaire qui affecte les élèves en fonction de leur lieu de résidence. Encore une fois, cette homogénéité scolaire et résidentielle consolide le sentiment de ne pas être traité comme les autres et de subir des discriminations systémiques.

    Quelle conclusion peut-on tirer des émeutes de 2023 ?

    Ces épisodes d’émeutes concernent essentiellement ce qu’on appelle les QPV. Ils font l’objet de politiques urbaines très lourdes depuis plusieurs décennies en termes de réhabilitation du bâti et de requalification des espaces de proximité, ou d’intervention dans le domaine scolaire. Il est inquiétant de faire le constat que, décennie après décennie, cette politique ne semble pas en capacité de transformer profondément la situation sociale d’une large partie de ces quartiers.

    Les émeutes de 2023 nous montrent que des situations de très forte ségrégation – que ce soit dans des petites villes ou dans les banlieues des métropoles – conduisent à du ressentiment, de la colère, des révoltes d’une grande intensité, qui prennent parfois des formes violentes. Cela montre à quel point la question de la lutte contre la ségrégation résidentielle et scolaire est cruciale.

    Pour en savoir plus sur le travail de Marco Oberti et de sa collègue Maela Guillaume-Le Gall, vous pouvez retrouver une partie de leurs travaux ici.

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