La Katiba des Narvalos (KDN), c’est littéralement le Bataillon des Fous. Au départ, c’est une armée de trolls français qui tourne en dérision l’Etat islamique et ses affidés. Au fil des années, le groupe a évolué en véritable unité de cyberactivistes qui combattent la propagande terroriste sur les réseaux sociaux. L’affaire est sérieuse et leurs actions reconnues au point, selon nos informations, d’apparaître sur la liste des nominés au prix Nobel de la paix 2022. Pour éviter d’attirer l’attention de Daesh, les Narvalos agissent dans l’ombre. Seul leur Émir, le troll en chef, coordinateur des actions, prend à de très rares occasions la parole. Ils ont cette fois accepté de faire une exception et deux membres de la Katiba nous ont accordé un entretien. Il est diffusé ce jeudi 17 mars dans la matinale de Radio Nova et sur StreetPress.
Au départ, des trolls
Pour comprendre la genèse de la KDN, il faut revenir en 2015. Au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, la France est bouleversée. Et dans un coin du web, une poignée de trolls s’affuble de pseudonymes pour tourner en ridicule la djihadosphère, comme pour faire vivre l’esprit Charlie. Pas vraiment du goût de Daesh qui, il faut le dire, manque souvent de sens de l’humour. La réaction est immédiate : certains membres de la KDN sont l’objet de menaces de mort et apparaissent sur une « killing liste » de l’Etat islamique.
Ça n’arrête pas les Narvalos, qui ne se contentent pas de troller. Au fil des années, ces cyberactivistes deviennent des chasseurs hors pair. Dom’ (1) est un paisible retraité sans compétences informatiques particulières au départ. Le sexagénaire a passé pendant plusieurs années jusqu’à dix heures par jour à « chasser ». Il déroule sa méthode :
« On pose un peu des pièges. Il y a ce qu’on appelle des comptes “pots de miel” qui attirent les djihadistes, les poussent à faire leur propagande. On les repère et, d’abord, on les signale puis on les bloque. Ensuite, on travaille dessus. On les désosse : on prend leurs likes, tous leurs abonnés, leurs abonnements aussi… Et de fil en aiguille, la pelote se déroule. »
Les propagandistes ainsi repérés sont à nouveau signalés. L’opération se répète à l’infini ou presque. Selon Le Monde, en 2014 la djihadosphère s’appuie sur plus de 50.000 comptes Twitter. L’action de la KDN en France, coordonnée avec celle du collectif CtrlSec à l’échelle internationale, va leur porter un sacré coup : ils revendiquent être à l’origine de la fermeture de plusieurs centaines de milliers de comptes. « Certains jours, il pouvait y en avoir 20.000 qui sautaient d’un coup », rembobine Dom’.
Jusqu’à l’infiltration
Début 2018, un cyberpatrouilleur du renseignement interrogé par Mediapart avoue son admiration pour les Narvalos :
« La Katiba, ils nous enfoncent… Ils sont meilleurs que nous. Ils arrivent à géolocaliser un djihadiste à partir d’une photo. Nous en sommes incapables. »
Ils appliquent des méthodes d’Osint (Open source intelligence) qui se sont depuis popularisées. Ils repèrent sur une image la forme d’une montagne, le type de végétation ou la position du soleil pour ensuite les comparer notamment aux données topographiques qu’on trouve en ligne. Un véritable travail de fourmi.
D’autres chasseurs de la KDN sont même allés jusqu’à discrètement infiltrer des cellules numériques animées par des islamistes. Ainsi, en amont de l’attentat de Saint-Etienne-du-Rouvray (76) qui a coûté la vie au père Jacques Hamel, au moins un membre de la KDN était présent sur une chaîne Telegram sur laquelle le terroriste Adel Kermiche aurait annoncé ses intentions meurtrières, révèle Julie (1) sans entrer dans les détails. Ça n’a, cette fois, pas empêché les terroristes de passer à l’acte. Mais les Narvalos revendiquent avoir permis l’arrestation de plusieurs wannabe terroristes. « Certains membres sont en contact avec les services de renseignement, mais c’est une relation à sens unique », détaille la jeune activiste :
« Quand il y a des choses qui sont transmises aux services, eux ils traitent. Mais nous, on n’a jamais de retours ou alors seulement de manière indirecte, lorsqu’il y a quelque chose qui sort dans la presse. Quand un individu est arrêté et qu’on se rend compte qu’on l’avait repéré. »
Nominés au Nobel
En sept ans, les membres de la Katiba ont changé. Certains sont partis, usés par les horreurs, remplacés par d’autres Narvalos. « L’Émir » chargé de coordonner les actions a été relayé. Nous sommes sous le règne de Charlie Bismuth, troisième troll en chef de cette unité. Mais le travail de la Katiba se poursuit. Il est aujourd’hui reconnu par de nombreux chercheurs et leur vaut même une nomination au prix Nobel de la paix !
L’affaire mérite explication : la liste des candidats à la prestigieuse récompense n’est rendue publique que cinquante ans après. Mais chaque année, des personnalités habilitées par le comité norvégien à proposer des noms révèlent l’identité de leurs poulains. On sait d’ores et déjà que figurent sur la liste des nobélisables de l’édition 2022, la militante écologiste Gretha Thunberg, le Pape François et donc la KDN.
C’est le député La République en Marche des Côtes-d’Armor (22), Eric Bothorel, qui en est à l’origine. Autour d’un café, dans un troquet voisin du palais Bourbon, ce spécialiste des questions numériques explique ses motivations. « Je suis depuis des années et de très près les actions de la Katiba. » Au point d’échanger très souvent – parfois jusque très tard dans la nuit – avec ces cyberactivistes. L’élu, qui a ses entrées dans « les services » et dans les réseaux sociaux, a fait partie de ceux qui ont fait remonter des infos pêchées par les Narvalos :
« J’ai constaté le travail immense des Narvalos ou de CtrlSec. J’ai voulu leur rendre hommage. Les services ne peuvent faire face seuls. Je crois beaucoup à l’action de ces citoyens. »
La KDN sait que ses chances de décrocher la timbale sont nulles mais apprécie le geste. « On ne se rend pas vraiment compte mais ça fait plaisir », sourit Julie. D’autant que la Katiba ne manque pas de travail. Si depuis 2015 la propagande islamiste en ligne a reculé, les réseaux de l’extrême droite violente sont de plus en plus actifs.
(1) Les prénoms ont été changés.
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