Le soleil méditerranéen se couche sur le port de Marseille. Quatorze énormes navires sont amarrés, immobiles depuis des mois. L’un d’eux est en réparation. Ils laissent quelque 1.500 marins étrangers dans l’attente. On est vendredi, le sol est encore brûlant, le silence de plomb. Soudain, au compte-goutte, l’ombre de quelques « seamen » fait son apparition sur l’un des ponts. « Hey ! Shopping’s here ! », crie l’un d’entre eux. Plusieurs descendent les escaliers, certains en courant, d’autres tranquillement les mains dans les poches, l’uniforme tâché.
De quoi améliorer l'ordinaire. / Crédits : Emilio Guzmán
Ils se dirigent vers un camion empli de surprises, ou de denrées qu’ils ont eux-mêmes commandées par e-mail quelques jours avant. « Vous avez les soupes instantanées Mi-Goreng ? Des canettes de jus de litchi ? », demande en anglais un jeune matelot aux traits asiatiques, en tenue de cuisinier. Ils se servent généreusement en chocolat, chips, gel douche, vitamines, épices, barres de céréales… Mais aussi parfois en souvenirs de toutes sortes : une Tour Eiffel en plastique, des cartes postales beaufs, des porte-clés kitsch, des boules à neige de la basilique marseillaise Notre-Dame de la Garde ou du parfum bon marché. Les marins payent généralement en dollars.
À l’origine de ce « shopping » improvisé, l’Association marseillaise d’accueil de marins (Amam), qui partage presque ses locaux avec la Police aux frontières. Marc Feuillebois dirige l’association : « On essaie de leur ramener des produits exotiques qui leur rappellent leur pays, c’est en fonction de leur demande aussi » sans faire de bénéfice. Entre début juin et fin octobre, les équipiers pouvaient sortir du bateau, en restant dans l’enceinte du port. Ce n’est plus le cas depuis le rétablissement de l’état d’urgence sanitaire et l’annonce du couvre-feu le 24 octobre. « Ce sont des règles imposées par les compagnies », tempère ce fils de marin. Parmi les bateaux bloqués, l’un d’entre eux est arrivé le 15 mars 2020. Il n’est parti que la semaine dernière, pour se retrouver dans une situation similaire, mais à Barcelone. « Pour les compagnies qui ont tenté de faire partir leurs bateaux de Marseille cet été, ça n’a pas été un franc succès. La plupart sont revenus à l’automne », témoigne Marc Feuillebois :
« Ces marins n’ont aucune visibilité sur la reprise, c’est dur. »
C'est Marseille bébé ! / Crédits : Emilio Guzmán
« Vous avez 20 minutes », lance une voix un peu autoritaire à ses employés. Chef d’hôtellerie d’origine roumaine, Marius Sima Octaviam surveille, les sourcils froncés, que personne ne s’éloigne du périmètre autorisé. Difficile de le faire parler des conditions de vie à l’intérieur : « Tout le monde est heureux, tout le monde est sain. On vit dans une bulle, il ne faut la rompre sous aucun prétexte », argue le marin en reculant d’un pas. « Nous, on fait attention au Covid. Non, on ne s’ennuie pas. Tout est plus relax, chill. Free internet, free food. All good. » Une seule chose néanmoins lui manque :
« Ma femme et mes filles, je ne sais pas quand je les reverrai. »
Le temps est long. / Crédits : Emilio Guzmán
« Confinés de profession »
Depuis juillet, l’immense Silver Cloud ne bouge pas. Jun, chef d’équipe de ménage, est coincé ici. « On regarde des films, on fait des appels vidéo avec nos amis, on s’occupe comme on peut ». Les couchettes sont individuelles et désinfectées tous les jours. « On est déjà confinés de profession, mais là, c’est pire. J’étais venu en 2019, et j’avais pu visiter la ville de Marseille, au moins », se rappelle le marin de Goa (Inde) :
« Là, on n’est pas en mer, mais on n’est pas vraiment sur terre non plus. »
l’Association marseillaise d’accueil de marins (Amam) ne fait pas de bénéfice sur les produits revendus. / Crédits : Emilio Guzmán
Il attend d’être transféré vers un pays du Moyen-Orient qu’il choisit de taire, où de rares croisières ont lieu.
Ils et elles travaillent à maintenir le bateau prêt à partir « en cas de miracle ». Les navires naviguent quelques heures par semaine, histoire de « faire tourner le moteur » dans la rade. Des habitants de la zone portuaire se plaignent d’ailleurs d’une pollution atmosphérique « anormale » autour de chez eux depuis le confinement. Il y a quand même eu des départs et des arrivées. Originaire des Philippines, Josep est officier de télécommunication. Il n’est à quai « que » depuis deux mois. Il reste positif :
« Je fais ça pour l’argent, que je sois en mer ou pas, c’est huit mois à gagner un salaire en dollars, on ne peut pas se plaindre, je ne dépense rien, avec ça je pourrai acheter un terrain pour ma famille. »
Il ajoute : « De toute façon, chez moi, c’est aussi le confinement, alors c’est un privilège d’être payé à être bloqué ». Ces marins gagnent en moyenne l’équivalent de 1.000 euros par mois. Le week-end, il leur arrive d’installer un panier de basketball sur le pont et de jouer un match. Sigur, Ukrainien, est ingénieur. « Je me suis mis au sport le matin pour passer le temps et casser la routine. On travaille moins que normalement. Le contact social nous manque, c’est certain. » Mais selon lui, « honnêtement quand je vois la situation en France, même si on me permettait de sortir, je resterais sur le bateau, ici tout est sous contrôle, on est en sécurité ».
Les équipages doivent rester pour faire tourner les moteurs et entretenir les navires. / Crédits : Emilio Guzmán
Température contrôlée trois fois par jour
Joann, l’infirmière philippine, masque rose clair, blouse verte ample, achète des chips-tortillas Doritos « pour grignoter devant [sa] série préférée ». C’est la seule femme qui descend ce soir-là. Elles ne sont que quatre à bord, contre 57 hommes. « C’est un peu monotone ici, mais on s’y fait », raconte Joann. « On a même des moments amusants, comme demain, on va faire un barbecue. Tout en pratiquant la distanciation sociale, bien sûr. On change le masque dès qu’on transpire un peu. » Avant de monter dans le paquebot, chaque nouveau travailleur est mis en quarantaine dans un bateau dédié à l’isolement. Et une fois au labeur, les règles restent absolument strictes. « Je prends la température de tout le monde trois fois par jour », affirme l’infirmière. Sa famille l’attend depuis trois mois :
« Mes deux filles vivent avec ma soeur, leur père a été assassiné, ce job est une vraie opportunité pour mon entourage. »
« C’est un peu monotone ici, mais on s’y fait. » / Crédits : Emilio Guzmán
Elle était aussi sur le bateau lors du premier confinement, l’an dernier, et elle a décidé de revenir, pensant que la situation allait s’améliorer. Et aussi parce qu’à Manille « tout est fermé, il n’y a pas de boulot, même pour une infirmière ».
Mécanicien d’origine indonésienne, confiné à bord depuis près de neuf mois, Dan a décidé de rentrer chez lui le 21 avril, « si Dieu le veut » car son précédent vol a été annulé. S’il est tenu de rester sur le territoire à cause de l’épidémie, son contrat pourrait ne pas être prolongé. Il serait alors sans emploi, sans congé payé, toujours bloqué sur le même bateau. Par le passé, il est arrivé que l’association intervienne avec la CGT du port, quand des salariés ont eu des problèmes de non-paiement d’heures supplémentaires. Un marin indien qui vient de farfouiller un quart d’heure dans les cartons avant de trouver un tube de lait concentré remercie Marc Feuillebois d’un tendre : « Thank you, Father (mon père) ». « Je leur ai pourtant dit que je n’étais pas prêtre, mais ils continuent de m’appeler Father, par affection », s’amuse-t-il.
De longs mois loins de leurs familles. / Crédits : Emilio Guzmán
La messe sur YouTube
La « mission de la mer » se rend aussi sur place. Il s’agit de l’aumônerie maritime qui assure le « bien-être spirituel des marins de confession chrétienne » depuis 1951. Le hasard fait que l’un des prêtres en mission au Diocèse de Marseille, le « père Percival Redoña », est Philippin. Celui-ci a demandé à ce que les travailleurs chrétiens puissent célébrer Noël sur le bateau. Après autorisation de la préfecture, c’est finalement l’archevêque de la seconde ville de France, « Mgr » Jean-Marc Aveline, qui a donné des messes sur sept bateaux différents les 24 et 25 décembre dernier. L’expérience s’est renouvelée le dimanche et lundi de Pâques, dans la salle de spectacle, en huit langues (dont le tagalog parlé aux Philippines).
Ce sont les seuls à avoir pu monter sur les bateaux. Et donc les seuls contacts extérieurs depuis des mois pour les marins. « C’était une expérience tout à fait inédite : nous avons réalisé un test PCR 48 heures avant. Quand on est arrivés masqués à la porte, ils nous ont retiré nos masques pour nous en mettre des nouveaux. Ils nous ont désinfecté entièrement, tous les gestes barrières étaient respectés à la lettre, on n’est même pas restés discuter ou manger un bout avec les croyants, toute une discipline », raconte Jean-Philippe Rigaud, diacre et marin à la retraite, qui a aidé à l’organisation de la cérémonie. « Le risque de contagion sur un bateau est très élevé, imaginez les conséquences que cela aurait… »
Depuis cet événement, il a décidé de proposer aux marins de regarder la messe une fois par mois sur la chaîne YouTube du diocèse. Même si la plupart des marins bloqués ne sont pas catholiques, mais musulmans ou orthodoxes, le dispositif semble marcher. Le 6 mars dernier, « la vidéo a atteint le record des 997 vues » indique fièrement le diacre. Le mistral s’est levé, à mesure que la nuit tombe sur le port éclairé de toutes parts. « Quand l’activité reprendra, ce sera petit à petit », pointe Marc Feuillebois l’air triste, « même avec le vaccin, c’est peu probable que les paquebots reprennent 5.000 touristes comme avant. Il leur faudra plus de place en cas de variants. La contamination va très vite sur un bateau ».
« On essaie de leur ramener des produits exotiques qui leur rappellent leur pays, c’est en fonction de leur demande aussi. » / Crédits : Emilio Guzmán
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