Chez Free, on se vante d’avoir un service client accessible par téléphone sept jours sur sept, de sept heures du matin à minuit, toute l’année sauf le 25 décembre et le 1er janvier. Pas mal comme publicité et pratique pour les clients. Mais pour fournir ce service, l’entreprise française impose des cadences infernales à ses « conseillers » en partie installés au Maroc. Et durant la période du confinement, la situation s’est encore dégradée.
Durant au moins quinze jours, les équipes marocaines de Free (comme les françaises, majoritairement passées au télétravail) ont été contraintes de travailler plus pour assurer le service. StreetPress a recueilli plusieurs témoignages de conseillers techniques, pour la plupart jeunes et diplômés. Ils racontent une véritable souffrance au travail. Ils font face à la fois à la peur du coronavirus, à de fortes pressions de leurs managers et à un rythme de travail encore plus intense, frisant régulièrement le burn-out. À l’autre bout du fil, c’est un flux ininterrompu de clients français confinés parfois hargneux, dépendants d’internet pour télétravailler et excédés par l’indisponibilité des techniciens.
Des call centers sous tension pendant le confinement
Au royaume chérifien, un peu plus de 1.800 personnes travaillent dans les deux centres d’appel de Free. L’activité de l’opérateur téléphonique français est répartie entre Total Call à Casablanca, 1.200 salariés, et Résolution Call à Mohammédia , 620 employés. C’est l’un des travailleurs de cette seconde entité qui nous a contactés pour tirer la sonnette d’alarme.
Le confinement en France s’est rapidement répercuté sur les salariés de Résolution Call : l’utilisation accrue d’internet chez les particuliers (notamment pour télétravailler) a engendré une hausse importante du volume d’appels reçus par le service technique marocain et donc de la charge de travail. Dans une vidéo à destination des employés que nous avons pu consulter, la directrice de la relation abonnés Angélique Gérard a annoncé la couleur dès le début du confinement :
« Je vous informe que nos équipes (…) feront une heure supplémentaire chaque jour à compter de vendredi et jusqu’à nouvel ordre. »
Refus de télétravail et 45 appels « minimum » par jour
Début mars 2020, le Maroc enregistre ses premiers cas de coronavirus. Le 20 de ce même mois, les autorités décrètent un confinement partiel : pas de sorties avant 18 heures sauf pour les personnes qui doivent impérativement aller travailler et télétravail pour les autres. Selon Free et les syndicats, 57% des travailleurs de Résolution Call sont passés en télétravail. Plusieurs salariés interrogés disent toutefois s’être vu refuser le boulot à distance alors qu’ils y étaient éligibles. « C’était difficile, on avait peur de contaminer nos familles », souffle Hicham (1).
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Pour ceux qui sont contraints de venir sur site, l’entreprise fournit bien des masques, du gel hydroalcoolique et assure la distanciation physique. Mais les salariés bossent 45 heures par semaine et les cadences sont infernales. Chaque jour, ils prennent une cinquantaine d’appels et ne doivent pas dépasser les dix minutes avec les clients. « C’était très pénible avec le flux important, on avait à peine le temps de respirer, avec maximum cinq à dix secondes entre deux appels », raconte Jaouad (1). Du côté de Free, on assure que la durée entre deux clients n’a pas changé. « Le travail était très dur avec les heures supplémentaires, la pression constante des managers », estime pourtant Ali (1). Car les techniciens sont en permanence surveillés. Naoufel (1) détaille :
« Les responsables plateaux faisaient des écoutes à chaud pour trouver des choses à nous reprocher. »
Interdiction d’aller pisser pendant des heures
Les salariés sont d’autant plus fatigués que le Ramadan est tombé en plein confinement. Comme le veut la tradition musulmane, la plupart ne mangent ou ne boivent qu’à la tombée de la nuit. Pour rompre le jeûne (ftour), ils disposent d’un break de vingt minutes vers 19h40. Mais ensuite, il n’est plus question de prendre une pause, jusqu’à la fin de la journée. Y compris pour les besoins les plus pressants ! Mohammed (1) s’indigne :
« On a soif, on boit beaucoup d’eau et puis on n’a plus le droit d’aller aux toilettes ! »
Pour le dire plus prosaïquement, après avoir bu – et abondamment – pour la première fois de la journée, il est interdit d’aller pisser. Une situation qui les fait sortir de leurs gonds.
« On devait prendre le ftour à 19h40, c’était juste des dattes et de l’eau, puis attendre jusqu’à 21 heures ou 22 heures sans pause », précise Naoufel, qui commence son service dès midi. « Pendant trois heures [après le ftour] tu n’as plus de pauses ni le droit de manger quelque chose à ton bureau », renchérit Ali. Free, de son côté, préfère mettre en avant que le ftour « est offert aux salariés » (les fameuses dattes). Et plastronne que les employés ont pu le prendre « chez eux » à partir du 18 mai, soit cinq jours avant la fin du Ramadan, sur tout le mois de l’événement.
Pas de répit pour ces travailleurs marocains, qui ont également subi l’ire des interlocuteurs hexagonaux. Comme il n’y a à l’époque « pas de rendez-vous disponibles chez Free », pandémie oblige, tout problème qui nécessite l’intervention d’un technicien n’est pas réparable : « On ne pouvait que mentir ou essayer de calmer ces abonnés qui n’avaient plus accès à internet », se souvient Naoufel. Certains abonnés ont rappelé « toutes les heures ». Une angoisse pour les hotliners locaux car un abonné « sans accès internet depuis une semaine ou même plus » met « automatiquement » un zéro pointé en satisfaction client, selon Naoufel. Ce qui met les salariés sur la sellette vis-à-vis de la direction. D’autant qu’ils se font insulter par « un abonné sur cinq ». Naoufel énumère :
« “Vous êtes des clowns qui ne servent à rien”. “Des incompétents”, “opérateur de merde”, “conseiller de merde”… »
Free veut faire taire ses salariés marocains
Chez Résolution Call, tous les salariés interrogés ont exigé l’anonymat. Certains ont usé de la ligne téléphonique d’un collègue afin de ne prendre aucun risque. D’autres ont imposé une discussion par écrit, de peur de voir leur voix enregistrée. Si ces employés ont usé d’autant de précautions, c’est que dans cette filiale de Free au Maroc, défendre ses droits c’est risquer son job.
En effet, fin mars 2012, un mouvement de grève traverse Total Call, l’autre centre d’appel de Free au Maroc. Des travailleurs créent un bureau rattaché à l’Union Marocaine du Travail (UMT), l’un des principaux syndicats marocains. Ils réclament notamment une hausse des salaires et le respect des jours fériés chômés, dénoncent des licenciements abusifs, les cadences infernales et la qualité de la nourriture servie. Angélique Gérard, directrice de la relation abonnés, se rend en personne au Maroc pour mater la grève et faire du chantage à l’emploi. « Grosso modo, elle a dit aux autorités : “Si je n’obtiens pas ce que je veux, je m’en vais ailleurs”. Ce qui est le discours de pas mal d’investisseurs au Maroc », se rappelle Ayoub Saoud, secrétaire général de la fédération centres d’appels et offshoring pour l’Union Marocaine du Travail (UMT), qui a participé aux négociations.
Les salariés maintiennent malgré tout la mobilisation. Free décide alors de licencier les travailleurs en grève. Dans un mail envoyé à Maxime Lombardini, directeur général d’Iliad, et dévoilé par l’émission Cash Investigation, Angélique Gérard écrit :
« En réalité nous n’avons encore que 50 grévistes (…) nous liquiderons les 50 détracteurs. »
Elle a tenu parole, confirment nos sources. Selon Ayoub Saoud, chaque année depuis 2012, des salariés ont tenté de monter des sections syndicales et ont été évincés, jusqu’en 2017 où ils sont parvenus à s’imposer. Leur marge de manoeuvre semble toutefois réduite dans les deux centres d’appel, notamment chez Résolution Call. Les salariés interrogés ne leur font guère confiance.
Avant le confinement : cadences folles et primes fantômes
Si les conditions de travail semblent s’être dégradées durant la période du confinement en France, elles étaient apparemment déjà pénibles. D’après Free, Résolution Call, qui accueille notamment l’assistance technique, pratique des plannings rotatifs de façon à ce que les salariés puissent bénéficier du week-end au moins trois semaines sur cinq.
Au total, les collaborateurs travaillent entre 40 et 41 heures par semaine, avec 18 jours de congés payés par an (comme prévu par la loi marocaine, qui fixe la durée du travail à 44 heures hebdomadaires). Dans des conditions pour le moins difficiles.
Rien d’étonnant pour Xavier Niel. Dans une vidéo rendue publique par Cash Investigation, le fondateur de Free assume délocaliser une partie de ses services au Maroc pour des salaires moins chers et un droit du travail plus permissif :
« Vous avez une économie de coûts, oui, mais surtout vous avez des lois sociales plus souples qui permettent de faire travailler simplement les gens le weekend, la nuit… »
Les salariés interrogés s’accordent sur un point : si le confinement a été un cauchemar, travailler chez Résolution Call, c’était déjà « la merde » ; un environnement de travail marqué par un stress constant, des objectifs inatteignables, la toute-puissance des managers – une pause pour aller pisser doit être préalablement autorisée par un chef – et l’impératif de s’adapter constamment aux flux d’appels.
« Un appel ne doit pas dépasser 15 minutes, et entre deux appels on ne doit pas laisser passer plus de 15-20 secondes. Les responsables nous mettent énormément de pression pour ça, pour toucher leurs primes, on vient même si on est malades », soupire Ali. « Si tu dépasses 15 minutes pour un appel tu es convoqué par ton responsable », confirme Naoufel. « Il y a beaucoup de stress, les chiffres doivent être constamment bons. Si ça baisse, on te met la pression, les responsables écoutent les appels », poursuit Mohammed. « On doit s’adapter constamment au flux d’appels », dit Jaouad.
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Pour un conseiller technique chez Résolution Call, le salaire fixe est de 4.500 dirhams soit 418 euros, plus un forfait pour déjeuner de 500 dirhams (46 euros). À cela s’ajoutent des primes sur objectifs qui peuvent atteindre jusqu’à 3.500 dirhams (321 euros). Mais pour les décrocher, il faut être irréprochable sur plusieurs indicateurs : la durée de l’appel (pas plus de quinze minutes), le fait que l’abonné ne rappelle pas dans les sept jours et le score obtenu au questionnaire de satisfaction envoyé au client après l’appel. Du moins en théorie…
« Il faut travailler comme un âne pour toucher les primes », résume Ali. « Les primes sont difficiles à atteindre », confirme Mohammed. « Si tu bosses vraiment très bien tu peux avoir la deuxième ou troisième tranche de prime, [mais pas la plus élevée] », précise Naoufel. Pour être payé plus, certains arrivent à prendre jusqu’à 60 appels par jour avec les heures sup’. Naoufel en est incapable : « Je n’arrive pas à dépasser les 50 ». Selon ces salariés, même une fois les objectifs atteints, ces primes peuvent vite sauter, explique Ali :
« Un retard, une absence, oublier de laisser un commentaire sur deux dossiers, bref si tu ne suis pas les ordres [à la lettre], pas de prime. »
« Si tu historises mal deux appels sur cent, si tu cumules de petits retards, c’est zéro prime. Et au bout de trois avertissements tu peux être licencié », ajoute Naoufel. « Le moindre prétexte est bon pour faire sauter la prime », résume Mohammed. Ce que conteste sans surprise Free. Selon l’opérateur, chez Résolution Call, « une prime n’est en aucun cas annulée pour un appel raccroché accidentellement. Une “faute” impactant la prime peut être liée à la mauvaise gestion d’un abonné par exemple ou à une fraude avérée ».
Un besoin de régulation
Deux problèmes principaux semblent affecter le secteur de la relation client au Maroc, chez Free comme dans d’autres entreprises. Premièrement, les entreprises ont les coudées franches concernant les horaires, les jours travaillés, les temps de pause, les salaires… C’est le flux des appels qui gouverne et les salariés doivent s’adapter. Deuxièmement, les travailleurs interrogés déplorent la gestion des ressources humaines : des managers peu formés qui mettent une pression inutile aux salariés, l’absence d’évolution professionnelle pour les conseillers… « Le secteur de la relation client possède des spécificités (amplitude horaire large, travail les weekends et jours fériés) qui ne sont pas intégrées au code du travail. Nous subissons la flexibilité qui est sensée attirer les investisseurs étrangers. Dans certaines entreprises, le temps de travail est annualisé, entièrement organisé en fonction des courbes d’appels. Nous avons besoin d’une convention collective sectorielle nationale pour le secteur », soutient Ayoub Saoud.
Selon le syndicaliste, celle-ci devrait en priorité : encadrer la planification des heures ; fixer le nombre d’heures hebdomadaires maximales à 40 ; donner des salaires forfaitaires ; accroître le nombre de jours de congés ; accroître la part du fixe dans le salaire et instaurer un « SMIC sectoriel » ; prévoir des formations pour l’évolution et la reconversion des personnels. « Le secteur ne doit pas générer des richesses que pour les employeurs », conclut-il. Sur ce point, Free n’a peut-être pas tout compris.
(1) Tous les prénoms ont été changés.
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