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    22/10/2010

    Rencontre autour du brasero avec ces bloqueurs qui t’empêchent de faire le plein

    A la raffinerie de Grandpuits : c'était l'avant-dernière nuit, on y croyait encore

    Par Benjamin Gans

    Etudiants, squatteurs, enseignants, cheminots: ils attendaient les CRS avec les syndicalistes de la raffinerie. 24 heures avant qu'ils ne se fassent dégager, StreetPress a découché avec ces militants.

    Se rendre à la raffinerie de Grandpuits, c’est une expédition : cent bornes aller-retour, avec en prime, une chasse au gazole. Après une quête d’une 1h30, et 45 minutes d’attente dans une station service aussi miraculeuse qu’une oasis, je roule enfin vers le sud de la Seine-et-Marne. Sur la route presque déserte, je croise ici et là des voitures abandonnées sur le bas côté.

    Une raffinerie la nuit est un spectacle impressionnant, presque terrifiant. C’est comme un échafaudage de plusieurs kilomètres, maculé de lumières scintillantes et de cheminées d’où sortent des flammes et de la fumée. Un épais nuage à l’odeur gênante s’échappe de la station d’épuration voisine et recouvre la raffinerie. C’est au pied de cette immense couronne de béton et de fer posée sur les champs de betterave de la Brie que se trouvent, sans doute, les hommes les plus déterminés du conflit contre la réforme des retraites. Je croyais trouver quelques syndicalistes austères. En fait, je vais découvrir un cortège version service minimum constitué de cheminots, profs, chômeurs, retraités, artistes et postiers.

    Reggae music et chasubles CGT

    Arrivé à 23h, je suis accueilli par un vieux reggae que crache la sono installée dans la camionnette CGT postée entre la raffinerie et les bâtiments administratifs. De près, l’usine ne fait plus peur. Face à la grille des journalistes d’Itélé et BFMTV se relaient. Une cinquantaine de personnes entourent un feu. On distingue facilement les civils des ouvriers, qui ont gardé leur tenue de travail, parfois leurs casques et surtout un chasuble estampillé CGT. Les cadres du mouvement sont sur le point d’aller se reposer avant la prochaine AG à 6 heures du matin.

    La raffinerie Grandpuits :

    Située en Seine-et-Marne, la raffinerie a finalement été réquisitionnée vendredi matin, aux alentours de 9h. Symbole de la contestation francilienne, l’évacuation a eu lieu après un face-à-face très tendu avec les grévistes.

    Effectif : 430 salariés

    En grève : Principalement les ouvriers qui font les « 3 huit », soit près de 250 personnes.

    Politique : Selon Franck Manchon, « la raffinerie est en CDD de 5 ans » depuis le gel négocié avec la direction lors de la mobilisation à la suite de la grève contre la raffinerie des Flandres en février 2010.

    Direction : Aucune affinité avec la nouvelle direction en place depuis 3 ans « on ne vit pas du tout dans le même monde, il y a vraiment aucune compréhension du monde ouvrier, ce patron ne comprend que le rapport de force. »

    Soutien : Le site créé par les syndicats pour les soutenir, c’est ici

    Cédric Franco, 35 ans, 15 ans de maison, délégué intersyndical, a les petits yeux rougis de quelqu’un qui dort peu depuis trois jours, mais il garde un sourire confiant en regardant la troupe réunie autour du braséro. « J’ai du mal à réaliser l’impact de la mobilisation au niveau national ! » me dit-il quand je lui raconte les articles parus sur la détermination des ouvriers de Grandpuits . Il devine que quelque chose d’important est en train de se passer car de nombreux corps de métier ont rejoint le piquet de grève.

    Les trois mousquetaires de La Poste

    A la recherche d’un café chaud sous la tente d’approvisionnement, je suis gentiment pris à partie par une bande de cinquantenaires: ce sont les trois mousquetaires de La Poste qui sont venus soutenir leurs camarades sans l’ombre d’une hésitation. Pince sans rire, Fabrice, Philippe et Christian en ont gros sur la patate et sont remontés comme des coucous suisses.

    Derrière leurs premières blagues transparaît une longue amertume : celle de voir leurs collègues postiers aussi peu solidaires du mouvement. Car ils auraient largement préféré gérer la grève au centre de Bobigny, mais La Poste n’est plus ce qu’elle était.

    « En quelques années, l’organisation de La Poste a été complètement modifiée et la mobilisation syndicale est devenue très difficile ». Ils sont en grève illimitée depuis le 12 sauf qu’ils sont minoritaires, du coup ça ne se voit même pas. « C’est fini l’esprit de corps à notre niveau, maintenant l’organisation du travail fait que c’est plus difficile de motiver les gens. » S’ils sont là, c’est parce qu’ils pensent que si la réforme passe, alors « après le gouvernement s’attaquera à la Sécu et ensuite c’est notre statut ! C’est le service public qui est en danger » soupire Fabrice.


    Une raffinerie stratégique La raffinerie de Grandpuits est l’une des douze raffineries présentes en métropole. C’est surtout l’unique raffinerie en Île-de-France. Elle gère une capacité de 4,8 de mégatonnes d’hydrocabures par an.

    « C’est Total qui a demandé l’arrêt de la production »

    Près d’eux, je reconnais Franck Manchon, 42 ans, 18 ans de maison : c’est le délégué CGT de la raffinerie. Il est à bloc, et veille autant à motiver les troupes qu’à faire le ménage sur la table trop encombrée par les restes de cakes et gobelets. Il m’informe d’un fait peu rappelé dans les médias : « C’est la direction de Total qui a décidé de l’arrêt de l’activité, pas nous. Nous on faisait la grève mais on avait juste ralentit les cadences. » Et ça, il n’en revient toujours pas, c’est à n’y rien comprendre « soit la direction veut aller plus loin que la CGT pour défendre nos droits, ce qui paraît surprenant, soit ils parient sur un pourrissement du conflit. » Il termine notre conversation en prenant par la manche un jeune homme qui passait devant lui une tablette de chocolat au lait dans la main : « C’est vous les cheminots ? »

    Les cheminots force deux

    Navigant dans la foule, on pourrait les prendre pour des vigiles avec leurs bonnets et leur regard dur : Fabrice 30 ans et Romain 23 ans sont de jeunes cheminots et ont fait une longue route pour venir soutenir le mouvement. Ils ont les crocs et vont s’enfiler une tablette de chocolat au lait et une baguette informe ramollie par l’humidité. Ils auraient presque l’air détendus, mais on sent qu’ils bouillonnent de l’intérieur. Romain m’avoue qu’il a la haine. Et dès qu’on aborde le sujet de la réforme, on ne peut plus les interrompre : « Il faut surtout pas que cette réforme passe ! ». Ils en sont convaincus « on est déjà en 2012 ! Ici, c’est un symbole. Si Sarko gagne cette bataille, alors c’est fini, il pourra faire ce qu’il veut ! » Les deux amis sont revenus du syndicalisme, Fabrice a déjà donné, il s’est senti floué en 2007 quand la direction de la CGT a décidé pour lui de la fin du conflit.


    « On est déjà en 2012 ! Ici, c’est un symbole. Si Sarko gagne cette bataille, alors c’est fini, il pourra faire ce qu’il veut ! »

    La patrouille veille au grain

    Il est presque deux heures du matin. Des jeunes tapent sur djembé et la guitare joue des airs révolutionnaires tandis que je discute avec Laurent qui veille au grain. Il fait partie du service d’ordre, le casque sur la tête, les stickers sur la visière, le gilet sur le dos, ils veillent, encadrent les troupes tandis que le froid s’abat plus durement sur les ombres autour des palettes en feu.

    « Il y a beaucoup de jeunes et il y a un peu de boisson, on ne voudrait pas qu’il y ait de coma éthylique » me glisse-t-il. Nous sommes interrompus par l’Internationale, le vieil hymne communiste que les plus jeunes chantent gaiement. « Quand ils commencent à chanter l’Internationale, c’est qu’ils ont trois grammes… » me lance-t-il rigolard en regardant son collègue. « Ca fait longtemps que je l’ai pas chantée » ajoute-t-il.

    Fabrice, chômeurs 52 ans, 5 heures en transport et 10.000 volts

    Il traînait autour de moi depuis quelques minutes et s’insère dans la conversation comme on met un pied dans une porte qui se ferme. Fabrice est un drôle de type, que les vapeurs de l’alcool commencent à rendre doucement agressif. « Je suis cuistot au chômage depuis quatre mois. J’ai 22 ans de métier, et quand j’ai vu les infos, je me suis dit qu’y fallait que je vienne. Note tout ça hein ! Parce que vous les journalistes… » Chaque phrase est répétée deux fois avec l’index en l’air. Avec la pénurie d’essence, je lui demande comment il a fait pour venir jusqu’ici. « Mais je suis venu en train moi ! » pérore-t-il « J’ai besoin de personne. J’ai mis cinq heures depuis Paris 19ème : métro, train et le car que j’ai attendu une heure ! » Il aimerait bien que ça chauffe, Fabrice. Et si les CRS débarquent, « il est prêt » me dit-il, en me montrant rapidement l’intérieur de sa veste au fond de laquelle je ne distingue rien. Fabrice a dépassé les 10.000 volts depuis longtemps mais heureusement les gars de la sécu l’ont à l’œil.


    « Le camion mojitos-manifs de la CGT Grandpuits, c’est extraordinaire ça »


    « Note tout ça hein ! Parce que vous les journalistes… »

    Claire, 27 ans, enseignante et son crew

    Assis sur un banc face aux flammes, je tombe sur une jeune femme menue, à la conversation animée. Claire, 27 ans, enseignante dans un collège de Seine-Saint-Denis discute mobilisation dans son établissement avec ses amis. Ses petits yeux bleus s’animent quand il faut expliquer sa venue ici : « Je n’ai pas hésité une seconde, je pensais venir bientôt mais quand on a appris que les CRS risquaient de débarquer cette nuit, on s’est rapidement organisés ». Et combien sont-ils alors ? « On est une vingtaine quand même ! Il y a des enseignants, des animateurs, des étudiants… » Et si le mouvement s’arrête, comment le prendra-t-elle ? « On continuera le combat. Je serai sûrement déçue mais bon… », avoue-t-elle dans un sourire.

    Alex, auto entrepreneur, « c’est impressionnant une raffinerie !»

    A quatre heures, il commence à faire faim. Je rejoins le barbecue sur lequel cinq chipos crépitent. Plusieurs jeunes attendent leur dû, et notamment Alex, 22 ans avec un look impayable : petite barbe sur son visage poupon, dreadlocks courtes et manteau de fourrure. Je pensais qu’il se prenait pour Napoléon avec sa main rangée sous son manteau, en fait il tenait une bouteille de whisky. « Je fais partie d’un squat rue du Chemin Vert à Paris et on est venus soutenir les ouvriers. On les a rencontrés pendant la manif de samedi… moi ça m’intéressait aussi de voir une raffinerie. » Mais « je m’attendais à plus de monde » ajoute-t-il. En me retournant, je constate en effet que beaucoup ont déserté. Nous ne sommes plus qu’une quarantaine à tout casser. Les musiciens ont rangé leurs instruments et les autres dorment à poings fermés.


    « Je vais essayer de préserver ma voix, sinon je vais finir comme Bruel, cet enculé »

    6h30 toujours pas de CRS à l’horizon

    Dès 5h30, les voitures se mettent à défiler sur le parking. C’est la relève de 8h qui débarque en force et en forme. Les visages sont gais et reposés. L’AG va bientôt avoir lieu. A 6h, nous sommes près de 150 face aux trois représentants syndicaux qui s’apprêtent à remotiver les troupes. Charles Foulard remonté à bloc relance Marx à la sauce 2010. « Dans cette lutte de classes, le nerf de la guerre, c’est le pognon et c’est la solidarité ouvrière. […] Alors les Mojitos manif , c’était gigantesque !» (voir la vidéo) Son public tout acquis à la cause lance des « Sarko à la Bastille ! » L’AG est finie. Toujours pas de CRS à l’horizon. « Ils viendront pas ce matin, je les ai pas croisés en venant. Ca se remarque un cortège de gendarmes… » Ils arriveront le lendemain, quand tout le monde sera encore plus fatigué.

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    Source: Benjamin Gans | StreetPress

    Crédits photos: Benjamin Gans | StreetPress

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