En ce moment

    15/10/2013

    Le spam représente plus de 72 % du trafic mondial d'e-mails

    Le spam fête ses 35 ans

    Par Kiblind

    Après 35 ans de (dé)loyaux services, c'est selon, le spam est-il devenu un sujet de ringardise numérique ou un objet culturel, fréquentable par tous, à la lisière du pop art ? Réponses en avalant du porc pré-cuit devant la messagerie.

    « Je vous écris dans le but d’obtenir votre coopération et votre confiance en vue d’effectuer une affaire urgente avec vous, c’est une proposition sincère et noble que je vous fais. Je souhaite solliciter votre aide dans la migration et l’investissement dans votre pays de l’héritage qu’a pu me léguer mon Père. » Dans la suite du message, long comme un fleuve et enclin aux fautes d’orthographe, Chantal Kouakou nous apprend que son père, le Dr Kouakou Bah Théodore, était directeur d’une société d’extraction d’or en Sierra Leone. Nous pourrions donc l’aider, c’est évident, à rapatrier une caisse métallique, bourrée de dollars, en échange d’une commission de 15 %.

    Malgré le bon plan, la sollicitation est un scam, une variante du spam également appelée “fraude 4.1.9” (ou arnaque à la nigériane), en référence à l’article concerné dans le code pénal local. Malgré un contenu très absurde, généralement agrémenté d’une phase terminale ou d’un conflit armé, certains destinataires se laissent quand même piéger. « Sur Internet, il y a des publics plus vulnérables que d’autres, notamment chez les plus âgés, explique Christine Goubert, fondatrice de l’Association des Victimes d’Escroquerie à la Nigériane en Europe (AVEN) ». Si les affaires se raréfient pour les propositions les plus grossières, elles explosent en revanche dans le cas des romances scam (se faire titiller sur un site de rencontres pour une amourette peu rentable) et des arnaques à la webcam (se faire titiller pour enlever le haut devant un maître-chanteur qui a la bande) : « Le Nigeria et la Côte d’Ivoire se sont partagé le marché, anglo et francophone, mais il fait de plus en plus de victimes : nos 400 adhérents se sont fait escroquer, en moyenne, à hauteur de 20.000 euros, sans compter tous ceux qui n’osent pas témoigner ! ».

    Le Nigeria et la Côte d’Ivoire se sont partagé le marché, anglo et francophone

    Father of spam L’association, qui dispose de moyens limités, les écoute, les conseille, parfois jusqu’à l’étape judiciaire. « Mais dans la plupart des cas, il ne se passe rien, car la loi française est difficilement applicable. Et puis, vous savez… la Côte d’Ivoire, c’est une ancienne colonie… ». Pas sûr qu’on ait envie de comprendre…

    Pas sûr, non plus, que Christine Goubert, elle-même victime, soit l’invité surprise de Gary Thuerk pour le 35e anniversaire de son bébé éternel : en 1978, cet ancien commercial de la DEC (Digital Equipement Corporation) utilisa le réseau Arpanet, ancêtre d’Internet, pour promouvoir un nouveau produit informatique auprès de 600 prospects. Le premier spam était né : un message non sollicité, envoyé par e-mail. Trente-cinq ans après les faits, Thuerk porte des chemises brodées (« Father of Spam ») et se retrouve toujours bien placé dans le classement des 40 personnes ayant changé la face de l’Internet (comprenez : le monde) ; son invention, quant à elle, a connu l’échappée belle pour devenir un méta-phénomène du web, représentant aujourd’hui plus de 72 % du trafic mondial d’e-mails.

    Mail in Black Évalué à plus de 130 milliards de messages quotidiens, le spamming recouvre un magma protéiforme, composé d’envois publicitaires, plus ou moins louables (Viagra, Rolex, faux diplômes et produits pharmaceutiques illégaux), d’arnaques en tous genres ou d’usurpation d’identité sur fond d’hameçonnage. Bref, que du joli, sans compter l’organisation nébuleuse du système, ses « machines zombies », ses spammeurs en cavale, ses serveurs offshore et son économie parallèle, estimée à plusieurs centaines de millions de dollars chaque année (revendeurs d’adresses, routeurs). A la tête de Spamit, spécialisée dans la promotion de pharmacies en ligne, le russe Igor Gusev, surnommé le « Roi du spam », aurait ainsi généré plus de 150 millions de dollars en trois ans, avant de disparaître, en 2010, traqué par les autorités ; sa fuite entraîna une baisse instantanée de 20 % du volume mondial d’envois.

    Cela étant, de nouveaux royaumes apparaissent à chaque évolution de l’éco-système. « Le spam classique, type Viagra, est assez stable, explique Capucine Roche, chef de projet marketing à Mail In Black, un des leaders français du blocage, mais les e-mails à caractère informatif, non assimilés à des spams, sont en pleine explosion. C’est le cas, par exemple, d’une newsletter non sollicitée ». Le système MIB permet justement de les limiter, grâce à une authentification personnalisée de l’émetteur. Et si la solution semble autant séduire les professionnels, c’est que le spam a un coût, car il consomme de la bande passante et du temps; certains calculs évalueraient d’ailleurs à 2,5 jours, par actif et par an, la durée consacrée à la consultation et la suppression des messages. Les spammeurs n’ont pas non plus la main verte, puisque la consommation électrique annuelle, induite par l’envoi des e-mails et les logiciels anti-spam, serait aussi polluante que trois millions de voitures. Un vrai pourriel, comme on dit au Québec…

    Les e-mails à caractère informatif, non assimilés à des spams, sont en pleine explosion

    Culture de masse Malgré les discours de Cassandre et une lutte anti-spam, devenue acharnée, sur le plan logiciel et judiciaire mondial, il serait exagéré de penser que l’objet ne fait pas rigoler. Connu et reconnaissable par tous, il se retrouve même, avec la société numérique, dans une sorte de nouvelle culture populaire, relayée par le web, qui s’amuse de tout, même de ses faiblesses. A l’origine, le terme « spam » n’a d’ailleurs pas été inventé par un anti-virus larmoyant : il a été repris d’un célèbre sketch des Monty Python. Diffusé en 1970, la scène se déroule dans un restaurant où la serveuse ne propose que des plats à base de spam, la célèbre marque américaine de jambon en boite, qui a fait la fortune de son inventeur et l’infortune gastrique des GI durant la Seconde Guerre mondiale. Mrs. Bun déteste la petite “cochonnerie”, mais la serveuse la bombarde de spams, aidée par un chœur improbable de Vikings, sur la table voisine.

    Selon la légende, de mieux en mieux établie, les premiers geeks modernes, grands amateurs des Monty Python, auraient massivement diffusé le sketch sur le web, au moment où le média vidéo commençait à chauffer le réseau ; l’accumulation de « spams » serait restée pour qualifier la petite cochonnerie des messageries. Quoi qu’il en soit, au-delà de ses fautes d’orthographes et ses images ratées, le spam bénéficierait ainsi d’une première identité culturelle. Elle se retrouve aujourd’hui en sixième position, sur une soixante de cimaises, dans la collection virtuelle proposée par The Big Internet Museum, loin devant Lycos ou PBJT (la “banana dancing”).

    Spam Radio « J’ai été l’un des premiers croque-escroc français », explique, sérieusement, Christine Goubert, rappelant qu’il y a toujours plus absurde qu’un spam. Le scambaiting n’est pas une blague : c’est une pratique, répandue sur le web, à travers laquelle des « scammés » essaient de piéger, à leur tour, les escrocs. « Le but était de leur faire perdre du temps, et donc de l’argent », au moment où les connexions se réglaient encore à la minute, et aux cybercafés. Concrètement, les scambaiters font semblant de répondre aux sollicitations en cherchant, pas dessus-tout, à ridiculiser leurs interlocuteurs, avec un prétexte simple : vérifier qu’ils existent.

    Si la pratique semble un peu dépassée, avec le recul du 56 kbit/s, elle a fait des émules, partout sur le web et laissé des empreintes, en forme de “trophées”. Le site 419eater, par exemple, revendique toujours la plus grande communauté de scambaiters au monde et une Trophy room bien garnie, qui frise complètement l’irréel : on y voit, par exemple, un « scammeur » portant un poisson sur la tête, un couple d’arnaqueurs en toute petite tenue (une feuille) ou deux hommes en soutien gorge, soulevant un troisième et s’adonnant manifestement à un concours suggestif de courgettes. Bref, c’est l’éclate, la vraie, et une manière plus générale d’illustrer l’oisiveté numérique, qu’il s’agisse de contre-kemser un spammer ou de battre le record du plus long visionnage de nyan cat sans arrêt (10 heures).

    Jesus Cristo Au-delà de ses fonctions immédiates, le scambaiting montre surtout que le spam est devenu un véritable gisement, générant des collections, des concours ou des relais médiatiques. Sur Rue89, on a par exemple retrouvé le scam « le plus poétique » : une longue histoire, bien pathos, de « bien aimée en Christ » et de « brève maladie de 4 jours », se terminant évidemment par un plan financier à 1 million de dollars. De leur côté, les artistes Richard Airlie et Ian Morrisson ont même lancé une « spam radio » musicale, basée sur un flux audio continu de messages réels, mi-porno, mi-spirituels.

    Le but était de leur faire perdre du temps, et donc de l’argent

    Bien aimée en Christ…

    « Les spams sont tout simplement hilarants, explique Elliott Burford, directeur artistique et illustrateur australien (Nike, Google, Benetton), établi à New York. Comme tout le monde, j’en reçois beaucoup et j’ai commencé à ré-interpréter leur signification, en m’appuyant sur des contenus récurrents. » En 2009, avec son trait simple, tout en finesse, il réalise une série originale de 20 illustrations, directement inspirées par les titres des e-mails. Son extrapolation dessinée du menu Best Of Big Mac permet, par exemple, d’apposer un message parfait : « Feel great increasing your dimensions ». Même chose pour une bague illustrée, brillant dans son écrin : « Make her your woman with your tool today ». La série a été publiée dans un recueil de cartes postales et exposée à Lisbonne. « Elle est finie, mais ça pourrait être fun de poursuivre l’aventure dans le cadre d’un magazine ».

    Compte POP Si la marque déposée de viande en conserve a déjà son musée (16 000 m2, à Austin) et son Warhol, inspirée des Campbell’s Cans, le spam informatique a quelques arguments pour entrer dans l’histoire en mouvement du pop art : c’est un phénomène de masse, inspirant de nombreux créatifs. Dans la foulée des scambaiters et autres geeks en mal de vie active, les artistes numériques ont été logiquement les premiers à s’en emparer. Depuis plusieurs années, par exemple, Alex Dragulescu créé des images et des sculptures visuelles à partir d’un programme informatique maison, exclusivement alimenté par les spams. Le résultat donne d’étonnantes compositions florales et autres structures architecturales que l’auteur édite, en série limitée, sur papier : jusqu’à 800 dollars l’unité. De son côté, l’allemand Malte Steiner a inventé une installation interactive, inspirée des jeux de tir subjectif, à travers laquelle le regard évolue dans un univers 3D, entièrement spammé. D’autres performers quittent, un jour, leurs machines pour donner aux spams un peu de plastique, toujours à grand renfort de Viagra et de latex. C’est le cas, par exemple, de Bill Shackelford : connectée à plusieurs adresses e-mail configurées pour ne recevoir que du courrier non désiré, sa Spamtrap les imprime et les détruit physiquement en petits confettis.

    Tous ces artistes ont été réunis dans plusieurs expositions thématiques, dont la fréquence reste pourtant aussi épisodique que l’épizootie promise. En 2008, par exemple, Economy of desire, organisée en marge du Sonar festival, à Barcelone, regroupe une large sélection d’œuvres d’art, entièrement composées de messages indésirables. Si l’exposition commence à dater, rien ne laisse présager, pour autant, à une baisse de régime culturel : selon Alessandro Ludovico, rédacteur en chef italien du magazine Neural, à lire sous aspirine, le spam est un nouveau langage, basé sur le désir (avoir sa Rolex) et la frustration (avoir cinquante ans), à l’image de la société de consommation. Dans ce contexte, les artistes n’ont plus qu’à la dénoncer, ou s’en moquer. Chez Elliott Burford, on dit oui, comme Andy : « Ce flux de promesses est quand même assez fascinant, comme si l’ère numérique nous donnait la chance d’atteindre le point G, de gagner 25 % sur une montre et de devenir millionnaire en même temps ».

    Feel great increasing your dimensions

    « From now on your small breasts need not be the cause of your embarrassment ». L’un des spams préférés de Linzie Hunter
    ”:http://www.linziehunter.co.uk

    Atteindre le point G, gagner 25 % sur une montre et devenir millionnaire en même temps…

    Photoshop Le spam art aurait donc bon fond. Avec l’image, la couleur et une permission de sortie, hors des écrans, certains artistes ont contribué à y mettre les formes pour lui donner une nouvelle allure, résolument pop. Repéré par Charles Saatchi et exposé dans sa célèbre galerie londonienne, James Howard réalise par exemple des collages de visuels, collectés dans les mails, en se mettant dans les conditions d’un spammeur : entre photoshop douteux, à la charpie et très mauvais goût. Le résultat offre pourtant une série d’images étonnantes, sublimant des petits trésors qu’on n’aurait jamais dû effacer. Également basée à Londres, l’illustratrice écossaise Linzie Hunter s’est fait connaître par la transposition de spams dans un univers très coloré, faussement naïf et entièrement manuscrit :

    « L’idée m’est venue en travaillant sur la typographie et le lettrage à la main. Les spams constituaient un bon point de départ, car j’avais plein de texte à disposition et les contenus m’ont toujours amusée, avec leurs phrases étranges, mal écrites et leurs objets racoleurs ».

    Dès 2007, elle réalise ainsi une série d’illustrations dans lesquelles le lexique, assez rugueux, tranche radicalement avec un enrobage multicolore et pastel, comme si ses dessins sortaient d’une confiserie, où même les enfants pourraient lire : « For fun seekers only », « Best possible alternative to dangerous suggery », « There is no big reason for to be a small-size loser ». Éditées par Chronicle Books, les images typographiques de son Spam project s’offrent alors un petit tour du web et imposent une patte, désormais très demandée (Orange, The Guardian, Marks & Spencer, etc.). Comme quoi, le spam n’est pas toujours faux : il peut rapporter grand et gros.

    bqhidden. There is no big reason for to be a small-size loser

    Cet article est en accès libre, pour toutes et tous.

    Mais sans les dons de ses lecteurs, StreetPress devra s’arrêter.

    Je fais un don à partir de 1€
    Sans vos dons, nous mourrons.

    Si vous voulez que StreetPress soit encore là l’an prochain, nous avons besoin de votre soutien.

    Nous avons, en presque 15 ans, démontré notre utilité. StreetPress se bat pour construire un monde un peu plus juste. Nos articles ont de l’impact. Vous êtes des centaines de milliers à suivre chaque mois notre travail et à partager nos valeurs.

    Aujourd’hui nous avons vraiment besoin de vous. Si vous n’êtes pas 6.000 à nous faire un don mensuel ou annuel, nous ne pourrons pas continuer.

    Chaque don à partir de 1€ donne droit à une réduction fiscale de 66%. Vous pouvez stopper votre don à tout moment.

    Je donne

    NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
    ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER