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    17/09/2024

    « On est les présumées menteuses »

    Au tribunal, la double peine des victimes de violences sexuelles

    Par Maria Aït Ouariane

    En France, seules 2% des victimes de violences sexuelles portent plainte. Quand elles le font, c’est un véritable parcours du combattant. Arrivées jusqu’au procès, les questions et remarques sexistes traumatisent de nouveau certaines victimes.

    « Madame fait du tort aux vraies victimes ! » Dans la salle d’audience du Tribunal de Paris, la phrase cinglante fait l’effet d’une gifle à Lizzie. Le visage noyé de larmes, elle se contente de baisser la tête. « Regardez-moi ces larmes de crocodile ! », renchérit l’une des deux avocates de la défense, qui pilonnent durant plusieurs heures l’Américaine de 30 ans. « Vénale », « menteuse » et « manipulatrice », Lizzie encaisse les coups. C’est la deuxième audience de son procès en ce 22 septembre 2021 et la dernière, espère-t-elle, après sa plainte contre son ex-patron pour harcèlement et agression sexuelle. La salle d’audience où se trouve StreetPress semble se rétrécir au fil des heures, tant l’atmosphère est tendue. Les deux robes noires ne lâchent pas Lizzie des yeux, ni ses proches derrière elle. Les regards sont appuyés, certains s’agitent sur les bancs. Dans son réquisitoire, le procureur lâche :

    « J’ai du mal à penser qu’une femme puisse s’infliger ce supplice juste pour espérer un dédommagement. »

    Quelques mois plus tôt, avant même le début de la première audience, les avocates de la défense remettent un fichier à Lizzie et son avocate. Il s’y trouve des photos de mannequinat de la plaignante, qui datent de plusieurs années, sur lesquelles sont mentionnés en gras les termes de « manipulatrice », « regard de séduction », « coupes de cheveux changeantes ». « Ça m’a beaucoup choqué, je n’ai pas compris le rapport », confie Lizzie.

    Comme elle, Lily, Clara ou Tifa ont souffert lors des procès de leurs agresseurs, heurtées par des propos durs et souvent sexistes des parties judiciaires adverses, ou même des magistrats. Elles ne sont pas les seules. 89% des victimes de violences sexuelles interrogées par un rapport de l’Association mémoire traumatique et victimologie (AMTV) en 2015 ont « mal vécu leur procès » et 81% pensent que la justice « n’a pas joué son rôle ». Et ce, alors que le parcours judiciaire pour viol coûte en moyenne 10.657 euros, selon la Fondation des femmes, et que seulement 2% des victimes de violences sexuelles hors du cadre familial ont porté plainte en 2023.

    Reproche d’être enceinte

    Durant trois ans, Lily a subi les violences physiques, psychologiques et sexuelles de son ex-conjoint. Après une première condamnation pour violence, mais des viols classés sans suite, l’enfer recommence. « Depuis 2016, j’ai déposé en tout huit ou neuf plaintes contre lui », explique Lily, alors maman de deux enfants. La dernière plainte pour séquestration, viols et tentative de meurtre, entraîne enfin une détention provisoire et une condamnation de 12 ans de réclusion criminelle. « Son avocat était très virulent. Il me disait : “Si on l’écoute, madame se faisait violer tous les jours ! Ici, on n’est pas à un meeting de Marlène Schiappa” », se souvient la trentenaire d’une voix basse. À l’audience, Lily est enceinte de son nouveau compagnon. Un fait qui aurait également été reproché :

    « Ils m’ont dit que cela ne m’avait pas tant traumatisé puisqu’aujourd’hui j’ai refait ma vie, que les rapports sexuels avaient visiblement repris. »

    Clara a également dû faire face à une défense brutale lors de son procès en 2022. Elle accuse un ami de l’avoir drogué et violé à plusieurs reprises lors d’une même soirée, alors qu’elle avait 19 ans. Elle aussi se souvient d’un avocat de la défense « très agressif » qui aurait affirmé :

    « Je ne comprends pas comment on peut être violée en étant en levrette. »

    « À un moment, je me suis effondrée à la barre, et j’entends qu’il dit : “Ah, mais quel cinéma” », se souvient la jeune femme de 25 ans, encore marquée aujourd’hui par ces attaques.

    « Pourquoi est-elle restée ? »

    À la barre de ces procès, des poncifs sexistes s’enchaînent sans que jamais les avocats de la défense ne soient repris par les magistrats. « On sait que depuis Me Too, il y a beaucoup de femmes qui disent s’être fait violer et qui ne l’ont jamais été », a lancé à la cantonade le baveux qui a fait face à Clara.

    « Pourquoi est-elle restée ? », a aussi demandé l’avocat de la défense au procès de Tifa, 26 ans. Quatre ans plus tôt, après une soirée entre amis, la jeune femme perd ses clefs et accepte la proposition de l’hôte de dormir sur place en attendant de trouver une solution. Ce dernier l’agresse sexuellement. Par chance, elle réussit à filmer son agression. « Le danger c’est d’être à une soirée, ivre, qu’avec des jeunes garçons », aurait estimé l’avocat de la défense. « ll a argumenté en disant qu’il y avait zéro fille à cette soirée, donc si je suis restée c’est que j’avais peut-être une intention… », se souvient-elle, amer. Des propos qui n’étonnent pas Emmanuelle Piet. La présidente et fondatrice du Collectif féministe contre le viol, à l’habitude d’accompagner de nombreuses victimes lors de leur procès. Elle constate sèchement :

    « Les procès pour violences sexuelles sont pratiquement toujours violents. On est les présumées menteuses. »

    Doit-on légiférer la défense ?

    « Cela ne devrait pas être possible de baser une défense sur des bases sexistes », glisse Laure Salmona, spécialiste des violences sexuelles et sexistes, autrice du rapport de l’AMTV. De son côté, l’avocate Karine Bourdié, coprésidente de l’association des avocats pénalistes, trouve « inenvisageable » de légiférer la défense. « C’est extrêmement dangereux comme idée. Défendre dans le respect de nos règles fondamentales, c’est quelque chose qui doit s’exercer librement. »

    Pour l’avocate, des lois et outils existent déjà pour encadrer les audiences. « N’importe quel avocat qui aurait des propos inconvenants envers la partie civile, se verrait vertement recadré par les magistrats de l’audience », estime Maître Bourdié qui cite l’exemple du bâtonnier qui peut être saisi pour établir des sanctions disciplinaires lors d’un procès. La chercheure Laure Salmona, elle, pointe la convention d’Istanbul sur la Lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. L’article 54 y affirme que « les preuves relatives aux antécédents sexuels et à la conduite de la victime ne sont recevables que lorsque cela est pertinent et nécessaire ». Une convention ratifiée par la France en 2014, mais qui n’est pas du tout appliquée selon Laure Salmona :

    « Il y a un manque de volonté politique pour mettre en œuvre ces directives. »

    Des magistrats pas exempts

    « Les avocats de la défense font ce que leur client veut, ça fait partie de leur boulot. Là où c’est plus grave, c’est quand ce sont des procureurs ou des juges qui ne sont pas corrects », renchérit Emmanuelle Piet. Clara se souvient par exemple d’une présidente très « infantilisante » qui aurait fait mention à plusieurs reprises de son apparence et de sa tenue vestimentaire. « Le soir de l’agression, nous étions en soirée, en plein mois de canicule et nous étions presque en sous-vêtements », se sent-elle obligée d’expliquer. « La juge m’a demandé à plusieurs reprises si ma tenue légère n’était pas un signal pour mon agresseur. » Elle lui aurait également lâché :

    « Vous êtes très jolie, vous ne vous êtes pas dit qu’il aurait envie de vous ? »

    Durant trois jours d’audience, ⁠la taille du pénis de l’accusé aurait été évoquée pour justifier des séquelles gynécologiques constatées sur Clara : « Personne ne s’est appuyé sur un rapport médical, ce n’était juste que des vérités générales. » Lily, elle, s’est retrouvée désemparée quand la juge lui a demandé « si c’était moi qui lui avais envoyé de l’argent pour qu’il ait un téléphone », alors qu’elle évoquait le harcèlement qu’elle subissait depuis la détention. Elle lui aurait ensuite demandé brutalement :

    « Vous vous rendez compte que c’est quand même à cause de vous qu’il est en prison en ce moment ? »

    Lors du procès de Lizzie, auquel StreetPress a assisté, la présidente questionne le fait qu’elle n’ait pas réagi plus violemment aux attouchements de son patron. « Pourquoi vous n’avez pas dit que vous étiez en couple ? Pourquoi vous n’avez pas crié ? », demandent à plusieurs reprises les magistrats. Une interrogation reprise également par l’avocat général et qui dure plusieurs dizaines de minutes. « C’est la démonstration d’une incompréhension totale des magistrats des violences sexuelles », estime maître Vignola, l’avocate de l’Américaine.

    Selon l’avocate Karine Bourdié, si certaines questions peuvent paraître « déplacées », elle assure qu’elles sont pourtant nécessaires. « Ce sont des dossiers où on a souvent peu d’éléments probatoires, peu de matériel. Bien sûr que c’est embarrassant et gênant, mais les magistrats et les avocats sont aujourd’hui mieux formés à ne pas tolérer ce qui est admissible ou non », concède la coprésidente de l’association des avocats pénalistes. La secrétaire générale du Syndicat de la magistrature Nelly Bertrand abonde : il y a une « amélioration dans la formation des magistrats ces dernières années ». Néanmoins, la nouvelle réforme de l’École nationale de la magistrature, qui comprend des modules spécifiques sur les violences faites aux femmes, « a bénéficié aux dernières promotions, mais pas aux anciennes », note-t-elle. Et aucune obligation n’existe sur le choix de formation des magistrats.

    Des victimes de nouveau victime

    Presque trois ans plus tard, Lizzie n’a rien oublié de son audience qui a eu « des conséquences sur tous les aspects » de sa vie. « Le procès m’a vraiment traumatisé », souffle la jeune femme, émue. Encore aujourd’hui, Lizzie est régulièrement sujette à des crises d’angoisse et des malaises. « J’y repense encore tous les jours », confie de son côté Lily. « J’ai des images, des questions, des scènes qui me reviennent sans cesse. Je n’arrive pas à m’en débarrasser », explique la mère de famille.

    Quant à Clara, à l’annonce de l’acquittement de son agresseur, elle se souvient s’être « complètement dissociée ». « À la sortie, j’ai voulu sauter de la balustrade, on m’a arrêté au dernier moment. C’était la troisième tentative de suicide que je faisais depuis mon dépôt de plainte. » Selon le rapport de 2015 de l’AMTV, 78% des 1.214 victimes de violences sexuelles interrogées rapportaient avoir déjà eu des idées suicidaires.

    Le refaire si nécessaire

    De son procès, Clara avoue avoir « énormément de regrets ». Après un long soupir, elle ajoute, lasse mais déterminée : « La prochaine fois que je subis un préjudice, au moins d’ordre sexuel, je me ferai justice moi-même. Ils m’ont transformée en délinquante », lance-t-elle amèrement. Tout comme « tous [ses] potes » présents au procès :

    « Le peu d’espoir qu’il nous restait dans la justice s’est complètement évaporé. »

    Après avoir annoncé l’acquittement sur son compte militant Instagram, Clara affirme qu’une trentaine de personnes auraient retiré leur plainte. « J’ai un peu regretté de leur avoir dit. D’un côté, elles auraient peut-être pu avoir réparation. De l’autre, je ne suis pas l’exception », lâche Clara. Si son avis est partagé par certaines femmes, ce n’est pas non plus celui de la majorité. Selon le rapport de l’AMTV rédigé par Laure Salmona, 62% des victimes seraient prêtes à porter plainte à nouveau si c’était à refaire. « C’est souvent pour des raisons altruistes, pour protéger d’autres victimes potentielles », explique la rédactrice. Lily enchérit :

    « Quand on est victime, de toute façon, c’est important d’aller au combat. Même si ça reste très dur pour finalement pas grand-chose. »

    Illustration de Une de Jerome Sallerin / Rojer.

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