« La nuit est le reflet de ce qui se passe le jour », assure du tac au tac Barbara Butch, Dj et militante multicartes. Féministe, queer, la Première dame des nuits parisiennes a commencé sa vie de noctambule dans le mythique club lesbien « Le Pulp » à Paris. Pétillante, elle mixe pour tous ceux qui veulent se sentir libres le temps d’une nuit. « Et puis qu’est-ce qu’une soirée safe ? Ce qui va l’être pour vous ne le sera pas forcément pour quelqu’un d’autre. » Son rêve ? Un brunch en journée avec des familles, des enfants, des drag queens : « Il n’y aurait pas d’alcool, pas de drogue et tout le monde serait flamboyant. » Julien de Bomerani, DJ et drag queens – qui s’est récemment produit à la finale de l’émission Drag Race France – associe lui la fête à « un instant suspendu dans le temps, lumineux et coloré ». Paillettes en plus ! Pour la danseuse Habibitch, la fête est politique. « Algérienne, queer radicale, féministe hors norme », elle voudrait « décoloniser le dancefloor ».
Chacun a sa vision de la fête. Côté pile : des espaces de libération et de communion. Côté face : des endroits obscurs plus propices à certaines dérives. Agressions sexistes, LGBTIphobes, sexuelles, dont les piqûres dans les boîtes de nuit, la drogue versée sournoisement dans les verres,… Avec souvent les mêmes victimes : les femmes et les minorités. « En milieu festif, 60% des femmes ont été victimes de harcèlement ou d’agression sexuelle », rappelle Domitille Raveau, cofondatrice du collectif féministe Consentis et psychologue sociale de formation. 57% d’entre elles ne se sentent pas en sécurité seules en soirée. Plusieurs personnalités de la culture et de la nuit ont accepté de prendre la parole pour proposer des pistes de changement.
Hors norme
Le 21 juin 2023, la DJ Paloma Colombe tape du poing sur la table. Sur Instagram, elle raconte le harcèlement et les violences sexistes dont elle a été victime. Lors de son dernier set dans une boîte de nuit parisienne, des hommes *lui hurlent dessus, l’insultent et l’un d’eux essaie de s’introduire dans le « DJ booth », cet espace où le DJ performe, au cœur de la salle. Celle qui est aussi chroniqueuse pour Radio Nova estime que son témoignage « a étonné les gens » :
« Hors de ce milieu professionnel de la nuit, j’ai l’impression que les gens ont ouvert les yeux sur ce qu’on vit en tant que DJ. »
En juin 2023, la DJ Paloma Colombe tape du poing sur la table. Elle raconte le harcèlement et les violences sexistes dont elle a été victime. / Crédits : Capture d'écran Instagram
Des discriminations qui touchent autant les usagers de ces soirées que les artistes qui s’y produisent. Lisa Billiard, organisatrice de soirées à Marseille (13), raconte ne pas toujours être à l’aise dans les boîtes de nuit mainstream. « Je ne savais pas à qui parler s’il m’arrivait quelque chose, ni si l’on me croirait. »
S’il y a eu des « histoires de violences ou de viols » dans un établissement, Barbara Butch refuse d’y aller. Elle s’agace aussi de la non-inclusivité dans le milieu de la nuit :
« On cache ceux et celles qui ne sont pas dans la norme. »
La DJ, élue personnalité LGBTIA+ de l’année 2021 (1), pointe les clubs en sous-sol. Une particularité parisienne qui les rend impossibles d’accès aux personnes à mobilité réduite. « On peut y voir des toilettes handicapées. À quoi bon si on ne peut pas y accéder ? » Forte de ses 52.000 abonnés sur Instagram, l’artiste voudrait donner de la voix à ces problématiques et construire des ponts. Comme ses soirées sur Zoom accessibles aux personnes malentendantes et sourdes pendant le confinement. « C’était un endroit où l’on se sentait tous en sécurité », se souvient avec nostalgie celle qui se définit comme une « love activist ».
Inclure
Barbara Butch n’est pas la seule artiste à rendre la nuit plus douce. Créateur des événements « Folle de rage » à Montpellier, Julien de Bomerani, répète des messages de tolérance à chacune de ses soirées. L’un de ses combats : lutter contre l’âgisme en club. Coiffure platine et make-up assorti à ses tenues, l’homme de 34 ans et son personnage resplendissent en soirée. « Avant d’être une fête, c’est une safe place. On est là pour s’amuser », précise cette figure locale de la communauté LGBTQIA+. Il collabore avec la reine Nicky Doll, présentatrice de la franchise française de Drag Race, sur les soirées Fierce au Palais de Tokyo. L’ex-barman a commencé en dansant sur son bar entre deux clients, il y a 14 ans. Les débuts sont difficiles, mais le trentenaire s’accroche :
« Lors de mes premiers bookings, j’ai subi des petites agressions. Je me suis fait insulter, on m’a lancé des mégots de cigarette sur la peau et des pierres. »
« La nuit est le reflet de ce qui se passe le jour », assure du tac au tac Barbara Butch, Dj et militante multicartes. / Crédits : Capture d'écran Instagram
Julien a maintenant le luxe de choisir les endroits où il se produit. Contrairement aux jeunes artistes, contraint par la précarité du métier à « accepter des lieux où ils n’ont pas forcément envie d’être », juge-t-il. Un certain nombre d’acteurs de la nuit essaient de faire bouger les lignes. « Nous allons dans la bonne direction », assure le DJ :
« La fête s’est déghettoïsée avec une envie de la faire tous ensemble. »
Lisa Billiard, une de ces nouvelles architectes de la fête, est aux manettes de la « Cagole Nomade » depuis 2019 à Marseille. Le concept : des soirées LGBTQIA+ friendly où tout le monde peut monter sur scène. À condition de respecter les règles :
« Tu ne peux pas prendre ta place sans avoir signé le mur du consentement. »
Cinq règles – pourtant évidentes – y sont affichées, dont « ne pas toucher une personne au préalable » ou « ne pas filmer quelqu’un qui partage un moment intime ». La vingtenaire est enjouée, pleine d’entrain pour le futur, et surtout pleine d’idées. À l’instar de la DJ Louise Petrouchka et son amie comédienne Camille Lorente, organisatrices des soirées La Chatte En Feu depuis 2022. Leurs événements reposent sur trois piliers : liberté, inclusivité et respect. Là aussi, il est interdit de prendre des photos ou vidéos. « On veut éviter que les gens restent sur leur téléphone », précise Louise, d’une voix énergique. Leurs soirées invitent à vivre le « moment présent » dans le cadre d’une « mixité heureuse ». On y compte 70% de femmes et personnes queers et 30% d’hommes, selon leurs chiffres :
« S’il y a un comportement inapproprié, on peut demander à une personne de sortir. »
Créer des outils
La DJ Paloma Colombe, elle, a voulu aller plus loin que son témoignage sur les réseaux et crier plus fort. Lors d’une rencontre avec la directrice artistique de la Machine du Moulin Rouge, Anaco, les deux femmes lancent le manifeste « Réinventer la Nuit », en octobre 2023. Il est signé par plus de 550 DJ. Tous demandent des environnements de travail plus sains et sécurisés. « La prise de conscience est là, mais on manque d’outils concrets », réagit Paloma Colombe. « D’où la création de nos outils en ligne. Notre souhait est que les producteurs, les managers, les bookers se les approprient, ce que nous espérons ! », réagit Paloma Colombe.
Elle peut compter sur le collectif Consentis, créé en 2018 et cofondateurs de « Réinventer la Nuit ». Que faire lorsqu’on a affaire à une victime de violences ? Comment la mettre en sécurité ? L’association répond à toutes ces questions via des stands de sensibilisation – en festivals ou en soirées – et des formations. Ils en ont donné 141 au total. Leurs supports sont également disponibles gratuitement sur internet.
Consentis a par exemple formé le staff du Point Éphémère, bar branché du 10e arrondissement de Paris. Xavier Ridel, chargé de la communication et d’une partie de la programmation concerts du lieu culturel commente :
« Ensemble, on a écrit un protocole et établit la marche à suivre si un membre de l’équipe ou des clients subissent un harcèlement. »
L’établissement collabore aussi avec l’association Fêtez Clairs, dont le rôle est de prévenir les risques dus à la consommation de stupéfiants.
Changer les mentalités
« Il convient de trouver des solutions, qui trouvent surtout leurs sources dans l’éducation du public, du staff, de toutes et de tous, par différents médiums », souligne Xavier Ridel. Même constat pour Habibitch : « Il faut éduquer les hommes. Si tous les dominants s’éduquaient tout seuls, on gagnerait un temps fou ». L’artiste, qui se revendique non-binaire franco-algérienne, a dansé aux côtés du chanteur, DJ et producteur Kiddy Smile, entre autre. Elle hausse régulièrement le ton et prend la parole sur les réseaux sociaux, où elle est suivie par près de 50.000 personnes. Avec son art, elle voudrait dénoncer la violence « symbolique, matérielle, physique » qu’elle ressent en France et qui se répercute dans le monde de la nuit. Sujet de ses conférences dansées : « Décoloniser le dancefloor ». « La fête tous ensemble c’est une mythographie universaliste illusoire », balance-t-elle. Radicale, elle assure ne plus sortir depuis les actualités récentes au Moyen-Orient. « Il ne peut pas y avoir de fête idéale avec le génocide en cours : ma fête idéale, c’est quand la Palestine sera libre », tient-elle à spécifier avant d’ajouter :
« Je ne vais pas m’amuser avec ceux de la manif pour tous et les sionistes. Demandez-leur s’ils veulent être avec nous et ils répondront non ! »
La danseuse Habibitch lors d'une performance donnée au Cabaret de poussière en 2019 (2). / Crédits : Ash Crow, Wikimedia Commons
« Je ne suis pas partisane des lieux LGBT Friendly à cause du pinkwashing que les organisations en font. C’est juste un truc marketing », analyse quant à elle Claude-Emmanuelle Gajan-Maull, artiste pluridisciplinaire et DJ. La créatrice de contenus suivie par 30.000 personnes pointe du doigt ce qu’elle appelle les « faux espaces queers et trans » trop coincés dans ce qu’elle considère comme une forme « d’entre-soi » :
« Les soirées où je mixe et où ça se passe le mieux, ce sont les soirées plutôt dites de beaufs, où les gens viennent avant tout profiter d’un moment de divertissement. »
La chroniqueuse de Hotline – podcast sur le sexe – sort seulement dans le cadre du travail. « Aucun lieu ne peut être sécurisé totalement à 100% », balaie-t-elle, à la fois pessimiste et pragmatique. Après de nombreux voyages, elle estime que le problème est en partie français. « Ici, on ne comprend pas l’esprit de la fête. » Ajoutant :
« Il faudrait que l’on ait moins de jugement entre nous pour laisser des possibilités à tous et toutes de pouvoir s’amuser en soirée, sans créer de différence dans les différences. »
Après de nombreux voyages, Claude-Emmanuelle estime que le problème est en partie français : « Ici, on ne comprend pas l’esprit de la fête ». / Crédits : Capture d'écran Instagram
(1) Prix donné lors des « Out d’Or », une cérémonie organisée par l’association des journalistes lesbiennes, gays, bi, trans et intersexes (AJL).
(2) Photo issue de Wikimedia Commons prise par Ash Crow, le 5 février 2019 au Cabaret de Poussière. Certains droits réservés.
Illustration de Une par Caroline Varon.
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