L’histoire se déroule le 11 avril 2018. Ce jour-là, Antoine (1), un militant antifasciste lyonnais et quatre de ses amis passent la soirée ensemble au bar le Rock n’Eat, situé sur les quais de Saône à Lyon (69). L’établissement qui n’est habituellement pas marqué politiquement héberge ce soir-là un concert de hardcore. La petite bande entre dans l’établissement à 20h47 et se pose pour boire un coup. Précisément une heure et dix minutes plus tard, comme l’atteste le dossier d’instruction que StreetPress a pu consulter, plusieurs membres du Bastion social – un groupuscule néonazi depuis dissous – entrent à leur tour. Les antifas, qui les repèrent immédiatement, alertent l’organisateur de la soirée « pour qu’ils les virent », se remémore Antoine :
« Ils avaient commis des agressions les jours précédents. »
Sauf que le patron du bistrot et son vigile refusent de les mettre à la porte. « Ils nous rétorquent que ce sont des clients comme les autres et qu’ils peuvent rester. » Fâchés de cette décision, Antoine et sa bande décident de quitter le bar. Il est, selon les caméras de surveillance, 22h07 quand les cinq antifas quittent le rade. À 22h08, les cinq militants d’extrême droite passent à leur tour la porte :
« On marchait le long du cul-de-sac au fond duquel se trouve le bar pour rejoindre ma voiture. Je devançais le reste du groupe avec un ami. On avait à peine parcouru 30 mètres que nos potes se mettent à crier : “Ça sort ! Ça sort !” »
Course-poursuite en voiture
Antoine et son pote pressent le pas. Dans un premier temps, ils envisagent de récupérer une petite gazeuse qui traine dans sa caisse et faire face. Sauf qu’en sortant de l’impasse, ils tombent sur un groupe bien plus nombreux. « Une bande de plus de vingt fafs », s’étrangle l’antifasciste.
Ils sont pris en tenaille. Et en une fraction de seconde, les fafs foncent sur eux. Antoine et son pote se mettent à courir en direction de leur voiture. « Mon pote est mis au sol et lynché », raconte le jeune homme :
« Moi, je me prends des droites vers ma voiture. J’arrive à les repousser et à monter à bord. Un faf pète la vitre côté conducteur et commence à me frapper dans la voiture. Je réussis quand même à démarrer. »
Il roule sur quelques dizaines de mètres en direction du bar où il voit « un amas de gens ». Des objets volent. Certains cognent à coups de morceaux de palettes. Antoine devine même un taser. « J’étais terrorisé en imaginant ce qu’ils étaient en train de faire à mes potes. » Il fonce, au volant de sa voiture, vers un groupe de militants d’extrême droite et pile au dernier moment « pour leur faire peur ». Sans grand succès, puisque deux individus sautent sur sa voiture et s’attaquent au pare-brise. Il fait marche arrière et retourne sur les quais :
« Là, je vois une voiture de police nationale, phares éteints. Je décide donc de retourner vers le bar. »
Il stoppe à nouveau sa voiture devant la bagarre, talonné par les policiers :
« Je sors de ma voiture et j’essaye de choper un faf que je fais tomber. Un autre me met un gros coup dans la tempe et je tombe K.O. »
Déposition
Quand il reprend ses esprits, trois fonctionnaires l’entourent. Ils appellent des renforts mais c’est déjà trop tard, une bonne partie des agresseurs s’est fait la malle.
Deux jours avant l'agression, des militants antifascistes avaient muré et tagué le local du Bastion social. Les fafs étaient venus le soir du concert pour se venger, pensent les antifas. / Crédits : Rue89 Lyon
Son équipe est amochée mais heureusement, à part un peu de sang et des hématomes, rien de trop grave. Les renforts policiers finissent par arriver, suivis des pompiers qui prennent en charge un client du bar. Le trentenaire avait tenté d’aider un antifasciste avant de se prendre un coup de bâton sur le crâne. Il s’en tirera avec un léger trauma crânien et 16 points de suture sur le cuir chevelu. Antoine, lui, reprend ses esprits et essuie avec une compresse le sang qu’il a sous le nez. Son état ne nécessite pas de passage aux urgences.
Un membre de la Bac l’invite ensuite à faire une déposition à l’hôtel de police. « Je lui demande si c’est obligatoire et il me répond que si je refuse, il devra rappeler le commissariat et sûrement m’y emmener de force pour une garde à vue », se remémore Antoine. Il obtempère et envoie par précaution un message à son avocate. Il est 22h47.
Une attaque bien préparée
Sept membres du Bastion Social sont également emmenés. Parmi eux, quelques figures bien connues de l’extrême droite lyonnaise. On retrouve Steven Bissuel, leader du Gud de Lyon, puis du Bastion social. L’un de ses lieutenants, Eliot Bertin et l’ancien trésorier de l’association Tristan Conchon. Les compères Bissuel et Bertin ont depuis fondé Lyon Populaire. Tristan Conchon a lui préféré rester sur la ligne du Bastion en formant Audace Lyon
Aux policiers, les militants d’extrême droite présents dans le bar vont assurer que la rencontre était fortuite. Ils n’étaient là que pour la musique mais, menacés par les antifas, ils auraient demandé du renfort à leurs collègues qui faisaient la fête dans un appartement situé à une vingtaine de mètres. L’un des néonazis venu à leur rescousse expliquera lors de son audition être « descendus en catastrophe » après avoir été « appelé en urgence ». Antoine et sa bande ne croient pas à la rencontre impromptue. Deux jours avant, des militants du Groupe Antifasciste Lyon et Environs (Gale) avaient muré et tagué le local du Bastion social, comme le racontait Rue89 Lyon. Les fafs étaient ce soir-là venus se venger, pensent les antifas, attirés par le logo de l’affiche. L’enquête policière semble leur donner raison. Plusieurs témoignages attestent qu’ils se sont regroupés, masqués et équipés avant l’attaque.
Tristan Conchon, ancien trésorier du Bastion social Lyon et fondateur d'un nouveau groupe, Audace, est une figure bien connue de l'extrême droite lyonnaise. Ici, il fait un salut nazi (deuxième en partant de la droite). / Crédits : DR
Direction le commissariat
Un peu après 23h, Antoine arrive au commissariat. Il est placé en cellule puis amené devant l’officier de police judiciaire qui lui signifie son placement en garde à vue. Antoine proteste :
« Moi, je suis victime dans cette histoire, je vais pas me taper une garde à vue en plus ! »
« Il commence à me casser les couilles lui ! », aurait lancé sèchement le policier avant d’ordonner à ses collègues de le reconduire en cellule. « Les flics commencent à me sortir du bureau et je demande à voir mon avocate. L’OPJ me répond : “J’m’en bats les couilles de ton avocat de merde !” » Dans le couloir, Antoine s’énerve. Il aurait crié à l’OPJ : « Tu te prends pour qui à me parler comme ça ? ». C’est le mot de trop.
« L’OPJ sort de son bureau, vient à ma hauteur et me décoche une droite. Ma tête part sur le côté et lorsque je le regarde à nouveau, il arme une autre droite. Je le repousse alors avec mes bras et je l’agrippe », détaille Antoine avant de poursuivre :
« Les quatre flics autour se jettent sur moi et on tombe tous les deux au sol. L’OPJ se relève et d’autres flics sortent des bureaux. Moi, je me mets en boule. Tous se mettent à me savater en m’insultant. »
Il endure jusqu’à ce qu’un craquement résonne dans son crâne. « J’ai pris un coup de pied dans le nez, ma tête est partie en arrière laissant échapper un geyser de sang. » Les policiers se seraient arrêtés tout de suite. « Et l’un d’eux se met à gueuler : “Putain, il saigne !” ». Le passage à tabac prend fin. Antoine est menotté à un radiateur du couloir :
« Je gis dans mon propre sang. »
« On aurait dit un autre faf »
Les quatre policiers qui l’ont sorti de cellule sont encore là. Ils ont assisté à toute la scène. Antoine les cherche du regard, leur dit vouloir porter plainte. Il espère qu’ils témoigneront en sa faveur. « Un finit par se retourner en me disant : “Moi, j’ai rien vu”. Un autre OPJ sort de son bureau et s’accroupit à mon niveau, il m’insulte pendant cinq longues minutes : “Bah alors ? Il veut quoi le p’tit antifa de merde ? T’inquiètes pas, on va appeler les pompiers, ça va être payé par nos impôts parce que les mecs comme toi ça travaille pas, sale merde”. »
Le certificat médical des urgences confirme une fracture du nez. / Crédits : DR
Ironie du sort, Antoine est lui-même pompier professionnel. Le fonctionnaire aurait continué à déverser un tombereau d’injures :
« Il est devenu fou, là j’ai vraiment eu peur pour ma vie, il me disait en rigolant nerveusement : “Hein antifa de merde, on veut défendre la veuve et l’orphelin ? Sale merde, sale merde !”. On aurait dit un autre faf. »
Une quinzaine de minutes plus tard, les pompiers arrivent enfin. Ils épongent le sang coagulé et l’accompagnent aux urgences pour une radio. Il est 00h49 quand, accompagné des soldats du feu, il quitte le commissariat. C’est à ce moment qu’il croise son avocate qui, jusque-là, n’arrivait pas à entrer en contact avec lui. Elle fera le lendemain matin un fax urgent au procureur de la République que StreetPress a pu consulter, dans lequel elle explique qu’en arrivant au commissariat, « il [lui] d’abord été indiqué qu’[Antoine] n’était pas dans les locaux ». Elle explique également que les policiers lui ont refusé l’accès à son client lorsqu’elle est revenue à 9h10 le lendemain, arguant qu’il n’aurait « pas souhaité l’intervention de quelconque avocat ». Elle parvient finalement à voir Antoine et l’assiste lors de différentes auditions.
Les examens médicaux menés aux urgences vont confirmer une fracture du nez. Antoine est ensuite ramené au commissariat. Sa garde à vue est prolongée de 24h.
Libéré après 39 heures
Antoine signale directement les violences qu’il a subies en garde à vue. Constatant le refus de procéder à des investigations, il décide avec son avocat de porter plainte le 20 mars 2019 dans l’espoir qu’une enquête soit ouverte. La plainte sera classée sans suite en 2021, « au motif qu’il n’y avait pas assez d’éléments ».
Le certificat médical des urgences confirme une fracture du nez. Il est ensuite reconduit au commissariat. Il sera finalement libéré le 13 avril à 13h30 après 39h de garde à vue.
L’OPJ qui aurait, selon Antoine, asséné le premier coup a de son côté porté plainte pour violences volontaires sur personne dépositaire de l’autorité publique. Il accuse le pompier de l’avoir menacé avant de se jeter sur lui, le faisant tomber au sol en l’étranglant. Deux de ses collègues fournissent également des PV reprenant cette version, à quelques incohérences près. Les deux disent avoir emmené Antoine au sol. L’un dit être intervenu en ayant mis deux coups de poing mais son collègue dit ne pas avoir vu d’échange de coups. Tous insistent par ailleurs pour dire qu’Antoine saignait déjà du nez à cause de la bagarre au bar.
Le procès
Le 13 septembre, l’affaire des violences commises au bar passait devant la justice. Sur le banc des accusés, côté faf, Tristan Conchon. Côté antifa, Antoine. Le premier a été condamné à six mois de prison avec sursis pour les violences qu’il a commises sur des victimes non identifiées. Antoine lui est relaxé pour les violences sur les militants d’extrême droite mais condamné à une amende de 1.800 euros pour les violences qu’il aurait commises à l’encontre du vigile de l’établissement et de l’OPJ qui lui a asséné le coup de poing en garde à vue. Il doit également verser 300 euros de dommages et intérêts à ce dernier. « Cette relaxe est une bonne nouvelle. Elle consacre le principe d’agression de la part des néonazis sur le militant antifasciste », commente Olivier Forray, l’avocat d’Antoine avant de conclure :
« On ne peut en revanche que constater la distorsion dans l’approche judiciaire lorsqu’il s’agit du comportement de la police… »
(1) Le prénom a été changé.
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