Alexandre Douguine est présenté comme l’un des penseurs qui a structuré la politique internationale de Vladimir Poutine. C’est sans doute lui donner un peu trop de crédit mais l’homme a une certaine aura en Russie. Il a aussi eu en France une petite influence, principalement auprès de petites formations d’extrême droite. Et de manière plus diffuse ou indirecte auprès de Le Pen et Zemmour. L’historien Nicolas Lebourg nous en dit plus sur cet idéologue de « l’eurasisme ».
Qui est Alexandre Douguine ?
Alexandre Douguine est le principal théoricien du néo-eurasisme. L’eurasisme est apparu dans les années 1920. Il considérait que la Russie n’est ni d’Europe, ni d’Asie, mais forme un « troisième continent » devant être doté d’un État organique unifiant ses ethnies plurielles sous la coupe d’une élite politique. Face à la Russie communiste, le marxisme était rejeté comme un fait occidental, mais le bolchevisme était appréhendé comme un phénomène national. La dialectique historique marxiste était retournée : la Russie passerait de la thèse capitaliste à l’antithèse communiste pour qu’advienne la synthèse eurasiste.
Son logiciel évolue dans les années 1980 quand il découvre l’œuvre de Jean Thiriart, un ancien collaborationniste belge. Ce dernier a développé un projet géopolitique à partir des années 1960 qui l’a amené à prôner un État jacobin et eurasiatique dominant également une part de l’Afrique. Au début des années 1980, Thiriart considère que c’est l’URSS qui peut le rendre possible. Résultat, Douguine a promu un « arc euro-africain » constitué de trois espaces ethno-culturels centralisés (Europe, monde arabo-musulman et Afrique noire) réunis en une commune « zone géo-économique ». Douguine a été très mis en avant par le régime poutinien pour justifier la guerre contre l’Ukraine en 2014, mais il a ensuite vu son influence considérablement réduite.
Qui en France a été influencé par Douguine et qu’en reste-t-il ?
Chez nous ce sont d’abord les nationalistes-révolutionnaires (NR) et la Nouvelle droite qui s’intéressent à sa pensée. Comme au début des années 1990, les NR français ont une grande influence sur les milieux radicaux de droite en Europe, cela contribue à l’acclimater dans divers pays. Aujourd’hui encore, son éditeur français est Ars Magna, la maison d’édition de Christian Bouchet, figure du milieu NR. Guillaume Faye – autre figure essentielle des radicaux français dont le livre posthume a été édité par Daniel Conversano – réduit l’Eurasie de Douguine à ce qu’il nomme une « Eurosibérie », afin de limiter la coexistence interethnique et que le grand État forgé se limite à unifier des Blancs. Cela a été repris par Jean-Marie Le Pen sous le nom d’« Europe boréale » – mais bien sûr à ce stade on a aussi perdu l’Etat jacobin unitaire de Thiriart pour une seule alliance entre états.
L’importation de Douguine se fait ainsi en y faisant son marché. Il y a des aspects difficiles à reprendre en France : la pensée de Douguine s’appuie beaucoup sur l’ésotérisme, impossible à utiliser dans la politique française, et il n’hésite pas à faire des mélanges avec la pop-culture (le symbole de son International Eurasian Movement c’est la « roue du Chaos » inventé par l’écrivain d’héroïc-fantasy anglais Michael Moorcoock et popularisée entre autres par la gamme de jeux de figurines Warhammer). Et puis, certes Douguine a laissé tomber les nombreux clins d’œil au nazisme qu’il fit, mais il demeure un fasciste. Un fasciste qui bricole son idéologie, en hybridant diverses références, un fasciste postmoderne c’est certain, mais c’est délicat à citer dans le débat français.
Marine Le Pen ou Zemmour ont-ils été marqués par la pensée de Douguine ?
On est à un niveau encore plus bas d’acclimatation. Marine Le Pen a pris soin de ne jamais citer Douguine, et quand, en 2014, Marion Maréchal participe à une réunion à Vienne où il est présent, ses collaborateurs ont pris soin de préciser aux médias qu’ils ne s’étaient pas croisés et n’avaient pas échangé. Marine Le Pen a certes défendu un temps un projet d’« union pan-européenne » incluant la Russie et formant une « communauté de civilisation ». Son premier conseiller en relations internationales, Emmanuel Leroy, provenait de la Nouvelle droite où son parrain avait été Guillaume Faye. Cependant, elle n’a cessé ensuite d’approfondir sa vision souverainiste de la nation, si bien que son discours de lancement de la campagne présidentielle de 2017 défendait un ordre mondial de nations dont la souveraineté irait du commerce à la préservation culturelle contre la mondialisation. Son programme actuel ne présente aucun projet géopolitique. Sur CNews l’an passé, Zemmour a repris l’idée qu’il faut « unir l’Eurasie dans un grand ensemble » selon sa formule. Mais on ne peut pas dire que son livre-programme de l’automne ait développé cette idée, il s’y contente de louer la « résistance » de la Russie à « l’impérialisme » de l’OTAN.
Photo d’illustration : Alexandre Douguine par Fars Media Corporation. Certains droits réservés.
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