Tribunal de Tulle, Corrèze (19) – Dans le box des accusés, les deux policiers qui encadrent Maxime (1), 25 ans, se mordent le poing pour ne pas rire. En remontant son pantalon qui n’arrête pas de tomber, le jeune homme, penaud, vient d’avouer à la présidente du tribunal de Tulle que c’est « pour aller à Disneyland » qu’il a piqué 140 euros dans la caisse de l’association de réparation de vélos où il avait ses habitudes. Une paille, mais qui vient s’ajouter à une longue liste de délits. Sous tutelle, reconnu handicapé mental, présentant de lourdes déficiences intellectuelles et soumis à un traitement antipsychotique « à dose conséquente », Maxime comparaît régulièrement devant un juge. Tantôt c’est pour le vol d’un engin de chantier, abandonné 200 mètres plus loin, – « parce que j’aime bien les conduire » –, tantôt pour une énième amende auprès de la SNCF. Cette fois, le tribunal le condamne à un mois de prison ferme.
« Mais il ne comprend pas la peine. Il a la maturité d’un jeune homme de dix ans. En détention, il se fait bouffer », déplore Maître Armand, son avocat, à l’issue de l’audience. Ce que confirme Dominique Rivière, médecin à la maison d’arrêt de Tulle : « C’est typiquement le genre de profil dont personne ne veut. Il a fait une dizaine de séjours en psychiatrie, jusqu’à être mis à la porte. Depuis, il passe son temps à errer et faire des bêtises qui l’amènent derrière les barreaux. Mais la prison n’est pas du tout une réponse pour des gens comme lui. Son état empire ici », regrette-t-il, en pointant du doigt la « psychiatrisation de la prison » :
« Près d’un tiers des détenus qu’on a ici relèvent du secteur médico-social ou psychiatrique. Pour eux, l’expérience carcérale est extrêmement difficile. Soit ils se ratatinent et se cachetonnent, soit ils sont utilisés ou maltraités par les autres détenus. »
Isolé dans sa cellule et gavé de psychotropes, Maxime comate devant la télévision à longueur de journée, se recroqueville sur lui-même, sort peu, interagit encore moins et se fait petit à petit oublier. « C’est une catastrophe. Il n’y a plus aucun espoir de réinsertion. On ne pourra jamais rien faire pour lui », accuse Dominique Rivière. « Et son cas est assez emblématique. »
Cellules grotte
C’est épuisé par ce même constat « insupportable » que Cyrille Canetti a claqué la porte du service médico-psychologique de la prison (SMPR) de la Santé en mars dernier. Médecin reconnu par ses pairs et employé derrière les barreaux pendant près de 25 ans, il ne cesse, depuis son départ – longuement mûri – de s’insurger publiquement contre « la pénalisation de la maladie mentale et l’idée que les fous ont leur place en prison ». « C’est effrayant, révoltant. Il y a de plus en plus de malades en détention alors qu’ils n’ont rien à faire là. C’est assassin ! » Il raconte l’histoire d’un de ses patients, qualifié de schizophrène, souffrant de psychoses chroniques et d’une pathologie neurologique. Il a été considéré comme malade pendant des années. Jusqu’à ce que son psychiatre de secteur décide de mettre fin à sa prise en charge. « Les magistrats l’enferment en disant : “On n’a pas le choix car on ne sait pas quoi en faire” ». Il met en garde :
« À son procès, ils passent 15 minutes à lire son casier judiciaire. Mais dans deux ans, il leur faudra 30 minutes, car il est inaccessible à la sanction pénale, il ne comprend pas. »
Dans un rapport de comportement, l’administration pénitentiaire reconnaît d’ailleurs qu’il est « extrêmement complexe pour nous de [le] gérer » et qu’il « se relève parfaitement inadapté à la détention au point de générer […] une situation qui peut s’avérer dégradante pour ce dernier, mais aussi pour les autres ». Incapable d’assurer son hygiène et désinhibé sexuellement – « comme certains peuvent l’être à l’Ehpad. Il est incapable de se tenir », explique Cyrille Canetti –, « il s’expose à des actes de violence » de la part d’autres détenus, poursuit l’administration dans son rapport.
Furieuse contre l’administration pénitentiaire, Astrid (1) témoigne des ravages de l’incarcération. Jordan (1), son fils, est en détention provisoire depuis trois ans et demi. Interpellé pour radicalisation suite à des propos tenus en ligne, et ce, alors qu’il séjournait en maison d’accueil psychothérapique, il s’est retrouvé « violemment coupé de ses soins et de son traitement », accuse sa mère. Elle ne cesse depuis de remuer ciel et terre pour qu’il ne « sorte pas de prison complètement déglingué ». Reconnu adulte handicapé et porteur de plusieurs troubles psychiatriques, dont un mutisme sélectif depuis son plus jeune âge, Jordan « avait une faille, mais était en train d’être soigné ». Sauf que la mère a vu l’état de son fils se dégrader considérablement au fil de ses années de détention :
« À Fleury-Mérogis [où il a été incarcéré en premier lieu], il se refermait de plus en plus, devenait inaccessible. Ce trouble du mutisme sélectif disparaît normalement à l’âge adulte, mais parce qu’on l’a privé de ses soins, il a commencé à le développer à un stade rare et sévère. »
S’en suivent trois mois au quartier d’évaluation de la radicalisation de la prison d’Osny. Au parloir, Astrid ne le reconnaît plus. « C’était un robot. Il s’asseyait. Il ne parlait pas du tout et il repartait. Ce n’était plus mon fils. Il n’avait plus aucune réaction. » C’est le début d’une série d’allers-retours entre hospitalisation express en UHSA (Unité hospitalière spécialement aménagée) et séjours catastrophiques en cellule. « Au bout d’un moment, il a arrêté de descendre aux parloirs. Les surveillants me disaient qu’il refusait, mais c’était impossible, je savais qu’il y avait un problème. » Après des semaines d’attente et des dizaines d’appels, une psychologue finit par se déplacer et constate que Jordan ne mange plus, ne bouge plus, ne sort plus. Il reste tourné sur le côté, prostré sur son lit. « J’ai presque été obligée de les menacer pour savoir s’il était vivant », se désole Astrid, qui imagine « ce que ça doit être pour les détenus qui n’ont pas quelqu’un qui se donne à fond pour faire bouger les choses. Il a peut-être frôlé la mort et si je n’avais pas fait tout ça, il se passait quoi pour lui ? ».
L’expérience carcérale de Jordan est tout sauf anecdotique. La violence structurelle de la prison va de pair avec des souffrances invisibles colossales, explique Cyrille Canetti, l’ex-médecin chef du SMPR de la Santé :
« La prison démolit un peu tout le monde. C’est une machine à broyer les hommes. Quand vous mettez un psychotique en cellule, que vous le privez de toute stimulation, d’interactions et de suivi médical régulier, forcément il va se polir de plus en plus. Se recroqueviller sur lui-même. »
Les matons et les blouses blanches des prisons parlent de « cellule grotte » ou de « cavernes » : des détenus qui se replient sur eux-mêmes, se renferment complètement et vivent souvent dans un état d’incurie très important. « Et comme ceux-là ne dérangent personne, on finit par les oublier », accuse Cyrille Canetti. « Ce sont eux qui se suicident en détention. Parce qu’on ne les voit pas, on ne les entend pas. Ils le font en silence », soupire Laura (1), surveillante à la maison d’arrêt de Lyon-Corbas. Passée par plusieurs grands établissements pénitentiaires, elle reconnaît qu’un gardien, souvent seul sur une coursive avec plus de 100 détenus sous sa responsabilité, « dont certains avec des troubles psy », ne peut pas s’attarder sur chaque situation.
En prison, les surveillants et le personnel médical parlent de « cellule grotte » ou de « cavernes », pour les détenus qui se replient sur eux-mêmes. / Crédits : Guiduch
Quant à l’offre de soins, elle est très variable d’un établissement pénitentiaire à un autre, et les listes d’attente sont parfois très longues avant de décrocher une consultation. « C’est ça le pire. En détention, ils n’arrivent pas à obtenir un suivi, à avoir un rendez-vous avec un psychiatre ou un psychologue », déplore Me Cruciani, avocate au barreau de Lyon et coutumière de ces dossiers. « La prison, c’est un arrêt dans leur prise en charge médicale. Cela se traduit inévitablement par une aggravation de leur état psychique. La prison est le dernier endroit où l’on doit mettre quelqu’un avec des troubles psy. »
Maltraitances, abus sexuels
Sur les coursives, c’est l’un des sujets qui fâchent : la plupart des surveillants refusent de se faire les auxiliaires de la psychiatrie et se retrouvent à gérer des détenus manifestement malades. Ce pour quoi ils ne sont pas nécessairement formés. « On s’adapte devant le fait accompli. Mais ce n’est pas évident au quotidien », confesse un directeur de prison, qui tient à son anonymat. Laura et ses collègues matons s’étonnent souvent de voir arriver ces détenus « qui devraient être à l’hôpital ». « On se demande ce qu’ils font en prison. Certains n’ont pas du tout leur place ici, et c’en est même dangereux. » Actuellement, à la maison d’arrêt de Lyon-Corbas, un détenu schizophrène est terrorisé par les autres. « Il est en détresse absolue, ça fait de la peine. Il n’arrête pas de pleurer, de dire qu’il n’y arrive pas ici, que c’est trop dur. » Extrêmement vulnérable, il est par ailleurs devenu la cible de certains de ses codétenus qui le rackettent. « Quand il nous dit : “Par pitié, renvoyez-moi à l’hôpital”, on aurait envie de lui dire oui… », soupire-t-elle.
Abus physiques réguliers, trafic de médicaments, abus sexuels... En détention, les détenus les plus fragiles se retrouvent exploités et instrumentalisés par les autres. / Crédits : Guiduch
Un autre, reconnu handicapé mental, est incapable de comprendre ce que les surveillants lui disent et lui redisent. « Il ne peut pas s’occuper de son assiette tout seul. Quand il est placé au SMPR, ça va. Mais quand il est en détention classique, les surveillants n’ont pas le temps de s’occuper de lui. » Des détenus vulnérables, déficients intellectuels, malades, handicapés, Laura en voit « beaucoup » dans l’enceinte de la maison d’arrêt, et déplore des situations parfois dramatiques. « La détention, c’est violent, c’est du rapport de force en permanence. » Les détenus les plus fragiles se retrouvent exploités et instrumentalisés par d’autres, forcés à effectuer le sale boulot. Comme escalader les barbelés pour aller récupérer les projections. Ou planquer les téléphones ou de la drogue dans leurs cellules. « Et s’ils ne le font pas, ils se font démolir. »
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L’instrumentalisation et la victimisation des personnes avec des troubles psy existent aussi à l’extérieur, « mais ces phénomènes sont renforcés en détention », confirme Thomas Fovet, le psychiatre lillois. Il évoque à la pelle les abus physiques réguliers, les trafics de médicaments et les peines internes auxquelles ces détenus sont « plus exposés » du fait de comportements incompatibles avec la détention. Et les abus sexuels. Ce que confirme la surveillante lyonnaise :
« C’est plus rare, mais certains détenus vulnérables sont aussi utilisés comme objet sexuel. »
À Fresnes, un détenu déficient mental s’est fait violer pendant 18 mois par son codétenu sans que le personnel n’en sache rien, illustre Cyrille Canetti. « Le traumatisme est considérable. »
Cyrille Canetti dénonce l'attitude des experts psychiatres et des magistrats. Pour lui, « ils mettent en prison les gens dont on ne sait pas quoi faire. » / Crédits : Guiduch
« Choix sociétal »
Gilbert Fetet, ex-surveillant au SMPR de Lyon, a réalisé un petit calcul pour s’expliquer l’incarcération de ces détenus malades dont la place n’est « clairement pas en prison » :
« C’est tout simple. Un malade psychiatrique coûte dix fois moins cher à la société en étant en prison qu’en hôpital psychiatrique. Mais dans quels états ils en ressortiront ? Il faut voir sur le long terme… »
Il le répète : ces détenus sont incapables de comprendre la mesure de leur peine ou de prendre le moindre recul sur leurs actes. L’ex-maton ne connaît que trop bien l’absurde ballet des va-et-vient entre la prison et la rue. « C’est un choix sociétal », dénonce Cyrille Canetti, dégoûté par « la pression de l’opinion publique » et l’attitude des experts psychiatres et des magistrats. « Ils mettent en prison les gens dont on ne sait pas quoi faire. Mais si on continue dans cette direction, il faut l’assumer et ne plus tenir le discours de la réinsertion. C’est foncièrement incompatible », s’indigne-t-il, dégoûté que la « prise en charge de la souffrance » ait été reléguée au second plan derrière « une vision purement judiciaire » :
« J’ai fait docteur pour soigner des gens, pas pour ça. »
(1) Les prénoms ont été modifiés.
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