Frontière et attente. Au Festival de Cannes, ces mots-clés prennent tout leur sens. C’est la quatrième fois que je participe. À chaque édition, j’ai obtenu un badge différent qui m’a donné accès à tel ou tel espace professionnel, à telle ou telle projection, à telle ou telle personne. La journée, c’est la guerre des badges, le soir, c’est la loi de la jungle : qui trouvera la meilleure tactique pour amadouer le physio ?
Cette année, j’ai décidé de vivre le festival la nuit et d’aborder un nouvel aspect de sa folie hiérarchique. Avec ma casquette de journaliste bien vissée sur le crâne, j’ai appréhendé ce système féodal comme un jeu de société où les règles valent autant que la triche. Retour sur cinq soirées cannoises, un chiffre suffisant pour une apprentie pique-assiette.
SOIR 1: BOLLYWOOD STYLE
« The French Riviera, the French Riviera ! », répète inlassablement un Indien aux cheveux grisonnants, tout en observant la Méditerranée à travers son hublot. Depuis cet après-midi, je voyage en TGV entourée d’une famille originaire de Bombay. Ils sont une quinzaine et je me demande s’ils descendront avec moi puisque le cinéma indien fête ses cent ans et sera à l’honneur au Festival de Cannes.
« We are going to Nice », m’explique une femme avenante en sari fushia, entre deux bouchées d’un curry alléchant. Je tourne la tête vers son mari, un homme bedonnant à moustache : il filme les paysages qui défilent avec son caméscope de poche. Le ciel s’est assombri et déteint sur la mer. Il va pleuvoir. Une autre Indienne, vêtue d’un jean et d’un sweat anthracite, allume son téléphone. Elle sélectionne une musique made in Bollywood et augmente le volume, espiègle. Des rires traversent la voiture. « Ça suffit ! » Une Française qui lisait Les Cahiers met fin à cette joyeuse scène de cinéma. Silence. Il pleut. « Prochain arrêt : Cannes. »
Ce soir, découragée par le mistral, je me contenterai d’un Pastis avec mes colocataires (Floriane, Lola, David et Gautier) sur la terrasse de notre appartement à Juan-les-Pins… L’occasion d’établir un plan d’attaque. Demain, je devrai d’abord récupérer les sésames auprès des attachées de presse contactées au préalable : cartes de membre et autres bracelets.
SOIR 2 : BLING-BLING
À la gare, on nous apprend que des travaux ont été entrepris sur l’axe Juan-les-Pins-Cannes. Je peste contre les types qui ont trouvé malin de supprimer la moitié des trains en cette période de grande fréquentation. Il y a bien des bus, mais ils passent toutes les trente minutes quand ils ne sont pas en retard ou complets. Frontière et attente. J’ai un badge professionnel, mais pas de chauffeur fourni en bonus.
À Cannes, les soirées commencent tôt. Il doit être 17h quand notre team débarque à la #VillaSchweppes, cette plage aménagée en restaurant-bar-club qui accueille en permanence des spécimens avides de musique affriolante et de cocktails gratuits. Justement, la météo instable nous offre quelques rayons. Il fait frais, mais les femmes en poom poom short et les hommes en marcel dansent pour se persuader que le printemps ne nous a pas lâchés. Verre à la main, des DJ surexcités enchaînent les morceaux d’électro : Get Lucky des Daft Punk met tout le monde d’accord (dans deux jours, on ne le supportera plus). J’ai l’impression d’avoir été catapultée dans un épisode de Bienvenue à Jersey Shore. Surréaliste.
HOTDOG Après avoir découvert la table de ping-pong et les hôtesses d’un mètre quatre-vingt de la Terrazza Martini, manger devient la priorité. 21h, direction Le Petit Majestic, le repaire immanquable des festivaliers. Un stand de hot dogs à l’extérieur pour les plus pressés. Des pizzas à l’intérieur pour les plus frileux. Et un brouhaha charmant composé de langues internationales et rythmé par les pronostics de la compétition officielle.
Plus tard, requinqués et doucement ivres, nous nous rendons au concert du groupe nantais C2C à la Villa Schweppes. Nous avons pris Clément Andreoli sous notre aile. Clément Andreoli ? C’est l’un des deux gais lurons de la websérie humoristique Cannes Cocktail produite par Arte. Quand il ne sert pas de “vodcaillepirinha” aux internautes (cf. l’épisode 3) avec Henry Michel, le patron, il endosse son costume d’ambianceur…
Vincent Glad, le chroniqueur web du Grand Journal est sapé d’une veste rose, d’un nœud pap et d’un long parapluie transparent… Il nous convainc de rallier la Plage Magnum où l’on fête Jeune et Jolie, le long-métrage de François Ozon. Ici, quand une porte s’ouvre, on pense naïvement que les autres ne nous résisteront pas. Comme dans les cercles de poker obscurs, on se transforme en joueur fou et l’on demande l’impossible, jusqu’au « non » définitif d’un « physio », roi éphémère de la place.
ENFERMÉES DEHORS Avec Floriane, on se dégote un taxi illico. Les autres nous rejoindront après un saut au Baron, la boîte ultra sélective qui a fait le voyage depuis Paris, histoire de tâter de la star. En chemin, on remarque les prostituées et les mendiants adossés aux boutiques de luxe de la Croisette et contournés par les oiseaux de nuit, insouciants. La misère sous toutes ses facettes. Et l’on se remémore les beaux fails de la journée, sans se douter que le plus gros nous attend à Juan-les-Pins. Une porte de l’immeuble dont nous n’avons pas la clé a été verrouillée. 03 h 30 du matin : on sonne à chaque interphone, une, deux, trois fois. Un père de famille finit par décrocher et nous incendier : “Vous n’avez qu’à vous trouver une chambre d’hôtel !”. Il ne descendra pas. Donc nous grimperons… par-dessus la grille du jardin (2 mètres 50), non sans hésitation et au prix de bleus dont mes jambes se rappellent encore.
La journée, c’est la guerre des badges, le soir, c’est la loi de la jungle: qui trouvera la meilleure tactique pour amadouer le physio ?
« Vous n’avez qu’à vous trouver une chambre d’hôtel ! »
J’ai un badge professionnel, mais pas de chauffeur fourni en bonus.
SOIR 3 : INTROSPECTION
Ma cinéphilie en a pris un coup. Il est temps de voir un film. 22h. Ce sera Ugly d’ Anurag Kashyap, un thriller indien présenté à la Quinzaine des Réalisateurs qui décrit les réactions d’une famille suite à la disparition de l’une des leurs : Kali, 10 ans. Cette fable contemporaine mélange les humeurs, onirisme, humour et drame, pour mieux dresser le portrait d’un pays aux disparités tenaces. Elle est dérangeante et nous partage. Je digresse, atterrissant dans le champ de l’existentiel : peut-on se revendiquer cinéaste engagé et profiter du faste cannois ? Je me retourne la question. Peut-on adhérer aux valeurs humanistes et… Un revolver chargé de paradoxes. Je suis trop jeune pour mourir.
TONTONS FLINGUEURS Petit Majestic-Villa Schweppes-Baron. Quelle heure est-il ? Floriane, Lola et moi nous laissons entraîner à la Baronne par Vincent, un ingénieur du son qui supervise une émission quotidienne de dix minutes diffusée sur Radio Nova et animée par Gunther Love. Vincent était assis en face de Floriane dans le TGV Paris-Cannes, elle est retombée sur lui par hasard ; il sera désormais notre ange gardien. Un mot de passe est requis pour se glisser dans ce bar gay où les lumières tamisées autorisent les extravagances. Chut. Près du bar circulaire, se pavane Koka. Cette travestie souriante alpague les clients avec des punchlines dignes des Tontons flingueurs. Elle nous raconte un bout de sa vie tragi-comique, évoquant ses shows burlesques, puis s’interrompt pour un homme stressé en costard de pingouin : « Arrête de te ronger les ongles ! Regarde, la Vénus de Milo, elle s’est rongée les ongles et il lui reste quoi ? Des moignons. »
SOIR 4 : CHAMPAGNE
Bientôt 20h et la team Juan-les-Pins s’empiffre de burgers dans un fast food à l’atmosphère poisseuse. C’est le dernier dîner que nous prenons ensemble. Les garçons n’ont pas pu échanger leurs billets de train, ils repartiront dimanche avec peu de sommeil au compteur et beaucoup de photos Instagram de leur after à la piscine de la résidence Pierre et Vacances. Dans la rue, on évite les flaques. La pluie diluvienne nous escorte jusqu’à la Plage Orange et son pince-fesses. Champagne et petits fours sont au rendez-vous.
Floriane, Lola et moi filons à l’anglaise. À la Villa Schweppes, nous avalons un cocktail pétillant, bercées par l’électro-rock du groupe Gramme. Nous troquons nos chaussures plates contre des escarpins hauts et repartons à toute vitesse, ratant de peu le concert de Yuksek. Les parapluies se bousculent. Vu du ciel, le bitume a la varicelle. Nous montons les marches du Grand Théâtre Lumière. La moquette rouge fait pouac pouac. 00h30. Les premières images de Monsoon shootout d’Amit Kumar caressent la toile blanche. Vijay Varma est beau dans ce premier film qui concourt pour la Caméra d’or, mais je m’écroule de fatigue au troisième chapitre. On dort bien, dans un fauteuil de cinéma.
ŒUFS BROUILLÉS 02 h 45. Devant le Baron, c’est la cohue. Benicio Del Toro serait le responsable. Coquin. Tandis qu’il aligne les verres et les pas de danse au chaud, retenus par une barrière métallique devenue Muraille de Chine, certains badauds bien habillés seraient prêts à en venir aux mains. Pendant ce temps-là, des enfants font la manche devant le Carlton. Je ris jaune. La perte de repères est totale. Une tête familière jaillit du troupeau. Matthieu Trochu ! Chanteur de flamenco reconverti en physio, il nous en a balancé, des œillades condescendantes, quand on patientait devant le Carmen à Pigalle. Mais difficile de détester ce personnage tarantinesque. Nous nous efforçons de capter son regard malicieux. Les vibrations d’un texto : David et Gautier nous proposent de les retrouver au Nikki Club. Trop tard pour échapper à Matthieu Trochu dont le visage transpire la gravité. « Je te connais ? Et toi, je te connais ? On se connaît. Bon, les filles, vous m’êtes très sympathiques, mais rendez-moi un service… Oubliez le Baron ce soir. Je marche sur des œufs. »
SOIR 5 : FILATURE A LA COLOMBO
Nous n’avons pas obtenu de places pour Bombay talkies, ce film à sketchs indien réalisé par Zoya Akhtar, Dibakar Banerjee, Karan Johar et Anurag Kashyap, et projeté hors compétition. Néanmoins, nous savons que l’équipe est invitée à la soirée indienne organisée à l’Agora, près du Palais des Festivals. Et nous ne désespérons pas d’y entrer. Mauvais timing. Les convives sont sur le départ. Parmi eux, Irfan Khan, superstar en Inde, inconnu en Occident, malgré ses rôles dans Slumdog Millionaire de Danny Boyle et L’Odyssée de Pi d’Ang Lee. Alors ? Alors on entame une filature à la Columbo, s’imposant un tempo naturel, ni trop rapide, ni trop lent, agrémenté d’éclats de rire factices. Ce drôle de manège nous conduit au Vega Luna où s’engouffrent Irfan Khan et ses compatriotes. On parlemente avec le videur, prétextant que l’on fait partie de la production de Bombay talkies. « Il va falloir patienter. » Irfan Khan réapparaît ! Lola, fan invétérée, l’aborde. Elle se trompe dans la prononciation de son prénom, il lui tient la main, elle lui dit son amour.
INCEPTION Matthieu Trochu est un homme de parole. Il nous laisse franchir les grilles du Baron, silencieux. Soudain, l’asphyxie. Le peuple tapisse les murs. On moisit autant au bar qu’aux toilettes. Dans la queue des filles, ça se crêpe le chignon sans scrupule. Une Norvégienne m’agresse tandis qu’une Anglaise prend ma défense. Édouard Baer fend la foule. Je voudrais me jeter sur lui, mais j’ai trop peur de perdre ma place pour un banal « J’adore ce que vous faites ! » Mon taux de misanthropie atteint son paroxysme. Pourquoi les gens imaginent-ils que ce lieu élitiste abrite le Saint Graal ? Belleville me manque.
L’heure est à l’épilogue. Avec ses barrières métalliques, sociales et psychologiques, le Festival de Cannes est une métaphore cynique de la société. Mondes parallèles. Les jet-setters de la Côte d’Azur tournent dans la ville avec leurs voitures de sport et leurs bimbos tape-à-l‘œil, vautours exhibitionnistes. Les SDF s’effacent. Les vendeurs à la sauvette errent sur la Croisette, chargés de lunettes de soleil ou de parapluies en toc, suivant la météo capricieuse : où entreposent-ils leur came ? Les passants se postent devant les hôtels de haut standing, persuadés qu’ils n’y ont pas accès, alors que le bar du Martinez leur est ouvert comme le PMU du coin. « Savoir, c’est pouvoir. » Il était fort ce Francis Bacon.
Une tête familière jaillit du troupeau: Matthieu Trochu, chanteur de flamenco reconverti en physio
« Il va falloir patienter. »
[Vidéo] Irfan Khan
bqhidden. Dans la queue des filles, ça se crêpe le chignon sans scrupule.
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