En ce moment

    26/09/2012

    Chez le meilleur ami du Parisien

    L'Arabe du coin

    Par Urbania

    Chez nous, le « gars du dep » est souvent un Chinois, un Coréen ou un Viet. À Paris, c'est l'Arabe du coin, même s'il s'agit rarement d'un Arabe.

    Châtelet – On venait tout juste d’arriver à Paris que déjà on avait des amis : Ergun et Alain, les propriétaires de la Supérette des Halles, notre dépanneur le temps d’un séjour. En bons touristes, nous y avons trouvé du papier-cul, des chips, du vin pas trop mauvais, et un rasoir qui s’est avéré presque mortel. Pour des raisons qui ont sûrement plus à voir avec la couleur de mes cheveux qu’avec le fait que j’aie déjà écrit un livre sur les dépanneurs, c’est mon nom qu’ils ont retenu parmi les membres de l’équipe. Toutes les fois où nous passions devant la supérette, ils hurlaient «Judith! Judith!». Je n’ai donc pas eu le choix de les trouver sympathiques.

    Bouquin Lorsque j’écrivais Sacré dépanneur!, j’étais tombée sur L’Arabe du coin, un livre dans lequel Éric-Emmanuel Schmitt écrivait, en préface : « Paradoxal n’est-ce pas qu’un peu partout dans le monde, l’esprit d’un lieu soit incarné par quelqu’un qui vient d’ailleurs. » Comme je prends tout ce qu’Éric-Emmanuel Schmitt écrit pour du cash, je me suis dit que ces deux personnages allaient me faire découvrir, en quelque sorte, un autre Paris. Parce que qu’une relation, ça se crée à deux, je leur ai laissé deux copies du magazine, doutant fort qu’ils allaient le lire. Le lendemain, j’avais une demande d’amitié sur Facebook.

    Faire du fric Chaque jour, nos amis de la supérette nous demandaient qui nous avions interviewé, nous faisaient des suggestions d’endroits à visiter à Paris, de sujets de reportage. Alain m’a même donné le numéro de son cousin à Montréal qui vend apparemment le meilleur poisson de la ville, pour que j’aille le rencontrer. Un jour, Ergun m’a dit : « Pas mal, ton article dans le numéro Hiver! » Puis, après un moment d’hésitation de ma part, il a ajouté : « Je sais lire, tu sais. » C’est là que j’ai appris que notre gars du dep avait fait des études en droit.

    Ergun a grandi à Sarcelles, et il a déjà habité des banlieues pires que Clichy-sous-bois, mais ce n’est pas pour ça qu’il a lâché le droit au profit du dépanneur. « Les Turcs ne se mêlent pas à la racaille, m’a-t-il expliqué. Ils font la fac de droit, puis du commerce. » Fils de commerçant, il est fier de pouvoir dire qu’il n’a jamais travaillé pour personne. Je lui ai demandé ce qu’il aimait, dans le fait de travailler au dep, espérant obtenir une réponse poétique. « C’est dégueulasse à dire, mais je fais ça pour le fric », m’a-t-il répondu. « Je veux me renflouer et faire le business que j’aime.» Le business qu’il aime, c’est le textile. «Le pire, c’est que tous les soirs, les gens me disent “bon courage”, comme si ma vie était la misère. Franchement, ce n’est pas si mal.»

    Le pire, c’est que tous les soirs, les gens me disent “bon courage”, comme si ma vie était la misère

    Pères et fils Reste que règle général, les français de souche boudent le métier d’Arabe, ses longues heures et ses petits revenus. Dans son roman Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran, Éric-Emmanuel Schmitt résume leur situation ainsi : « Arabe, ça veut dire ouvert la nuit et le dimanche, dans l’épicerie. » Rien pour encourager la relève de ces entreprises souvent familiales. « La nouvelle génération, celle qui a grandi dans les allées de l’épicerie, n’a pas envie de reprendre le commerce, m’a expliqué Alexis Roux de Bézieux, auteur du livre L’Arabe du coin. Ils ont vu leurs parents trimer dur, et ils ont des études supérieures qui leur permettent d’aspirer à mieux », pense-t-il.

    Des Arabes pas arabes Faut dire que nos Arabes du coin étaient assez particuliers. Déjà, ils n’étaient pas sur un coin, mais bien au milieu d’une rue, et surtout, ce n’étaient pas des Arabes, mais des Turcs. En fait, j’ai appris plus tard que l’Arabe du coin est rarement un Arabe. « Ce sont, la plupart du temps, des berbères de Tunisie ou du Maroc », m’a expliqué Alexis. « C’est lié à l’histoire coloniale de la France. Ces vagues d’immigrants issues des colonies sont arrivées à un moment où les Français délaissaient les commerces d’alimentation générale.»

    La décolonisation de la Tunisie et du Maroc des années 1950 coïncide en effet avec un désengagement des Français pour les petits commerces — comme les Beurre Œufs Fromage, ou BOF —, des entreprises mom and pop qui imposent un rythme de travail beaucoup trop éreintant pour le Parisien-pré-soixante-huitard. Comme toujours, et c’est ainsi partout dans le monde, le commerce est le meilleur moyen pour un immigrant de se trouver du travail.

    Une chance qu’on s’a « Ce sont des communautés où la culture de l’accueil est beaucoup plus valorisée que chez les locaux », raconte Alexis. « Et comme ils restent très longtemps propriétaires de leur commerce et demeurent ouverts très tard, ils développent une réelle relation avec leurs clients. Ils conservent les clés pour eux, les aident à déménager, font le couscous le vendredi, ils jouent un vrai rôle social d’animation dans le quartier. » Comme au Québec, c’est eux qui savent si vous travaillez tard, si vous avez un problème de boisson ou si vous avez du mal à boucler vos fins de mois.

    Même Alexis a trouvé chez l’Arabe son antidote à la vie parisienne. « Quand je suis arrivé à ici, en 1997, ce qui m’a d’abord touché, c’était la solitude. Le meilleur moyen de ne pas être seul, à Paris, c’est de commercer. La grand-mère, la mère de famille, le cadre qui rentre du boulot, la personne qui dort dans la rue, tout le monde se sent à l’aise dans cette espèce de bazar. Tous les autres lieux de socialisation divisent les gens par sexe, par classe, par affiliation politique, par religion, etc. »

    Après avoir écrit son livre sur l’Arabe du coin, Alexis a décidé d’en devenir un lui-même. Son commerce, Causses, est une sorte de petite épicerie bobo au sud de Pigalle. « Récemment, un client m’a laissé ses clés. Je me suis dit ça y est, j’ai créé le lien de confiance! »

    C’est dégueulasse à dire, mais je fais ça pour le fric

    Cul-de-sac pour l’Arabe du coin? Malheureusement, cet esprit de proximité est en train de se perdre, et c’est un peu de notre faute à nous, les Québécois. Les chaînes de dépanneur, qui sont apparues chez nous dans les années 1970, sont en train d’envahir Paris. « Nous sommes venus au Québec pour voir ce qui s’y faisait, et nous avons trouvé le concept de Couche-Tard vraiment bien, avec son design moderne et ses plats à emporter », explique Jean-Louis Mallet, directeur du projet Chez Jean, au groupe Casino. Le projet Chez Jean, c’est un concept de dépanneurs ultra design sous l’enseigne de Casino, une chaîne française de supermarchés.
    Depuis 2009, la petite chaîne combine les différents commerces de proximité (tabac, supérette, kiosque à journaux, boulangerie) sous un seul toit, pour le meilleur et pour le pire, de 7 h à 23 h. Du jamais vu en France, où le commerce des loteries, du tabac, de l’alcool et des revues a toujours été séparé. Des jeunes aux études vous y servent du café filtre et vous souhaitent « bonne Saint-Jean » le 24 juin. Les Parisiens appellent ça des « convenience à l’américaine », mais il faut les pardonner : ils n’ont pas eu la loi 101 pour leur permettre d’inventer le mot « dépanneur ».

    Près de notre appart, il n’y avait ni Chez Jean, ni Daily Monop’, ni autre mini Franprix, mais rien de quoi s’exciter non plus. « Ici, nous n’avons pas de clientèle régulière. Les gens sont de passage», m’a expliqué Ergun. Ça m’a fait réaliser que le pire endroit, pour être un Arabe du coin, à Paris, c’est probablement dans un quartier touristique. Chaque jour, on sert de nouveaux clients. Jamais on ne s’attache. Jamais personne ne nous demande de garder ses clés. On a peut-être été leurs meilleurs clients.

    bqhidden. Récemment, un client m’a laissé ses clés. Je me suis dit ça y est, j’ai créé le lien de confiance!

    Cet article est en accès libre, pour toutes et tous.

    Mais sans les dons de ses lecteurs, StreetPress devra s’arrêter.

    Je fais un don à partir de 1€
    Sans vos dons, nous mourrons.

    Si vous voulez que StreetPress soit encore là l’an prochain, nous avons besoin de votre soutien.

    Nous avons, en presque 15 ans, démontré notre utilité. StreetPress se bat pour construire un monde un peu plus juste. Nos articles ont de l’impact. Vous êtes des centaines de milliers à suivre chaque mois notre travail et à partager nos valeurs.

    Aujourd’hui nous avons vraiment besoin de vous. Si vous n’êtes pas 6.000 à nous faire un don mensuel ou annuel, nous ne pourrons pas continuer.

    Chaque don à partir de 1€ donne droit à une réduction fiscale de 66%. Vous pouvez stopper votre don à tout moment.

    Je donne

    NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
    ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER