Bonjour Nuruddin, vous n’êtes toujours pas le bienvenu dans votre pays la Somalie. A quand remonte votre dernière visite?
C’était il y a un an et demi pour une recherche. Sinon je devais y retourner il y a trois mois mais c’était trop dangereux… Trop de combats! Donc j’ai annulé ma visite. Et puis, il y a un groupe de personnes qui menace Nuruddin Farah de mort. Donc ça ne vaut pas la peine.
Vous avez encore de la famille là-bas ?
Mes frères et sœurs, qui ont vécu la guerre civile, sont partis vivre en Europe ou aux Etats-Unis. Ils n’y retourneraient pour rien au monde. Moi, je suis quand même curieux de voir comment les choses évoluent.
Dans un passage de votre dernier roman Exils, vous écrivez à propos de votre personnage: « Il était heureux que quelqu’un écrive sur leur pays ». Pourquoi est-ce si important d’écrire sur la Somalie?
Parce qu’il y a deux façons de comprendre un pays. Vous pouvez voir la Somalie à travers les yeux d’un étranger. Mais, vous pouvez aussi la voir à travers les yeux d’un Somalien. Et pour avoir un équilibre, vous devez combiner ce qu’écrit le Somalien avec le récit de l’étranger.
Et puis, en Somalie, nous avons une culture de l’oral. Donc très souvent, les choses se disent sans s’écrire. Très peu de Somaliens écrivent sur leur pays.
Nuruddin Farah, the Story:
1945: Naissance à Baidoa, dans le sud de la Somalie.
1975: Publication de A Naked Needle, qui lui vaut les foudres du régime somalien et l’oblige à s’exiler définitivement du pays.
1975-82: Il mène une vie d’errance entre le Kenya, l’Ethiopie, le Nigéria et la Gambie
1996: Il retourne à Mogadiscio pour la première fois depuis 1975
2000: Il est sélectionné pour le prix Nobel de la littérature
Avril 2010: Sortie de son dernier roman Exils
Que rapprochez-vous aux récits d’étrangers sur la Somalie ?
Je dis souvent que les Somaliens, parce qu’ils ne savent pas écrire, vendent leur compréhension de la Somalie aux étrangers. La majorité des écrivains qui parlent de la Somalie sont des étrangers.
Si vous comparez Links (autre roman de Nurduddin Farah:ndlr) au film la Chute du Faucon Noir (film réalisé par l’américain Ridley Scott:ndlr), ils évoquent tous les deux l’invasion américaine à Mogadiscio en 1993. Mais, dans le film, les Américains ont décrit tout ce que les Somaliens ont fait de barbare, de sauvage, d’irraisonné. Moi, en tant que Somalien, je vois les choses autrement. Tout doit être pris en compte: Je veux dresser des portraits de la Somalie qui soient plus justes.
Il y a une critique très vive des Américains tout au long de votre livre. C’est un sentiment généralisé en Somalie?
Oui, c’est un sentiment qui est largement partagé. En Somalie, nous avons un mot qui désigne « Américain », mais qui signifie aussi « étrange ». Alors, vous voyez, chez nous, l’Américain est, par définition, bizarre. (Rires)
« L’Irak et la Somalie avaient un point commun. Ils étaient parfaits pour des programmes télé. » Pourquoi écrivez-vous ça?
Parce que quand des choses folles arrivent, elles deviennent des shows télés. Et idéalement, dans un jeu télévisé, il doit y avoir de la violence. C’est ce qu’il y a en Somalie.
La guerre civile en Somalie
La guerre civile en Somalie a officiellement commencée en 1986. On distingue trois phases: De 1986 à 1992, la fin de la dictature du général Siad Barre, de 1992 à 1996 la guerre entre les seigneurs de guerre, marquée par l’intervention de l’ONU, et depuis 2006 le conflit entre l’Union des Tribunaux Islamique et l’Éthiopie. Mogadiscio est tojours martyrisée par une guerrila que décrit Nuruddin Farah dans son roman.
C’est un peu radical non?
Les programmes télés sont des concepts loin de vous, que vous regardez comme un jeu vidéo. Ça ne vous affecte pas. Un Français qui voit un Somalien, habillé avec ses habits traditionnels, ne s’assimile pas à lui, donc ce qui lui arrive ne le dérange pas. C’est une sorte de jeu que de voir ce qui se passe de l’autre côté de l’écran. Tout le monde joue à ce jeu finalement. Mais certains sont les joueurs et d’autres sont les victimes, sur le terrain.
Dans le récit, les clans sont omniprésents pour les habitants de Mogadiscio. Comment ça se passe concrètement?
Le clan est une grande famille. Quand les choses se compliquent en Somalie, les gens se retrouvent en groupe. Ils ne s’intéressent au clan que s’ils ont quelque chose à en tirer. C’est une démarche opportuniste, avant tout. Quand la famille de Jeebleh vient le voir, c’est pour lui demander de l’argent. S’il refuse, elle tente de le tuer. Et c’est toujours comme ça.
La violence est quelque chose de très important. Vous parlez beaucoup des enfants. C’est un phénomène répandu à ce point?
Oh oui ! C’est très fort. Et la raison est simple : les enfants, au lieu d’aller à l’école, jouent avec des armes. On leur donne de la drogue et on les saoule. Vous savez, ils mâchent cette drogue (ndlr: le Kat) toute la journée et font des choses dont ils ne se rendent même pas compte. Ils ne connaissent ni la peur ni la douleur.
Outre les conséquences de la guerre, qu’est ce qui peut pousser les enfants à agir comme ça?
Ils jouent beaucoup aux jeux vidéo à Mogadiscio. Certains pensent qu’ils sont Américains. D’ailleurs, dans le livre, ils sont décrits comme marchant comme Clint Eastwood. Ils ont cette même démarche.
Exils- Le dernier roman de Nurrudin Farah sorti le 9 avril
Après 20 ans d’exil à New-York où il a fondé une famille, Jeebleh revient dans sa ville natale, Mogadiscio, pour honorer la mort de sa mère mais aussi pour aider son ami, Bile, à retrouver ses nièces mystérieusement disparues. Derrière cette énigme presque prétexte, c’est la guerre civile et le désastre qu’elle a semé qui tiennent le premier rôle.
Retrouver la critique de Exils ici
« les Somaliens, parce qu’ils ne savent pas écrire, vendent leur compréhension de la Somalie aux étrangers »
A quel âge commencent-ils à se droguer et à se comporter comme ça ?
Vers 12 ans ! Quand ils ont entre 18 et 19 ans, ils commencent à avoir peur. Parce qu’ils pensent au futur. Ils veulent se marier, avoir des enfants. Mais quand ils ont 12 ans, c’est différent. Déjà, ils n’ont pas de père, car très souvent il a été tué. Et donc, les membres des groupes deviennent leur famille. Ils peuvent être manipulés très facilement. Ensuite, vous leur donnez quelque chose qu’ils aiment : un pistolet. Vous leur dites : « Va tuer cet homme » et ils vont le tuer. Ils ne comprennent pas les conséquences de leurs actes.
Il y a t-il des éléments autobiographiques dans le livre, des similitudes entre votre vie et celle de Jeebleh, le héros ?
Les éléments autobiographiques dans une fiction sont quelque chose de très complexes. L’autobiographie et la fiction voyagent ensemble jusqu’à un certain point. J’ai été en exil pendant plusieurs années, comme lui. Mais, la raison pour laquelle nous avons été en exil est différente. Et son exil a duré bien plus longtemps que le mien. C’est une grande différence. Après 5 ou 10 ans d’exil, vous êtes encore en colère. Mais, après 20 ans, vous oubliez le passé et vous devenez nostalgique.
Vous évoquez souvent la politique de votre pays. Vous ne voudriez pas vous impliquer plus ?
Non, je ne saurais pas quoi faire. Mes intérêts ne sont pas politiques. Je veux seulement la paix. Quand je finis d’écrire un livre et que j’ai quelques semaines devant moi, j’écris des articles à ce sujet mais je ne suis pas intéressé par la fonction de maire ou quelque chose comme ça. J’aime mon mode de vie. Une vie simple. Quand je vais au salon du livre par exemple, avec tous ces gens autour, je deviens fou au bout d’une heure.
« Un Français qui voit un Somalien, habillé avec ses habits traditionnels, ne s’assimile pas à lui, donc ce qui lui arrive ne le dérange pas »
«Quand je vais au salon du livre par exemple, avec tous ces gens autour, je deviens fou au bout d’une heure»
Source Armelle de Rocquigny, au Salon de Livre | StreetPress
Crédit photo de Une: The Future II by Guuleed | Flickr Creative Commons
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