Dimanche, 14h30, c’est la fin du marché de Wazemmes, à Lille. Casque vissé aux oreilles, cabas dans la main gauche et parapluie de circonstance, Florian regarde vaguement un groupe de Roms charger une grosse cagette de tomates sur une poussette canne déglinguée. « Tant pis pour ma soupe », souffle dans sa barbe ce musicien de 28 ans.
Florian sait jouer de tous les instruments à corde, mais là, il n’a « plus une thune » pour faire vibrer son larfeuille. Alors il essaye de récupérer les fruits et légumes qui traînent au sol pour remplir son frigo. « Ça fait six mois que je ne suis pas venu. Aujourd’hui j’en ai vraiment besoin… » Depuis cinq ans qu’il habite à Lille, il vient souvent glaner avant le passage des éboueurs.
À part Florian et des familles roms, peu de monde s’attarde à proximité des étals qui se vident sous la pluie. En fait, au lieu de ramasser des aliments par terre, la plupart des glaneurs passent désormais à la « tente », installée dans une rue voisine, un peu en retrait du marché.
Mauvaise passe La tente des glaneurs, c’est une association qui, depuis dix-huit mois, organise la collecte et la distribution des invendus à la fin du marché de Wazemmes, un peu sur le modèle des Restos du cœur mais sans critère de ressources. « On reçoit des gens qui traversent une précarité alimentaire et on est là pour leur donner un petit coup de main », explique son fondateur, Jean-Loup Lemaire.
Dans les paniers pour les quelque 80 personnes accueillies ce jour-là, des artichauts, des tomates, de la salade, du persil, des fraises, du pain et… une rose. Pour Erwann, 25 ans, bénévole à la tente et lui-même ancien glaneur, l’idée est que les gens puissent « faire leur marché comme tout le monde » avec des « aliments de bonnes qualités » qui, sans l’action de l’association, « seraient jetés ». « Tu fais la queue et y’en aura pour tout le monde », résume-t-il en paraphrasant Coluche.
80 familles sont accueillies chaque dimanche à la tente.
Honte À la fin de la file, Alison accepte de témoigner après avoir enfoui dans son caddie les provisions qu’on lui a données. Malgré une aide alimentaire mensuelle de 31 euros, il lui arrivait de glaner au sol pour nourrir son garçon de 9 ans. « Je me faisais insulter par les commerçants et les gens du voyage quand je me baissais », confie la jeune femme de 26 ans. En faisant la queue à la tente, elle a « moins honte ».
Hélène, une autre mère célibataire de 32 ans venue récupérer un panier, ressent le même soulagement. Pour compléter son RSA, elle travaille au noir dans un pressing et met les 200 petits euros qu’elle gagne de côté, « pour l’avenir de [s]a fille » de 11 ans. Aujourd’hui, elle est particulièrement contente : « Elle va pouvoir manger du pain toute la semaine. »
Pour Nina en revanche, fréquenter la tente des glaneurs n’est « pas un besoin ». Cette étudiante boursière de 19 ans profite de cette distribution alimentaire dominicale pour réaliser une économie qu’elle évalue à 10 euros par semaine. « Ça me permet de faire plus de sorties culturelles », ajoute-t-elle. Comme Hélène et Alison, elle faisait à la fin du marché. Mais en groupe et pas dans le même but : « On glanait entre amies, puis on allait boire une bière. »
Les premiers arrivés étaient les mieux servis et ça finissait par la castagne
Je me faisais insulter par les commerçants et les gens du voyage quand je me baissais
« Sauvages » En récupérant les invendus directement auprès des marchands, la tente des glaneurs a pour but, dixit Jean Loup Lemaire, de « canaliser le glanage pour qu’il soit équitable. Avant, c’était la loi de la jungle. Les premiers arrivés étaient les mieux servis et ça finissait par la castagne. » L’initiative a permis selon lui de réduire de plusieurs centaines à quelques dizaines (des chiffres difficiles à vérifier) le nombre de glaneurs qu’il qualifie de « sauvages ».
Guillaume, 24 ans, étudiant en sciences politiques à Lille, est l’un de ces « sauvages ». Au téléphone, il raconte à StreetPress comment a débuté son « entreprise de récupération alimentaire » :
« J’ai commencé à faire les fins de marché et les poubelles de supermarché avec des copains de la fac, à Nancy. J’ai vu qu’on pouvait manger gratuitement des trucs de très bonne qualité, voire luxueux. Par rapport à mon budget, j’ai trouvé que c’était le meilleur moyen pour me nourrir. »
Sa pratique du glanage est parfaitement rôdée. À 22h, Guillaume fouille les poubelles tout juste sorties d’un Carrefour Market. Le midi, il se sert directement sur le tapis roulant où défilent les plateaux à la sortie du resto U : « Il y a plein de gens qui mangent deux yaourts et qui laissent tout leur plat. » Le jeudi, il va manger dans une association protestante du Vieux-Lille, un quartier de la ville. Pour lui, « c’est beaucoup moins contraignant que les Restos du cœur ou le Secours Populaire ». Il lui suffit de présenter sa carte étudiant et d’indiquer le montant de sa bourse — 150 euros — pour avoir droit à un repas gratuit. Mais ce mode d’alimentation « prend du temps », souligne-t-il.
Il faut attendre une heure à ne rien faire dans une queue. Il y a un côté paternaliste
Fun Quand il fréquente la fin du marché de Wazemmes, le dimanche, Guillaume y va plutôt « par plaisir » : « S’il fait moche c’est 14h, sinon c’est 15h ». Même s’il milite au parti communiste, Guillaume trouve que l’installation de la tente des glaneurs est « une très mauvaise idée ». « Il y a une pénurie pour le glanage, soupire-t-il à l’autre bout du fil. Ça crée de l’assistanat. Il faut attendre une heure à ne rien faire dans une queue. Il y a un côté paternaliste. »
A la tente des glaneurs, Jean-Loup Lemaire interpelle par leur prénom les personnes qui se présentent. « Ce n’est pas un manque de respect, se défend le fondateur de l’association. Je les ai tous rencontrés personnellement. Notre mission est avant tout de créer du lien social. » Il ajoute : « On n’empêchera pas le glanage sauvage car une partie de la population glane par idéologie. »
Politique « On s’organisait à cinq-six pour récupérer les produits et se les répartir », se souvient Guillaume quand il partait avec à la chasse avec son groupe. Mais avec la tente, « on a perdu les habitudes qu’on avait avec les commerçants, on ne retrouve plus le côté agréable de la récup’ ». Le jeune homme se défend de vouloir jouer au SDF - « la marginalité n’est pas un but en soi » – mais il ne croit pas que « la charité, ni le glanage » peuvent lutter contre la précarité alimentaire. « Cela passe par la hausse des salaires et des bourses pour les étudiants ». Là-dessus, il sera au moins d’accord avec Jean-Loup Lemaire pour qui il faut « revoir les grilles d’accès à l’aide solidaire nationale et travailler à l’aide locale ». En attendant, l’initiative de la tente des glaneurs commence à se diffuser dans d’autres villes, comme Caen
« On ne donne pas, on jette, dit cette autre marchande. Quand on range, on laisse des caisses sur le côté. Les gens se servent, on est bien obligé de tolérer. » Elle ajoute : « Quelques fois, si des gens demandent, on leur donne si on a un truc. » Quand on lui demande ce qu’elle donnerait à cet instant précis, elle nous présente des bottes de radis peu appétissantes…
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