Il suffit qu’ils voient un uniforme de pompier ou entendent une sirène pour que la terreur remonte. Thimaël, 29 ans, Yanaël, 23 ans, et Shany, 18 ans, ont tous trois été violentés pendant leur enfance par celui qu’ils nomment désormais leur « géniteur ». Jaël, leur mère, est elle aussi une survivante des violences de son ex-mari.
Après plusieurs années de combat judiciaire, Raphaël N., adjudant-chef, sapeur-pompier, a été condamné en novembre 2020 pour violences sur mineurs par ascendant à six mois de prison avec sursis. Son jugement, que StreetPress a pu consulter, mentionne des violences « physiques et psychiques », commises dans des circonstances « particulièrement graves, sur une longue période à l’encontre de ses enfants mineurs », ayant entraîné « un préjudice moral important ». Elles ont consisté notamment en des « propos humiliants, insultes et dénigrements », mais aussi en des « coups réguliers, sur le corps et au visage, des cheveux tirés », un « étranglement subi par Yanaël fin 2013 » et « un autre épisode de violence au cours duquel Raphaël N. a violemment tiré le bras de sa fille, alors âgée d’environ six ans, lui occasionnant une fracture ».
Au sein de la famille, personne ne comprend que le sapeur-pompier exerce toujours au contact de personnes vulnérables et soit considéré par beaucoup comme un « héros ». Surtout qu’un an et demi après ce procès, à l’été 2022, Shany a témoigné de nouveaux faits, cette fois-ci des viols incestueux, et déposé la plainte dans la foulée contre Raphaël N. Elle retrace avoir subi ces violences sexuelles autour de l’âge de 5 ou 6 ans, entre 2010 et 2011. « J’ai été violée par mon géniteur », raconte-t-elle au cours d’une audition à la gendarmerie. « Je lui disais “arrête” mais il continuait quand même. Il me disait que je devais en parler à personne, que c’était notre secret. Du coup, j’étais terrorisée. »
Dans sa plainte, Shany précise au gendarme qu’elle souffre énormément : « C’est quelque chose qui m’a brisée en mille morceaux. Ça fait du bien d’en parler. » Quand l’agent lui demande à quel moment elle a décidé de s’ouvrir à ce propos, elle répond :
« Maintenant, j’en avais marre des tabous, du secret, il fallait que je te tue le silence. »
Condamné et médaillé
Le même mois que la plainte, en août 2022, Raphaël N. apprenait qu’il allait être décoré de la « médaille de la sécurité intérieure », échelon « Bronze ». L’arrêté est signé par le ministre de l’Intérieur d’alors : Gérald Darmanin. Plusieurs mois après, la famille apprend la nouvelle. C’est un choc pour elle.
Le même mois que la plainte de Shany, en août 2022, Raphaël N. apprenait qu’il allait être décoré de la « médaille de la sécurité intérieure ». / Crédits : Jerome Sallerin / Rojer
Écoeurée, Shany prend en avril 2024 sa plume pour écrire une lettre manuscrite à un des directeurs du Service départemental d’incendie et de secours (SDIS) du Gard, dont nous avons pu lire le brouillon. Elle évoque la condamnation, résume une partie des violences – « insultes, humiliations, coups sur la tête » – et l’informe de sa plainte pour viol. Elle termine son courrier en précisant qu’elle regrette que « la famille des pompiers » les aient « abandonnés ». Le même mois, sa mère, Jaël, envoie de son côté un mail à la directrice générale de la sécurité civile et de la gestion des crises des pompiers :
« Ma fille souhaite vous informer de sa plainte pour viol contre (…) Raphaël N., pompier prof dans le Gard à Marguerittes. »
Jaël lui partage ses inquiétudes, mentionne également la condamnation de son ex-conjoint, et l’arrêt de scolarité de Shany depuis la révélation de ces faits. Contactée par StreetPress, la directrice générale de la sécurité civile a indiqué ne pouvoir s’exprimer « au sujet d’une situation individuelle qui relève des autorités locales ». Jaël et Shany n’ont même pas eu droit à cette réponse-là, juste au silence.
« C’est compliqué de voir ma fille dans cette souffrance terrible physique et psychologique », confie Jaël, très émue, par téléphone. « Depuis que sa mémoire traumatique s’est réveillée au sujet de l’inceste, ça a été une bombe dans sa tête. » Ses deux frères soutiennent leur petite sœur et espèrent qu’elle aura une réponse des pompiers et de la justice.
Surtout qu’en arriver à la condamnation de 2020 a été des plus éprouvant pour toute la famille. C’est en 2015 que Thimaël lance la première alerte, le jour de son anniversaire, un an après le divorce de ses parents. Il écrit une lettre au procureur de Nîmes. Le jeune homme d’à peine 20 ans précise d’emblée :
« C’est un de ces héros (…) qui font briller les yeux des enfants d’admiration. Mes yeux, ceux de mon frère et ma sœur, brillaient aussi, mais par la peur. »
Un éprouvant combat judiciaire
Dans ce courrier-plainte, Thimaël raconte les coups de son géniteur, les insultes, les rabaissements – « incapables, niais, abrutis, pas finis… » –, mais il décrit aussi sa « terreur » et celle de sa mère, de son frère et de sa sœur, leur « instinct de survie » face aux « hurlements » incessants…
Le jeune homme se souvient aussi de ce jour où sa mère s’est interposée pour protéger son frère Yanaël, et il évoque leurs « seuls moments de sérénité », quand le pompier était de garde pendant 24 heures. Il s’ouvre également au procureur sur la « grosse dépression » qui en a découlé pour lui : « Je me sens détruit. »
Son frère, sa sœur et lui sont ensuite entendus par la gendarmerie locale, mitoyenne de la caserne où travaille leur « géniteur ». Ils ne s’y sentent ni « écoutés », ni « considérés ». En 2016, sans nouvelle de sa plainte, Thimaël se rend donc au tribunal : il y apprend son classement sans suite.
Il tombe de très haut. Il lutte depuis des années contre des pensées suicidaires, vit avec des cauchemars, des flashs des violences… Il ne comprend pas. Pourquoi la justice ne l’entend pas ? Malgré sa peine redoublée, Thimaël ne lâche rien. Il réécrit au parquet. Et, en 2017, le procureur demande la reprise de l’enquête. Thimaël et sa famille sont convoqués dans une autre brigade de gendarmerie, à Nîmes, où ils se sentent enfin entendus pleinement.
Si en 2016 Raphaël N. était auditionné librement par la gendarmerie locale, en 2019, dans le cadre de la poursuite des investigations, il est cette fois placé en garde à vue. Tout comme une de ses collègues sapeurs-pompiers que Thimaël accuse d’agression sexuelle (cela a été classé sans suite).
Pour Thimaël, un expert met enfin des mots sur ce qu’il endure au quotidien : « Un choc post-traumatique sévère. » Des conséquences d’un traumatisme collectif partagées par Yanaël, Shany et leur mère Jaël.
Au tribunal de Nîmes, le pompier est bel et bien reconnu coupable. Le juge précise que Raphaël N. « conteste et minimise les faits reprochés et ne manifeste pas de prise de conscience du trouble causé ».
Les trois enfants, leur mère et leur beau-père, Florian, font bloc malgré la peur et accueillent cette reconnaissance de la justice. « On a pu enfin se libérer de l’état de victime, être entendus, se sentir crus, savoir qu’on n’était pas fous », nous dit Yanaël, désormais étudiant en gestion de commerce. Contactés, Raphaël N. et son avocat n’ont pas répondu à nos mails, ni à nos questions détaillées.
Au sein de la famille, personne ne comprend que le sapeur-pompier exerce toujours au contact de personnes vulnérables et soit considéré par beaucoup comme un « héros ». / Crédits : Jerome Sallerin / Rojer
Un « paradoxe » entre être pompier, sauver des vies et violenter
Quatre ans après cette condamnation, Thimaël, qui travaille dans une usine et s’adonne au street workout, ne comprend toujours pas qu’aucune procédure disciplinaire n’ait été ouverte du côté du SDIS. Selon lui, être pompier devrait être synonyme de probité… Le règlement intérieur du SDIS du Gard où travaille son « géniteur » mentionne bel et bien le fait de devoir veiller à la « protection des personnes », d’« éveiller à des comportements citoyens », avec une principale mission de préserver la vie d’autrui contenue dans la devise nationale des pompiers « Sauver ou périr ».
« Savoir que ce pompier qui a détruit nos vies puisse toujours intervenir sur des situations de violences conjugales ou intrafamiliales, est une honte. Ce n’est pas en adéquation avec qui il est », se désole l’aîné Thimaël, dont le rythme de parole traduit toujours une grande colère. « C’est un tel paradoxe, ça ne concorde pas avec l’image du pompier sauveur », pointe son petit frère Yanaël.
Face à leur choc sur la non-réaction des pompiers et à l’annonce de sa médaille en 2022, Thimaël, l’aîné, se procure le numéro d’un gradé du SDIS du Gard et l’appelle pour lui faire part de son indignation : « Il semblait apprendre tout ce qu’il se passait, je lui ai dit que pour moi c’était un scandale qu’un homme condamné puisse être décoré et exerce toujours. Les pompiers sont de vrais héros, il ne devrait pas y avoir sa place. »
Contacté, le chef de groupement Citoyenneté Communication du SDIS du Gard assure que le SDIS n’a eu connaissance de la condamnation de son employé qu’en juin 2024 – et donc bien longtemps après l’appel de Thimaël. Peu crédible au vu des multiples alertes lancées par téléphone, courrier et mail par la famille… Encore plus étonnant quand on sait que dans le cadre d’une précédente enquête pour L’Obs, l’autrice de ces lignes avait questionné le SDIS du Gard sur le renvoi devant le tribunal correctionnel de leur effectif.
Par ailleurs, le responsable de la communication du SDIS nous annonce que « eu égard aux enquêtes en cours au moment de la parution du décret d’attribution, le SDIS a décidé de ne pas remettre cette médaille à [Raphaël N.] tant que les faits dont il était accusé n’étaient pas jugés ». Il précise même que cette médaille « ne sera donc jamais remise ». Mais la famille n’en a jamais été informée par le SDIS. Personne ne leur a remonté cette information qui aurait pu être un soulagement.
Vanessa Ricoul, commandante de sapeurs-pompiers, présidente de l’association d’agents des ministères de l’Intérieur et de la Justice FLAG!, qui lutte contre les LGBTphobies et les discriminations, décrypte les outils disciplinaires à disposition des pompiers en cas de condamnation. Cela peut être accompagné d’une mesure administrative ou d’une restriction sur le terrain : « Cela dépend de chaque SDIS et des personnes à sa tête. Il y a ceux qui ferment les yeux – peut-être portés par une solidarité masculine – et ceux qui prennent les choses à cœur. » Elle note que dans une affaire de violences intrafamiliales qu’elle a suivie, il y a eu un conseil de discipline à l’égard d’un pompier condamné.
De son côté, le SDIS du Gard affirme, pour le cas de Raphaël N., « étudier la possibilité de donner une suite administrative à cette condamnation » et « une procédure de sanction ». Une « étude » toujours en cours quatre ans après sa condamnation pour violences…
Une exemplarité dans le métier de pompier
La présidente de Flag ! explique qu’il y a une dimension d’exemplarité dans le métier de pompier :
« On s’engage à être des personnes respectables, bienveillantes, et ce, dans la continuité de la carrière. On doit être des exemples parce que les citoyens français voient les pompiers comme des héros, des soldats du feu. »
Aujourd’hui, Jaël aimerait que la justice et les pompiers agissent pour que sa fille « comprenne que ce qu’elle a subi est condamnable et que ce n’est pas l’impunité totale ». Elle pense à toutes celles et ceux qui pourraient avoir souffert dans des circonstances proches des leurs :
« On aimerait que l’histoire des enfants soit lue pour que d’autres victimes de pompiers n’aient plus peur de parler. »
Depuis une expertise psychologique de Shany, Jaël n’a plus de nouvelle de la plainte. Contactée, la procureure de la République de Nîmes, Cécile Gensac, indique que c’est « un dossier dont l’enquête est suivie en préliminaire par le parquet, et dont les investigations en cours le sont sur un autre département, et en attente de retour. »
Devant la détresse de sa petite sœur, Thimaël se sent « impuissant », mais il espère pouvoir lui dire bientôt qu’elle a été entendue. Son frère Yanaël croit en leur combativité familiale : « Comme on a déjà bataillé pendant cinq ans, on est soudés pour continuer. On a de la force en nous, pour aller de l’avant et pour toutes les familles qui vivent ça, car la vie vaut la peine d’être vécue et de ne pas être subie. »
N’ayant pas fait l’objet d’une condamnation pénale pour les faits de violences sexuelles, l’homme mis en cause pour viol sur sa fille bénéficie de la présomption d’innocence. Contactés, lui et son avocat n’ont pas répondu à nos demandes et à nos questions détaillées.
Article de Sophie Boutboul avec les illustrations de Jerome Sallerin / Rojer.
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