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    23/07/2024

    Son « petit ami » violent la forçait à se prostituer et à avorter

    Precious, Nigériane tombée sous l’emprise d’un gang

    Par Lina Rhrissi

    Le 10 juillet 2024, à Paris, sept Nigérians ont été condamnés pour proxénétisme aggravé en bande organisée et traite d’êtres humains. Pendant six ans, Precious a connu l’enfer. Elle raconte la prostitution à Château Rouge et ses neuf avortements forcés.

    « J’ai dit à Daniel (1) que je ne pouvais pas, qu’il était trop tard pour avorter. Il m’a mis des coups au ventre et m’a virée du domicile. Je me suis réfugiée chez une copine mais j’ai continué de saigner. En allant aux toilettes, j’ai vu le pied du bébé sortir. » Le 28 juin 2024, au tribunal de Paris (75), Precious (1) répond aux questions de la présidente. La Nigériane de 29 ans était enceinte depuis sept mois, estime-t-elle, quand son proxénète aurait fait volte-face et lui a demandé de mettre fin à sa grossesse. Deux de ses amies ont filmé la scène, ajoutée au dossier judiciaire : sur la vidéo, une femme les jambes écartées crie sa douleur et un fœtus ensanglanté tombe dans une baignoire.

    Procès des Maphite de Paris

    Le procès d’une ampleur inédite est celui de « la famille Tour Eiffel », la branche parisienne du « cult » Maphite, une confraternité nigériane mafieuse internationale. Sept Nigérians ont été jugés pour proxénétisme aggravé en bande organisée et traite des êtres humains. Daniel, le bourreau de Precious, est également jugé pour interruption de grossesse sans le consentement de la victime. Ces hommes ont entre 27 et 44 ans et sont nés à Benin City ou Lagos au Nigéria. Au moment de leur arrestation, le 16 juin 2021, ils logeaient à Saint-Denis, Drancy, Gagny ou Sevran en Seine-Saint-Denis (93), à Molenbeek ou Bruxelles en Belgique. Chacun d’entre eux gérait jusqu’à sept femmes, qui leur remettaient environ 75% de leurs revenus. Selon l’avocat général, leur business leur aurait rapporté au moins 2,8 millions de chiffre d’affaires en deux ans. « C’est la criminalité qui rapporte le plus d’après la Brigade de répression du proxénétisme », révèle le magistrat. Les sept prévenus ont été condamnés à entre 13 et 15 ans de prison ferme.

    Neufs avortements forcés par coups ou médicaments

    À la barre, Precious continue son récit tragique en pidgin nigérian. L’interprète traduit :

    « Mes copines sont venues m’aider. Il a fallu 45 minutes pour que la tête sorte, puis le placenta. »

    La femme a ingéré du Cytotec, un médicament contre l’ulcère gastrique – retiré du marché en 2017 – qui provoque des contractions. Elle finit par s’évanouir. À son réveil, le fœtus a disparu. Ses proxénètes l’auraient jeté à la poubelle. Dans le box, tatoués et l’air crâneur, les accusés ont cessé de rire. Les avortements forcés font partie des violences qui leur ont permis d’exploiter plusieurs dizaines de leurs compatriotes. Enceintes, les femmes ne leur rapportent plus rien.

    « Ma cliente a été très endommagée, elle a peur. Ce procès est une épreuve. Elle est très courageuse », assure Maître Kathleen Taieb. Pendant six ans, de 2016 à 2021, Precious a vécu un véritable supplice. Si la Nigériane utilisait des préservatifs avec les clients, Daniel, son bourreau, refusait d’en mettre. « Il n’aime pas se protéger », se souvient celle qui souffre encore d’importantes douleurs au ventre :

    « À chaque fois que je tombais enceinte, il me demandait d’avorter et me frappait si je refusais. »

    Elle comptabilise quatre fausses couches liées aux coups infligés et cinq autres causées par la prise de Cytotec.

    Pour autant, se confier à la police n’était pas chose aisée. Depuis son dépôt de plainte, Precious recevrait des pressions sur sa messagerie Facebook. Depuis sa cellule à Fresnes (94), son proxénète la menacerait de diffuser la vidéo de son dernier avortement sur les réseaux sociaux. Il lui aurait promis d’envoyer des membres de son gang frapper ses proches au Nigéria. Dans la salle d’audience, costaud et coiffé de fines dreadlocks, Daniel a le regard dur. Sa réputation le précède. Sa victime a confié aux policiers qu’il avait attaché son ex-petite amie à une voiture et l’avait traînée au sol goudronneux sur plusieurs mètres.

    Le tortionnaire de Precious serait le membre le plus cruel d’un gang qui glorifie la violence. La « Green bible », le document retrouvé par la police et qui sert de référence aux Maphite, indique que les traîtres peuvent être blessés à l’aide d’une perceuse ou que leur langue peut être envoyée à leur épouse. « Chaque membre doit être prêt à se sacrifier et à ôter la vie à chaque fois que ce sera nécessaire », est-il écrit dans le manuel.

    À LIRE AUSSI : Elles fuient la prostitution et la traite d’êtres humains, et pourtant la France leur refuse l’asile

    De la libération de l’Afrique au crime organisé

    Le groupe Maphite est une nébuleuse tentaculaire composée de groupes plus ou moins autonomes d’une dizaine de membres opérant en Afrique, en Europe et sur le continent américain. Son nom est l’acronyme de « Maximum academic performance highly intellectuals train executioner », qu’on pourrait traduire par « bourreau de formation hautement intellectuelle et performance académique maximale ». Ses adeptes se distinguent par des bérets de couleur verte. Le feu purificateur est au cœur de leur langage codé. Pour se reconnaître, ils interrogent : « Avez-vous du feu ? ». Et doivent répondre : « Non, mais j’ai la flamme. »

    La confraternité a été fondée dans les années 1970 à l’université de Benin City, dans l’État d’Edo au sud-est du Nigéria, d’où viennent les cults. Comme les autres sociétés secrètes nigérianes, les Vikings, les Eiye ou la Black axe, Maphite était censée réunir des étudiants brillants. L’objectif initial ? Lutter contre l’injustice mondiale en ravivant la fierté africaine meurtrie par le colonialisme, avec la violence s’il le faut. À partir des années 1990, ces organisations deviennent ouvertement criminelles et l’explosion du chômage au Nigéria pousse des centaines de milliers de jeunes hommes dans leurs bras. Leur finalité devient l’accumulation des bénéfices par le proxénétisme, le trafic de drogue ou la cyberfraude.

    Daniel, le « loverboy »

    Precious a rencontré Daniel le 16 février 2016 dans un supermarché afro à Rome. Quand il l’aborde pour lui demander son numéro, elle a 22 ans et croit à une histoire d’amour. C’est ce que les spécialistes du proxénétisme appellent la technique des « loverboys ». Precious devient sa petite amie et lui cache qu’elle se prostitue de temps en temps pour survivre. Très vite, il serait devenu violent et lui aurait réclamé de l’argent. « Quelques semaines après notre rencontre, je lui ai dit que j’étais enceinte. Il m’a dit qu’il n’était pas prêt à être père. J’ai accepté d’y mettre fin », se remémore la femme meurtrie. En réalité, le Nigérian aurait déjà trois enfants au pays. Petit à petit, Precious se serait mise à lui payer son loyer, sa nourriture, ses vêtements, son téléphone et son cannabis.

    « Comme je n’avais plus rien, il m’a trouvé un lieu de prostitution et a organisé mon travail pour que je sois plus rentable. »

    Connexion italienne

    Deux ans plus tard, en 2018, Daniel et ses comparses organisent le voyage vers la France de celles qu’ils exploitent et violent. « Pour me convaincre, il m’a promis qu’il allait changer et qu’on pourrait fonder une famille », déroule Precious devant la Cour d’appel. Si les Maphite doivent fuir, c’est parce que la police italienne est à leur trousse, comme l’ont raconté les auteurs de Mafia Africa (Flammarion, 2023) dans Le Monde. Juste avant la fuite de la future « famille Tour Eiffel », un Nigérian de 23 ans serait mort pendant un rite initiatique. Parmi les sept prévenus, six sont d’ailleurs mis en examen en Italie. Le chef international de la confraternité « Don Cesar », ancien ministre de la culture de l’État d’Edo, a été incarcéré en 2020 en Italie pour organisation criminelle.

    En région parisienne, l’exploitation des filles s’industrialise. Precious et Daniel vivent en colocation à Saint-Denis avec une autre prostituée et son proxénète. Les filles travailleraient toutes les nuits, sans interruption, dans le quartier de Château Rouge, dans la capitale. Pour récupérer leurs gains, les hommes organiseraient tous les dimanches des « tontines », une tradition africaine ici détournée à des fins d’extorsion. « Je ne pouvais rien garder pour moi. C’est lui qui me redonnait une partie de l’argent pour que je puisse subvenir à mes besoins », détaille l’ancienne prostituée devenue coiffeuse. « Si je refusais de tout lui donner, il me menaçait avec un couteau. J’avais peur qu’il me tue. » « Quand une femme croit qu’on ne peut rien faire sans elle, il faut lui faire comprendre que ce n’est pas le cas », crache Daniel dans une des interceptions téléphoniques.

    Mary (1), mère d’un petit garçon de neuf ans resté au Nigéria, s’est exprimée par visioconférence au tribunal. La plaignante était la colocataire de Precious dans l’appartement du 93. « Dès que Precious rentrait avec peu, Daniel l’attrapait et la frappait. Elle en a vraiment bavé », témoigne-t-elle. « Tous ces hommes que vous voyez ont construit des terrains au Nigéria avec notre argent. » Mary rapportait 300 à 500 euros par nuit, selon son récit. « J’avais une silhouette qui correspondait au désir du client », dit-elle. Pour la Nigériane, le plus insupportable était de voir les « cultists » faire la fête avec leurs gains :

    « Ils se rendaient en soirée et jetaient des billets sur les gens pendant que moi, je travaillais sous la pluie et la neige. »

    Victimes idéales

    « J’avais peur et je n’avais personne », rétorque Precious à la présidente qui lui demande pourquoi elle n’est pas partie. Un bandeau orange assorti à sa jupe colorée retient sa longue chevelure frisée. La trentenaire a un visage rond et juvénile. Les proxénètes nigérians choisissent à dessein des victimes vulnérables qui ont déjà vécu de nombreux traumatismes et sont en quête de sécurité et d’affection.

    Precious a perdu ses deux parents en 2011, alors qu’elle n’a que 17 ans, dans un incendie à Benin city, principale ville de départ des prostituées nigérianes. Elle serait tombée entre les mains d’une tante véreuse qui l’aurait déscolarisée et envoyée se prostituer à Lagos alors qu’elle est encore vierge. En 2015, attirée par l’Europe et ses promesses, l’orpheline aurait été contrainte d’avoir des relations sexuelles avec des passeurs en Libye pour payer sa traversée. Flora Einfo, responsable de la communauté pour la Mission d’intervention et de sensibilisation contre la traite des êtres humains (Mist) a l’habitude d’entendre ces histoires de vies brisées. La Nigériane est elle-même passée par là. « Les victimes rencontrent ces hommes et à des moments où elles sont très fragiles psychologiquement et veulent croire à une relation. » À cela s’ajoute que les femmes ne parlent pas français et sont en situation irrégulière.

    À LIRE AUSSI : JO : Les associations dénoncent un harcèlement policier envers les travailleuses du sexe à Paris

    Le crépuscule des « mamas »

    Depuis une dizaine d’années, les cultists remplacent les « mamas », ces anciennes prostituées nigérianes devenues proxénètes, dans le contrôle des filières. Les mamas utilisent le « juju », des cérémonies religieuses qui soumettent leurs victimes à des dettes fictives, au risque d’être maudites. Mais le 8 mars 2018, pour lutter contre le fléau de la traite, le chef religieux de l’État d’Edo a libéré les prostituées exilées en annulant tous les serments. Effet secondaire inattendu : désormais, même les mamas ont besoin des gangsters pour surveiller les filles. Selon Flora Einfo, qui effectue des maraudes au bois de Vincennes, l’exploitation des prostituées nigérianes s’est aggravée aux mains de ces hommes sanguinaires : « Ils sont très manipulateurs et n’ont pas peur de la mort. Ils viennent d’un pays où la justice n’existe pas et ont l’habitude de se faire justice eux-mêmes. » L’avocate de Precious, qui a défendu de nombreuses victimes de traite, se réjouit :

    « Pour la première fois, on a que des hommes dans le box. On est allé à la source de cette organisation mafieuse. »

    (1) Le prénom a été modifié.

    Illustration de Une de Caroline Varon.

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