Sud de Limoges (87), mercredi 19 juin – Une douzaine de militants du Nouveau Front populaire s’affairent à du porte-à-porte en cette fin de journée. Presque tous vivent une première expérience de campagne et découvrent l’engagement politique. Après plus d’une heure dans le Sablard, un quartier résidentiel flambant neuf, le groupe décide de conclure leur opération par un dernier complexe d’immeubles.
« Lorsqu’on arrive devant le bâtiment, un mec à sa fenêtre se met à crier : “Il y a la gauche ! Il y a la gauche !” », raconte Benoît (1), superviseur officieux de l’équipe. Dans la foulée, l’individu quitte son appartement et se rue à l’extérieur, tandis qu’une voiture sort du parking résidentiel pour s’immobiliser à une vingtaine de mètres des militants. L’homme de la fenêtre rejoint le conducteur, et les deux se dirigent vers le coffre. « Là, ils ont sorti deux battes de baseball et ont mimé des coups en parlant de nous. On sentait qu’à deux, ils n’allaient pas s’attaquer à douze personnes. Mais s’ils étaient plus, ils auraient attaqué sans hésitation », continue Benoît.
L’intimidation fonctionne : les militants partent sans se faire prier. Et l’épisode confirme ce que les militants de gauche sentaient déjà : un climat de plus en plus hostile dans cette ville de naissance de la CGT, bastion historique de la Résistance sous Vichy et longtemps une terre de gauche. Car depuis quelques années, en parallèle d’un basculement droitier et de la poussée du Rassemblement national dans le département, la cité porcelainière redécouvre les agressions ou les intimidations de l’extrême droite. « La situation s’est nettement tendue sur le terrain », confie Adrien Carré, directeur de campagne du député LFI de Haute-Vienne Damien Maudet, candidat à sa propre réélection pour le Nouveau Front populaire :
« Désormais, les équipes de militants envoyés sur le terrain pour tracter ou faire du porte-à-porte sont minimum cinq, avec une personne chargée de faire le guet et une autre restant dans la voiture au cas où ça déraperait. »
L’émergence de l’Action française
Chez certains militants locaux, la cause est trouvée : l’émergence récente de l’Action française (AF) Limoges, branche locale du mouvement royaliste et réactionnaire, dont les jeunes membres multiplient les coups d’éclats en ville. Les premiers stickers à fleurs de lys ont fleurit dans le quartier de la Cathédrale au sortir du premier confinement, en mai 2020. « On a commencé à les croiser souvent lorsqu’on faisait nos propres collages, mais ils n’étaient pas encore très virulents », se souvient Charlotte (1), activiste féministe de la ville et témoin direct de l’émergence du groupe :
« Et puis, peu à peu, ils ont commencé à être de plus en plus actifs. Des tags injurieux sur la Faculté de lettres notamment, accusant ses professeurs “d’islamogauchistes” ».
Les mois passent, et l’Action française Limoges se structure. Leurs conférences sur inscription sont parfois gardées par d’anciens membres ou proches de Lemovice, un groupe de rock néonazi local. En 2023, ils se font remarquer via l’organisation d’une manifestation contre le projet de Centre d’accueil de demandeurs d’asile (Cada) à Beyssenac, un petit village de Corrèze.
En 2024, le mouvement a entamé un cycle de provocations et d’agressions plus exacerbées. Le 6 février, l’AF parade dans la nuit avec des torches pour rendre hommage aux émeutiers de février 1934, quand les ligues d’extrême droite se sont lancées à l’assaut de l’Assemblée nationale. Alors composé d’une trentaine de membres, le groupe compte surtout sur un noyau dur de huit militants violents. Le 21 mars, ils traquent et coursent deux militantes du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) de 47 et 50 ans, occupées à coller en zone industrielle nord pour promouvoir la fête du parti d’extrême gauche.
« Il était 19h30, on a vu un panneau d’affichage libre et nous sommes descendus de notre véhicule », témoigne l’une d’entre elles, Lucie (1). Quatre hommes débarquent, et les deux femmes reconnaissent Anthony Penouty, ancien candidat aux élections départementales de 2021 sur une liste Rassemblement national (2). Il est également présenté comme le responsable de la section locale de l’AF sur leur site, sous son alias Antoine Pautier. « Ils ont commencé à nous courir après, avant de nous encercler. L’un d’entre eux s’est collé à moi, presque en tête contre tête, et nous a menacées tout en s’emparant de nos affiches », poursuit Lucie. Les deux femmes s’enfuient et rejoignent leur voiture, tandis que les militants scandent dans leur dos :
« Limoges nationalistes ! »
« Sale noir, j’ai plus de droits que toi »
Le 5 avril, cinq jeunes se retrouvent Chez Bernard, célèbre bar du quartier de la Cathédrale, pour fêter la fin d’examens. À 21h30, les deux hommes du groupe, Adrien (1) et Matthieu (1), décident d’aller prendre l’air. Là, ils remarquent un homme affairé à couvrir d’autocollants les poteaux de la rue avec un seul message : « Action française et Stop Immigration ». Adrien s’approche et lui demande quel droit l’autorise à coller ces slogans dans l’espace public. Ce dernier rétorque en riant :
« Sale noir, j’ai beaucoup plus de droits que toi. »
L’homme n’est pas n’importe qui : trois témoins confirment à StreetPress qu’il s’agit de Benjamin M., l’un des cadres de l’Action française locale. Le ton monte. Les deux amis font demi-tour pour retourner au bar. « On entend soudain un clic dans notre dos », se remémore Matthieu. Le cadre de l’AF vient de sortir un couteau à cran d’arrêt de sa poche et se rapproche d’eux, la lame dépliée. Matthieu crie : « Ah, en plus t’as un couteau ! », pour capter l’attention des clients attablés et des restaurateurs de la rue. Malgré les témoins, Benjamin M. continue d’avancer et Matthieu lui assène un coup de béquille pour le désarmer. L’action attire deux autres militants de l’AF, dont Anthony Penouty. Ils infligent quelques coups de poing à Adrien et Matthieu, avant qu’un restaurateur n’intervienne et fasse fuir les trois militants royalistes.
Encore choqués, Matthieu et Adrien retournent au bar pour raconter les événements au reste du groupe. Mais sur place, deux des trois filles manquent à l’appel. Jeanne (1) et Inès (1) sont parties faire une balade dans le quartier et s’apprêtent à rencontrer à leur tour les trois agresseurs de leurs amis. Alors que les deux copines s’engouffrent rue de la Providence, à deux pas du Musée de la Résistance, elles tombent sur Anthony Penouty et Benjamin M. Par prudence, Jeanne sort son téléphone, se prépare à filmer la scène. Sur la vidéo, que StreetPress a pu consulter, Anthony Penouty s’approche d’Inès, d’origine kosovare, et lui plaque un autocollant « Stop immigration » sur le sein. Dans le même temps, Benjamin M. tente de s’emparer du téléphone et interrompt l’enregistrement, raconte Jeanne :
« Ils m’ont plaqué contre un mur, et l’un des gars a giflé Inès qui est tombée. »
Au sol, son amie encaisse les coups de pied et les tirages de cheveux, avant qu’un couple de quinquagénaires n’arrive dans la rue et n’intervienne pour chasser les trois individus. « Après cet événement, je n’ai pas osé sortir de chez moi pendant 15 jours », se souvient Jeanne, tandis qu’Inès reconnaît avoir été traumatisée par la scène. Leurs agresseurs, eux, ironisent sur l’agression sexuelle et physique sur leurs comptes X-Twitter. Matthieu, Adrien, Jeanne et Inès ont chacun porté plainte. Dans un communiqué publié sur les réseaux, l’Action française Limoges a crié à un complot de la « racaille rouge ». Anthony Penouty, touché au nez par un coup d’Inès tentant de se défendre et Benjamin M., tapé à la hanche par la béquille de Matthieu au moment où ce dernier aurait sorti un couteau, portent plainte à leur tour. La justice n’a pas encore rendu sa décision.
Depuis, d’autres agressions physiques dans la ville se seraient produites. Le 13 avril, par exemple, un passant qui rentrait chez lui aurait décollé des stickers de l’Action française et se serait fait tomber dessus par des hommes cagoulés. Il n’a pas souhaité témoigner ni porter plainte. Selon un proche, il se serait fait « démolir la tête ».
Contactée, l’Action française Limoges n’a pas répondu aux questions de StreetPress.
(1) Les prénoms ont été changés.
(2) Contactés, le candidat du RN dans la 3e circonscription de la Haute-Vienne Albin Freychet a répondu que le parti « n’avait rien à voir » avec ces militants et l’ancien candidat RN Anthony Penouty.
Illustration de Une de Nayely Rémusat.
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