« À chaque fois, le Rassemblement national est du côté de ceux qui ont le plus d’argent, systématiquement. » Jordan Allouche est lobbyiste. Ou plutôt un contre-lobbyiste qui lutte en faveur des mesures environnementales et bataille bien souvent contre les lobbies industriels. Il y a quelques mois, un règlement en faveur de la réduction des emballages à usage unique dans la restauration rapide a fait l’objet d’un lobby « de dingue » de McDonald’s. « Ils ont mis trois millions d’euros sur la table », se souvient-il. Campagne de publicité dans le métro bruxellois, « à l’arrêt du Parlement européen », affiches sur les portes des bureaux d’eurodéputés la veille du scrutin… Tout y passe. Et ça fonctionne : la mesure écolo est rejetée, avec les voix des élus du Rassemblement national (RN). Jordan Allouche a donc une idée, qu’il expose dans un débit rapide : « Éplucher tous les votes et tous les amendements » déposés par le RN au cours de la mandature 2019-2024 et « les croiser avec la mobilisation des lobbies industriels ».
Ça donne le projet JeVoteLobby, un site internet publié ce 7 mai 2024 et monté avec deux autres personnes, le développeur Baptiste Cornier et le graphiste Matthieu Pajot. Ce dernier résume à StreetPress : « C’est l’alliance de nos savoir-faire, avec Jordan Allouche qui connaît les lobbies et moi qui travaille dans la narration multimédia. Tout ça au service de notre engagement politique. » Le site expose dix histoires où le Rassemblement national « s’est totalement aligné sur les intérêts de grands lobbies industriels » au Parlement européen, fruit « d’une stratégie politique », écrit Le Monde. Les corporations sont McDonald’s, le lobby de la pêche industrielle, Total, Lamborghini… « Ce travail vise à cibler et épingler le vote RN. Il n’est pas fait pour cibler les lobbies industriels, même si on a notre propre avis dessus, c’est le jeu démocratique », soutient Jordan Allouche. Interview.
Le RN est souvent vilipendé pour le fait de ne pas faire grand-chose à Bruxelles. Est-ce que le peu qu’il fait est toujours en faveur des lobbies ?
Jordan Allouche : En effet, le RN ne fait pas grand-chose, Jordan Bardella a une vingtaine d’amendements sur la mandature. En comparaison Marie Toussaint ou Manon Aubry sont dans les 3.000. Néanmoins, ils votent systématiquement. Et comme nous avons tellement l’impression que le RN ne fait rien au Parlement, on ne regarde pas forcément leurs votes. Avec le projet JeVoteLobby, nous avons pu voir l’alignement du RN sur certains lobbies industriels. Même s’ils ne se rencontrent pas forcément, cela montre un alignement entre leurs intérêts et les collusions entre ces deux entités. Ça rappelle surtout que dans l’extrême droite, il y a droite. Et c’est une droite libérale qui ne défend pas les plus démunis mais au contraire les intérêts économiques des grandes corporations.
Matthieu Pajot : Tout ça a des conséquences sur notre vie de tous les jours. On a tendance à l’oublier et beaucoup de politiques vont dire que l’Europe est totalement déconnectée de nos vies, qu’elle n’a pas d’influence. C’est faux. Cette influence est concrète et peut s’appliquer de nombreuses manières différentes. Et les votes du RN ont donc une importance. Voter RN, c’est en fait voter pour une bourgeoisie ultra-libérale qui va favoriser les lobbies et mener en plus une politique xénophobe. Ce côté antisystème que certaines personnes prêtent au RN, qui défendrait les personnes démunies, dans la galère ou les petits patrons, ne se retrouve pas dans les votes.
Dans quelle mesure ce vote RN poreux au lobbyisme, a influé ou non les dix histoires que vous présentez ?
Jordan Allouche : Le RN, qui appartient au groupe Identité et Démocratie, constitue encore un petit groupe. Ils n’ont donc pas la possibilité dans l’architecture parlementaire européenne de peser autant sur un sujet. Il n’y en a qu’un ou le RN a fait basculer le vote. Néanmoins, nous sommes dans une phase de recomposition politique du Parlement européen, avec une montée en puissance des extrêmes droites européennes, qui peut devenir la troisième, voire la deuxième force politique. Ça montre bien à quoi peut ressembler le Parlement demain, si l’extrême droite arrive au pouvoir.
Les votes au Parlement européen du RN sont-ils différents de leur communication en France ?
Jordan Allouche : Ce sont des sujets qui sont parfois tellement techniques qu’il n’y a pas peu, voire pas de communication autour de ces enjeux-là. Néanmoins, il y a une mesure qui a fait l’objet d’une communication et d’une mobilisation, c’est la taxe des super-profits. Elle arrive au Parlement européen, notamment par Manon Aubry (LFI), parce que c’est un sujet français qui s’est exporté au niveau européen. J’ai regardé quelles avaient été les déclarations des membres du RN. Systématiquement, les députés RN à l’Assemblée nationale et surtout Jordan Bardella se sont mobilisés en faveur d’une taxe sur les super-profits. Et pourtant, au Parlement européen, ils se sont abstenus sur la taxe des super-profits des géants du secteur de l’énergie. Et ils se sont aussi opposés à une proposition qui visait à élargir la taxe sur les super-profits à d’autres acteurs, suite à une campagne de lobbying intense.
Quelles sont les difficultés que vous avez pu rencontrer dans ce travail ?
Jordan Allouche : Même si c’est transparent, l’information est hyper compliquée à rechercher. On a passé des jours et des week-ends entiers depuis le mois de janvier à essayer de creuser. Je ne pensais pas que ce serait aussi dur sincèrement… Il y a la mise en place depuis fin 2023 d’informations pour vérifier quelles ont été les rencontres entre les parlementaires et les lobbies industriels mais c’est très récent. D’ailleurs, la plupart des députés RN n’ont pas mis à jour ces informations-là. Il n’y a pas la possibilité de voir un historique sur l’ensemble de la mandature, ce qui est très différent avec la Commission européenne qui met en place un répertoire.
Matthieu Pajot : J’avoue que même si j’ai l’habitude de travailler sur ce genre de site, c’est quand même énormément de taf. Parce que, concrètement, comment est-ce qu’on travaille ? On a des PDF avec les votes. Il faut aller chercher le bon vote, le bon jour. Il faut ensuite extraire ces données. En gros, on s’est retrouvés à regarder toutes les données à la main, à vérifier qu’on n’a pas fait de conneries. Et en plus, il ne faut pas oublier que sur les votes, il y a des rectificatifs.
Jordan Allouche : Il a fallu aussi croiser avec les mobilisations des lobbies industriels. Voir que leur vote correspond bien à une recommandation de proposition. On a dû creuser 50 histoires et parfois, à la fin, se tirer les cheveux car le scrutin n’est pas public. Dans ce cas-là, c’est l’enfer.
Photo de Une du Parlement européen de Bruxelles, via Flickr prise le 31 mars 2015. Certains droits réservés
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