Lucé (28), quartier Vieux Puits – Sur le parvis du petit espace commercial, la pharmacie, la maison de la presse et les trois échoppes de fast-food ont le rideau de fer tiré. Seuls le kebab et l’épicerie sont ouverts. Après avoir salué les tenanciers des deux établissements, Moussa(1) et Angèle vont vers le bout de cette galerie à ciel ouvert. Pour reconstituer le moment où, le 14 février dernier, ils se sont fait gazer par des policiers, alors qu’ils sont eux-mêmes missionnés par l’État. L’histoire n’est pas la plus violente physiquement mais représente tout ce qui peut mal se passer dans un contrôle. Et dans le quartier, elle semble symptomatique du malaise envers les policiers.
À l’époque, cela fait trois mois que Moussa est là « jour après jour » dans le quartier. Avec sa collègue cadette, qui l’a rejoint en janvier, ils sont spécialisés dans les rixes et les décrochages scolaires dans cette ville en périphérie de Chartres et proposent des projets comme de la boxe éducative. Le tout sous l’égide d’une asso : l’ADSEA 28, dont la mission est dirigée par la préfecture dans le cadre des bataillons de la prévention. « On est là pour apaiser tout conflit. En trois mois, il n’y avait eu aucun problème », rappelle Mousa. Éducateur depuis 11 ans, c’est une figure bien connue au Vieux Puits. Le trentenaire a eu une carrière de footballeur pro jusqu’à ses 21 ans – qui l’a emmené au Luxembourg ou en Belgique –, et est l’entraîneur de l’équipe première de l’Amicale Lucé Football et des U13 de Chartres.
Un contrôle les mains dans les poches
Le 14 février, trois hommes du quartier discutent à côté d’un bâtiment qui a fermé depuis des mois : Kevin, Fresh (1) et Metehan. Des policiers viennent les contrôler. « Ils nous disent : “Sortez votre shit de vos poches” », raconte Kevin, 33 ans. Fresh, son petit frère, embraye : « Ils nous ont pris pour des petits qui dealaient. » En plus de palper, les pandores mettent aussi les mains dans leurs poches, une fouille interdite sur la voie publique si elle n’est pas faite par un officier de police judiciaire (OPJ). Du haut de ses 23 ans, Metehan, visage rond et fine barbe, estime que c’est « de l’abus de pouvoir » (2). Ils trouvent un joint dans les poches de Kévin qui s’agite et repousse les mains baladeuses. Son palpeur met en marche sa caméra-piéton. Angèle et Moussa sont à une dizaine de mètres et voient le contrôle s’envenimer. Ils se présentent devant l’agent à la vidéo et Moussa dit qu’ils sont là pour « apaiser les tensions » :
« Je donne ma carte d’éducateur et d’identité. Il les prend et me dit de dégager, que ce n’est pas mon problème. »
Les pandores décident d’embarquer Kévin, Fresh et Metehan. Le premier au survêtement North Face gris proteste : « Ils veulent me mettre les menottes alors que les autres n’en ont pas eu ». Moussa lui demande de se calmer mais Kévin se débat. Les policiers finissent par le mettre à terre et le plaquent à trois. Un est sur sa nuque pendant qu’un autre lui tase la cuisse :
« Il m’a mis quatre ou cinq coups, ça m’a fait mal, comme une brûlure. »
À côté, un des bleus sort sa bombe lacrymogène et gaze Angèle et Moussa. « J’ai été arrosée trois fois à bout portant, de la tête aux pieds. J’ai eu peur », se souvient la brune aux cheveux bouclés. D’autres habitants sont touchés par les coups de gazeuse, dont des mamans et un enfant de sept ans. « Il n’a pas dormi de la nuit, il a été traumatisé », lâche Alexandra (1), sa mère.
« J’ai été arrosée trois fois à bout portant, de la tête aux pieds », se souvient Angèle, la collègue éducatrice de Moussa. / Crédits : StreetPress
Kevin, Fresh et Metehan sont âgés de 33, 28 et 23 ans. Le 14 février, ils étaient en train de discuter « depuis dix minutes » quand ils se sont fait contrôler. / Crédits : StreetPress
Contactée au sujet du contrôle, la préfète d’Eure-et-Loir Françoise Souliman parle d’un gazage « pour pouvoir se désengager ». Pour elle, les éducateurs « n’étaient pas spécifiquement visés ». Même son de cloche du côté du Service d’information et communication de la police (Sicop) pour qui les agents « ont juste fait leur travail » : Angèle ou les mamans sont des « victimes collatérales ».
Du racisme ?
Après le gaz, le chef d’équipe à la caméra-piéton met les menottes à Moussa qui a encore les yeux rougis, sans expliquer pourquoi aux deux d’éducateurs. Angèle se retrouve « démunie » :
« Je suis toute seule sur le quartier avec des enfants qui courent partout et qui pleurent. Des mamans en larmes. Je ne sais plus quoi faire, les jeunes sont paniqués. »
Pour le duo, les forces de l’ordre ont fait preuve de racisme. « Pourquoi je ne me suis pas fait embarquer comme tout le monde », s’interroge Angèle, qui précise qu’elle était « la seule personne blanche et la seule femme ». Pour Moussa, c’est parce qu’il est noir qu’il a été maltraité : « Qu’est-ce qui a gêné le policier ? Je n’ai pas été violent. »
Dans la voiture qui emmène Kevin, Fresh et Metehan, un fonctionnaire leur aurait également déclaré : « Moi je suis fier d’être français » ou « On ne vous aime pas », selon Fresh. Son grand frère enchaîne :
« Je comprends que je n’aime pas la France et que je n’ai rien à faire ici. »
« Toi l’éducateur, je vais te faire perdre ton travail »
Une fois au commissariat, les trois sont placés en garde à vue pour outrage à agent, rébellion et stupéfiant. L’éducateur est lui accusé de refus d’obtempérer, rébellion et outrage. Selon la com’ de la police, Moussa n’aurait pas voulu présenter sa pièce d’identité et aurait lancé aux bleus « qu’ils n’avaient rien à faire dans le quartier ». Du côté de la préfète, son comportement « n’était pas admissible vis-à-vis des forces de l’ordre » et son intervention « ne devait pas avoir lieu ». « Ça n’est pas le rôle que l’on demande aux bataillons de la prévention », clame Françoise Souliman. Pourtant, au moins six témoins du contrôle indiquent que Moussa a été « pacifiste ». « À chaque moment, il a gardé son calme », assure Kevin.
Moussa et Angèle sont en mission au Vieux Puits depuis trois mois pour lutter contre les rixes et le décrochage scolaire. / Crédits : StreetPress
Pour l’éducateur, c’est le pandore agressif à la caméra qui serait à la manœuvre. Alors que Moussa, Kevin, Fresh et Metehan sont sur un banc au poste, cet agent débarque et lance à Moussa :
« Je vais te faire perdre ton travail. »
Posé dans son canapé, au milieu des jouets de ses mômes, le trentenaire soupire au souvenir du policier qui souriait quand il lui a promis le chômage. « J’ai galéré pour avoir mon diplôme, j’ai travaillé dur, j’ai des enfants en bas âge. Ça lui fait plaisir de me faire perdre mon travail ? » D’autant que le fonctionnaire semble « sûr de lui » :
« Tout ce qu’il a dit, le refus d’obtempérer, la rébellion, l’outrage, il savait que son OPJ allait le suivre. Et c’est ça qui est grave, ils ont menti dans les déclarations qu’ils ont faites. »
Une mise à nu
Son calvaire ne s’arrête pas là. Même s’il n’est pas concerné par le stup’, Moussa subit une fouille intégrale. « Je cache un peu mes parties génitales, je dis que c’est humiliant », se souvient-il. Il se rappelle des rictus des bleus qui lui demandent de s’accroupir et de tousser :
« Ils savaient que j’étais éducateur, que je suis là pour aider les gens. C’est un métier difficile, où tu n’es pas bien payé. Ils m’ont dit que c’était la méthode mais moi je n’ai rien fait, je ne suis pas un criminel. Ton mental, il en prend un coup. »
Dans sa cellule, Moussa doute sur la suite de son travail, s’il va continuer. « Je dis aux jeunes que ça ne servait plus à rien. » À côté, Kevin, Metehan et Fresh compatissent : « Nous on a toujours connu ça. » Les trois ont un casier. 12 grammes de résine de cannabis seront trouvés dans leurs fouilles. « Mais Moussa, il a été traité comme quelqu’un qui a fait des vraies choses », lance Fresh.
Sur le parvis du petit espace commercial de Lucé, seuls le kebab et l’épicerie sont ouverts. / Crédits : StreetPress
Entretemps, un policier a reconnu Moussa en garde à vue. Le pandore se renseigne et contacte Angèle, sa collègue éducatrice. Leurs versions des événements concordent. Il aurait ensuite regardé la caméra-piéton de l’agent interpellateur. Après 22 heures, les quatre gardés à vue sortent sans aucune suite judiciaire. « Ils se sont excusés, ils ont dit qu’ils avaient fait une erreur. Mais c’est parce qu’il y avait Moussa, sinon, on aurait été jugés pour outrage et rébellion », estime Metehan, le plus jeune contrôlé.
Rahma a assisté de loin au contrôle et à l'interpellation. Elle s'est mobilisée pour le lancement d'une pétition : « Stop à la violence (gratuite) ». / Crédits : StreetPress
Une mobilisation du quartier
De retour dans le quartier, l’éducateur voit que des mamans l’attendent. La veille, plusieurs ont été choquées. Rahma a assisté au contrôle et à l’interpellation de la salle d’attente d’un médecin qui est dans un immeuble du quartier. Sur un groupe WhatsApp commun, cette maman d’un garçon a envoyé un vocal le soir même :
« La scène que j’ai vue aujourd’hui, j’en tremble encore. Nos enfants vivent mal dehors. Je suis traumatisée. Vieux Puits, c’est comme si les terroristes y habitent. Il est temps qu’on se lève les mamans. »
Avec les autres matriarches, Rahma lance une pétition « Stop à la violence (gratuite) » qui dénonce l’action des forces de l’ordre lors du contrôle. « Ce n’est malheureusement pas la première fois que de tels faits se produisent, provoquant une ambiance d’insécurité dans le quartier », y est-il écrit. Cette pétition, signée par environ 250 personnes, a été envoyée au maire de Lucé et à la préfète d’Eure-et-Loir. Face à StreetPress, celle-ci minimise l’événement :
« Ce n’est même pas un incident, c’est une chose dont vous parlez. »
Pour la représentante de l’État, ses services « aident vraiment ces quartiers à s’en sortir » et la préfecture y met « de l’ardeur et de l’argent ». « Maintenant, ce n’est pas leur rendre service que de faire en sorte qu’il y règne la drogue et la violence », oppose-t-elle, et prend pour exemple les échauffourées qui ont suivi le weekend suivant dans le quartier, quand des jeunes ont fait usage de pétards et feu d’artifice. Un balcon a notamment brûlé.
Le weekend qui a suivi le contrôle et l'interpellation de Moussa, des échauffourées ont eu lieu entre des jeunes et les forces de l'ordre. Un balcon a notamment brûlé. / Crédits : StreetPress
Pour Bouchra, « les policiers ont le droit de travailler mais correctement, ils n’ont pas le droit d’agresser les gens ». / Crédits : StreetPress
Dans leur pétition, les mamans demandent « des excuses publiques » face à « l’injustice » de l’interpellation. « Les policiers ont le droit de travailler mais correctement, ils n’ont pas le droit d’agresser les gens », explique Bouchra, mère d’un jeune mort dans une rixe il y a deux ans. Plusieurs d’entre elles exposent vite leurs griefs et énumèrent les histoires, signe du fossé entre les habitants et les forces de l’ordre. Des « petits de onze ans » qu’on veut embarquer à cause d’une musique trop forte. Des chiens lancés « sur un jeune dans sa voiture ». Des coups de lacrymogènes dans les halls d’immeubles avec le gaz qui finit dans les appartements. Des jeunes qui ne peuvent sortir sans être alpagués par des agents, comme ce vingtenaire du club de foot qui a déjà été contrôlé « au moins dix fois dans une journée ». Un associatif résume le sentiment général :
« Les policiers croient être dans les quartiers Nord de Marseille alors que c’est juste Lucé. »
Pas d’enquête
Face à cette mobilisation du quartier, Moussa s’est dit qu’il n’allait « pas lâcher ». Le trentenaire réfléchit également à porter plainte. Pour la préfète Françoise Souliman, si le parquet n’a pas jugé bon d’ouvrir une enquête, l’affaire est close : « Tout individu qui empêche que la loi s’applique et notamment qui fait obstacle au travail des forces de l’ordre peut avoir le même “traitement” que ce monsieur. » La préfecture veut tout de même désigner un référent qui servira de point de contact entre les bleus et les bataillons de la prévention dont fait partie Moussa « pour que chacun s’accoutume au travail de l’autre ». La création d’un poste de délégué police-population, présent dans les quartiers de reconquête républicaine, est également en réflexion.
Les habitants ont des griefs envers la police. Selon eux, les jeunes ne peuvent pas sortir sans être alpagué par des agents. Lors du passage de StreetPress, un autre contrôle a illustré ces tensions. / Crédits : StreetPress
Aujourd’hui encore, Moussa a des flashs de la garde à vue et l’interpellation. Sa médecin lui a donné huit jours d’ITT et il a vu une psychologue. « J’ai été traumatisé. » Pourtant, sur le quartier, il continue son travail d’éducateur auprès des jeunes :
« Je leur dis que tous les policiers n’ont pas des méthodes comme ça. »
(1) Les prénoms a été modifiés.
(2) Contacté sur ce point, le Sicop n’a pas donné suite.
Contactée, la mairie de Lucé n’a pas répondu à nos demandes d’entretien. Le parquet de Chartres a lui répondu qu’il n’y avait pas d’enquête ouverte contre un fonctionnaire mais n’a plus donné suite pour nos questions concernant la procédure de Moussa.
L’article a été écrit par Christophe-Cécil Garnier. La vidéo a été réalisée par Matthieu Bidan et Thomas Porlon, montée par Quentin Girardon.
Cet article est en accès libre, pour toutes et tous.
Mais sans les dons de ses lecteurs, StreetPress devra s’arrêter.
Je fais un don à partir de 1€Si vous voulez que StreetPress soit encore là l’an prochain, nous avons besoin de votre soutien.
Nous avons, en presque 15 ans, démontré notre utilité. StreetPress se bat pour construire un monde un peu plus juste. Nos articles ont de l’impact. Vous êtes des centaines de milliers à suivre chaque mois notre travail et à partager nos valeurs.
Aujourd’hui nous avons vraiment besoin de vous. Si vous n’êtes pas 6.000 à nous faire un don mensuel ou annuel, nous ne pourrons pas continuer.
Chaque don à partir de 1€ donne droit à une réduction fiscale de 66%. Vous pouvez stopper votre don à tout moment.
Je donne
NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER