Place Denfert-Rochereau, Paris – 1.500 manifestants d’extrême droite sont venus soutenir le groupuscule Génération Identitaire contre sa future dissolution en ce weekend de février. À la fin du rassemblement, une séance selfie commence. Pendant que certains se dirigent vers la porte-parole Thaïs d’Escufon, habituée de l’attention et des caméras, une autre jeune femme attire les lentilles des smartphones : Estelle Redpill. Quelques minutes auparavant, elle était au micro de la chaîne de télévision CNews. Présentée par le média comme une militante de Génération identitaire, elle déclarait : « Il y a des personnes qui se font emmerder au quotidien, des femmes qui se font violer, subissent des agressions et ça c’est dû à l’immigration, il faut arrêter de le nier. Le gouvernement est contre la France ». Depuis le début de l’année 2021, Estelle RedPill émerge de la fachosphère. Avec presque 120.000 abonnées sur la plateforme TikTok, elle était devenue en quelques semaines l’influenceuse d’extrême droite la plus suivie et commentée sur ce réseau social. Mais suite à son passage dans l’émission Quotidien et des signalements, TikTok a supprimé son compte et elle a perdu tous ses followers.
Sur Avenoel, ou encore le 18-25 de jeuxvideos.com, des forums favoris de ce milieu, le prénom Estelle est sur tous les claviers. Sa parole est diffusée sur des petits groupes Telegram ouvertement racistes et antisémites comme ceux d’Égalité et Réconciliation ou de Daniel Conversano. Au point que les figures du milieu se bousculent pour la présenter dans tous leurs directs sur la toile. Et la jeune femme détonne. Tenues moulantes, cheveux longs et bruns, peau mate et maquillée, son style divise dans les rangs de la fachosphère. Invitée partout, encensée mais aussi contestée, elle est cyberharcelée par son propre camp. En quelques semaines, l’ancienne modèle a fait buguer la matrice fasciste.
En février, la TikTokeuse a affiché son soutien au mouvement d'extrême droite (désormais dissous) Generation identitaire. Elle pose avec les figures du mouvement Anne-Thais du Tertre, alias « Thais D'Escufon » (à gauche), et Jérémie Piano (à droite), aux côtés d'une autre TikTokeuse : ThoniaFr. / Crédits : Instagram d'Estelle RedPill
La pilule d’extrême droite sur TikTok
Estelle RedPill, de son vrai nom Estelle Rodriguez, a commencé ses vidéos sur TikTok durant le confinement. « J’ai vu beaucoup de gauchisme et de prosélytisme islamique. Je me suis dit : pourquoi ne pas faire du contenu patriotique. Il faut troller l’algorithme TikTok et dégauchiser tous les jeunes ». La femme de 25 ans reprend mot pour mot le discours de Damien Rieu, le cofondateur de Génération Identitaire. Celui qui est désormais assistant parlementaire d’un député européen du Rassemblement National avait déploré en novembre, dans un tweet mélodramatique, le retard de l’extrême droite sur ce réseau : « Les -22 ans restent 2/3h par jour sur TikTok où la totalité des vidéos politisées sont gauchistes. On a complètement raté ce terrain. Toute la génération va être ravagée. On ne se rend pas compte des conséquences mais c’est effrayant. »
Les -22 ans restent 2/3h par jours sur Tik-Tok où la totalité des vidéos politisées sont gauchistes.
— Damien Rieu (@DamienRieu) November 26, 2020
On a complètement raté ce terrain. Toute la génération va être ravagée. On ne se rend pas compte des conséquences mais c’est effrayant.
Estelle Rodriguez représente une nouvelle génération à même de bousculer les codes. Son pseudo, RedPill, traduit à lui seul son début de militantisme. Il fait référence à la « pilule rouge » du film Matrix devenue le symbole de la conversion à l’idéologie de l’extrême droite américaine, qui prône la suprématie masculine et blanche. Et cela semble fonctionner sur le réseau social chinois, utilisé par onze millions de Français chaque mois, qui ont entre 13 et 24 ans en moyenne. Alors que seulement 4% des influenceurs atteignent la barre symbolique des 100.000 abonnés – la majorité en ont entre 1.000 et 5.000 –, Estelle RedPill faisait partie d’un cercle très fermé avec ses 120.000 followers. Face à son public, que ce soit sur TikTok ou sur ses autres réseaux sociaux, elle prône un discours basique et raciste. « Aujourd’hui on n’a pas besoin de connaissance et de savoir pour s’engager à l’extrême droite, même un clochard sait qu’il y a un problème avec l’immigration », assure-t-elle. Son compte est un mille-feuille de contenus xénophobes : des vidéos où elle stigmatise les étrangers qui profiteraient de la Caf jusqu’à la défense de la thèse complotiste et raciste du « grand remplacement » – qui défend l’existence d’un processus délibéré de substitution d’une population française dite « de souche » par une population non-européenne et majoritairement arabe. Le tout ponctué par des extraits d’interviews d’Eric Zemmour, qu’elle adore.
La vingtenaire est une grande fan d'Eric Zemmour. / Crédits : Instagram et TikTok d'Estelle RedPill
Promotion de la théorie complotiste du « grand remplacement » ou critique des étrangers qui profiteraient de la Caf : son compte est un mille-feuille xénophobe. / Crédits : TikTok et Instagram d'Estelle RedPill
Marketing d’instagrameuse
Celle qui assume son discours « cash et exubérant » a une deuxième stratégie : utiliser « les codes des instagrameuses ». « On a plutôt envie d’écouter une fille qui présente bien. C’est du marketing. » Quitte à se faire critiquer pour ses tenues vestimentaires, jugées trop affriolantes :
« Oui, je me sers de mon physique et j’assume. Si ça fait venir des petits jeunes pour qu’ils m’écoutent, je le fais. »
À 25 ans, la jeune femme a désormais mis de côté sa courte carrière comme modèle photo pour devenir activiste d’extrême droite. Un engagement qui lui rapporte peu selon elle : 350 euros grâce à ses nombres de vues sur TikTok. Et qu’elle mène seule. Si Estelle RedPill assure que son indépendance est son meilleur atout – « Je ne peux pas être dissoute comme Génération identitaire » –, l’influenceuse politique avoue avoir tenté de se rapprocher d’organisations plus conventionnelles mais sans succès :
« On m’a demandé de m’habiller autrement, de parler moins crûment, de préparer mes textes, mais je ne veux pas faire ça. »
OAS et fière d’en être
Visée par une partie de son camp politique pour sa couleur de peau jugée trop bronzée, Estelle RedPill a dû se justifier dans de nombreuses vidéos : sa mère est d’origine espagnole, son père italo-espagnol. Une immigration respectable, en somme. Soucieuse de bien faire passer le message, la TikTokeuse a même réalisé une petite séquence où elle met en scène son arbre généalogique. Histoire de convaincre son auditoire, elle a déclaré dans un live sa fierté d’avoir un grand-père ancien membre de l’Organisation de l’armée secrète (OAS). Le groupe terroriste est responsable de multiples attentats, dont celui sur le général De Gaulle. Il a causé la mort d’au moins 2.200 personnes en Algérie et 71 en France. Pas un problème pour l’influenceuse. « C’est l’histoire ! », s’exclame-t-elle quand StreetPress l’interroge par téléphone, avant de se lancer dans une comparaison douteuse :
« J’assume ça comme j’assume que, du côté de ma mère, mes grands-parents soient gauchistes. »
Visée par une partie de son camp politique pour ses origines, Estelle RedPill a dû se justifier dans de nombreuses vidéos. Elle a même réalisé une petite séquence où elle met en scène son arbre généalogique et a déclaré sa fierté d'avoir un grand-père ancien membre de l'organisation terroriste OAS. / Crédits : TikTok
La tournée des fachos
Repérée, Estelle Redpill fait depuis le début de l’année la tournée des petits leaders de la fachosphère. Alors qu’elle vient de passer son anniversaire chez Renaud Camus – inventeur de la théorie raciste du grand remplacement –, une entrevue captée par Quotidien, c’est le suprémaciste blanc exilé en Roumanie Daniel Conversano qui a été l’un des premiers à ouvrir le bal. Le fondateur du site Suavelos, ostensiblement raciste, s’est entretenu pendant plus de deux heures avec l’influenceuse. Un grand succès d’audience avec 45.000 vues, contre 15 à 20.000 en temps normal. Une interview plus proche d’une discussion au café du commerce qu’un débat politique. Estelle Rodriguez y est assise sur un lit, bordé d’une table de chevet où se trouve le portrait de Jean-Marie Le Pen. L’échange est un festival de commentaires xénophobes comme lorsque Estelle soutient qu’elle se fait « menacer » dans la rue par « les mêmes personnes » :
« – Tu ne t’es jamais fait agresser par un blanc ? »
« – Non, je n’ai pas ce souvenir. Ils sont gentlemen et ne sont pas radins. »
Chez Kroc Blanc, le rappeur préféré des identitaires, Estelle Rodriguez est invitée avec ThoniaFr, une autre TikTokeuse à 60.000 abonnés. « Les gauchos sont des débiles mentaux, c’est une maladie mentale », y lâche Estelle. Quand le rappeur identitaire demande quelle est « la communauté qui fait le plus chier en France ? », les deux influenceuses se lâchent. « Les Africains et les Maghrébins ! », répondent-elles en chœur. Invitée de Gregory Roose – un ex-délégué départemental du RN, qui a lancé la pétition contre le rappeur Médine au Bataclan – elle estime qu’il n’y a pas de « privilège blanc » en France. « Ils rasent les murs », indique-t-elle, en plus d’une référence cachée à la théorie du grand remplacement. Même son de cloche chez Mike Borowski, un ancien de l’UMP qui propageait des fake news. Estelle RedPill se plaint que « l’homme blanc n’est pas mis en avant » et certifie que le programme scolaire français pousse « les jeunes filles à détester l’homme blanc ».
Estelle Redpill fait depuis le début de l’année la tournée des petits leaders de la fachosphère. / Crédits : YouTube
Le suprémaciste blanc exilé en Roumanie Daniel Conversano a été un des premiers à l'inviter. Un grand succès d’audience. Mais dans les commentaires, les commentaires dégoulinent de haine envers Estelle RedPill et son style. / Crédits : YouTube
Le retour du bagne
Mais l’influenceuse atteint des sommets chez Karl Alexandre Pineau, un ancien membre des Jeunesses Lesquenistes. Estelle Redpill y déclame ses idées :
« Si j’étais présidente, il y aurait une remigration de toutes les personnes qui posent problème. »
Jusque-là, rien de bien différent avec les habitudes de la fachosphère. Sauf que l’influenceuse a une mesure supplémentaire :
« Si, quand on les renvoie, les présidents des autres pays n’en veulent pas, on a les îles Kerguelen [des îles françaises très peu peuplées près de l’Antarctique]. On les envoie là-bas faire des travaux forcés pour qu’ils apprennent ce que c’est de respecter un pays. »
Ni plus ni moins que le retour du bagne. Des propos qu’Estelle RedPill réitère à StreetPress : « C’est violent mais on subit aussi beaucoup de violences. Les gens qui se comportent mal, on peut les envoyer aux travaux forcés, ça existe dans certains pays », pense-t-elle, avant de lâcher :
« Et puis, en prison, les gens sont bien logés. »
Elle a depuis enchaîné les interviews pour le collectif Nemesis ou pour le média d’extrême droite Valeurs Actuelles.
Estelle RedPill enchaîne les interviews et les rencontres, que ce soit chez Valeurs actuelles ou chez Renaud Camus. / Crédits : Instagram
Une influenceuse contestée
Depuis qu’elle est sur TikTok, Estelle RedPill est régulièrement raillée par son propre camp pour son discours limité et ses nombreuses fautes d’orthographe dans ses messages. Mais pas uniquement. Son passé est également critiqué. Alors qu’elle est en interview avec Daniel Conversano, le suprémaciste exilé met les pieds dans le plat : « Tu es sortie avec un Maghrébin pendant des années ? Il était Musulman ? Il ne t’enfermait pas à la maison ? », questionne-t-il très sérieusement. Il enchaîne :
« Quand ça s’est su, ça a brisé le coeur de beaucoup de natios [nationalistes]. »
Selon le YouTubeur suprémaciste, le cas d’Estelle RedPill serait une symbolique de la misère sexuelle des jeunes hommes blancs et de leur manque de virilité, une vieille rengaine du discours masculiniste dans ces mouvements :
« Est-ce que tu comprends l’impact que ça peut avoir sur des jeunes blancs qui ne couchent pas avec des femmes depuis des années ? Ils sont en infériorité numérique dans les écoles, donc ils sont moins virils car il n’y a pas l’effet de bande… Ils sont en souffrance. »
Face à cette théorie raciste lunaire, l’influenceuse se confond en excuses. Si elle assume ses choix, elle annonce qu’elle a « compris la leçon ». Mais dans le chat des fanatiques de Conversano, la réaction est violente. Les commentaires dégoulinent de haine : « On dirait une prostituée costaricaine dans une chambre d’hôtel miteuse, qui accorde une interview entre deux passes. C’est ça la découverte de Conversano ? Il nous présente ses plans culs ».
Un cyberharcèlement lié à un clip de rap
Malgré des positions très extrêmes, Estelle RedPill est harcelée par la fachosphère depuis plusieurs semaines. En cause, sa participation dans un clip de rap sorti en décembre 2019, nommé : « La Joconde de Paris ». Elle y apparaît en lingerie. Un élément impardonnable d’autant que le rappeur, Darkill Bill, est noir.
Des groupes Telegram sont créés, comme « Estelle Redpute ». Sur des forums comme le « 18-25 » de jeuxvideos.com ou son petit frère dissident Avenoel – où se sont déjà organisés des cyberharcèlements de militantes féministes –, les membres lancent des « topics » à propos d’Estelle RedPill. Ils se lâchent dans les commentaires, tous ultra violents et sexistes. La dissidente les aurait « trahis » et ne serait d’extrême droite que pour gagner de l’argent. Sur un groupe Facebook énormément sexiste, baptisé « Neurchi de femmes blanches », un photo-montage est très relayé : on y voit Estelle RedPill grimée en Joconde, à qui on tend des liasses de billets. En arrière-plan, le rappeur et Daniel Conversano faisant le salut nazi. L’auteur du post est administrateur du groupe, Pierre P. Cet acolyte de Karl Alexandre Pineau avait participé à l’interview de la jeune femme quelques jours auparavant.
Sur le groupe Facebook très sexiste « Neurchi de femmes blanches », Estelle RedPill est grimée en Joconde. En arrière-plan, le rappeur Darkill Bill et Daniel Conversano qui fait le salut nazi. / Crédits : Facebook
Le rappeur Darkill Bill est devenu célèbre dans la matrice nationaliste. Son clip est passé de quelques milliers de vues à plus de 50.000. La vidéo est commentée par un public très jeune aux délires obscurs. L’un d’eux est Amalek, un autre rappeur mais d’extrême droite. Il est multi-condamné pour antisémitisme, racisme et trafic de drogue. Comme beaucoup d’autres, il insulte Estelle RedPill de P.A.N. Traduction : pute à nègre.
Des groupes Telegram comme « Estelle Redpute » ont été créés. Les membres se lâchent dans les commentaires, tous ultra violents et sexistes. La dissidente les aurait « trahis » et ne serait d’extrême droite que pour gagner de l’argent. / Crédits : Telegram
Des insultes « tous les jours »
Estelle RedPill a réagi sur son compte Telegram face à toutes ces attaques, fin février. « Bon courage à toute femme qui voudra se lancer. J’espère que vous êtes blonde sinon ça sera un peu plus compliqué », a-t-elle écrit. Elle termine son message en expliquant qu’elle a eu « moins de menaces de musulmans que de gens de l’extrême droite ». À StreetPress, elle confirme se faire « insulter tous les jours ». « Dans mon camp, il y a des gens violents, je n’ai rien à voir avec eux. Ce qu’ils me font subir, j’appelle ça la charia blanche », estime-t-elle, sans perdre de vue l’islam. Le cyberharcèlement ne l’a pas amenée à virer politiquement de bord : « Mon combat est unique, je ne vais pas lisser mon discours. »
Après une grande vague de cyberharcèlement fin février, Estelle RedPill avait réagi sur son compte Telegram : « Bon courage à toute femme qui voudra se lancer. J’espère que vous êtes blonde sinon ça sera un peu plus compliqué. » / Crédits : Telegram
Chez les leaders qui l’ont accueillie, c’est le silence radio. Daniel Conversano, qui ne parlait que d’elle, l’a lâché. Damien Rieu est l’un des rares à la soutenir timidement, sans la nommer. Dans un post public sur Telegram, il exhorte les militants d’extrême droite à se tempérer « certains étaient dans le camp d’en face. Ils ont changé d’avis et nous rejoignent. Pourquoi leur reprocher leur passé ? ». Il rappelle d’ailleurs qu’il « manifestait contre Jean-Marie Le Pen en 2002 avec un t-shirt du Che ». De son côté, le rappeur Darkill Bill a flairé l’aubaine. Quelques jours après la polémique, il a sorti un clip avec des nouvelles images d’Estelle RedPill qu’il a nommé « Blackpill ». La jeune femme a fait un recours auprès de la plateforme Youtube et le clip a été effacé. Elle a porté plainte contre Darkill Bill pour l’utilisation de ces images sans son consentement. Comble de l’histoire, un anonyme, proche de la fachosphère, l’a remis en ligne en usurpant l’identité de l’influenceuse. Il a même compilé des séquences de la jeune femme où elle est en sous-vêtements. Cette fois-ci, elle n’a pas porté plainte contre X.
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