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    22/04/2016

    La convergence des luttes a du plomb dans l'aile

    Coups de fil anonymes et plainte au commissariat : Du rififi à Nuit Debout

    Par Robin D'Angelo , Denis Meyer

    « Crypto-fasciste », « populiste », « bisounours »… A Nuit Debout, les accusations fleurissent entre activistes. Mais derrière la guéguerre des mots se cache un désaccord de fond sur la ligne politique du mouvement.

    Noémie Tolédano préfère sourire de l’anecdote. Lundi 18 avril au matin, la jeune femme vient d’arriver au bureau lorsqu’elle reçoit son premier coup de fil de la journée. « Allô ? Je suis bien à la société Raiz ? », demande une voix masculine à l’autre bout du fil. Noémie acquiesce. Son interlocuteur enchaîne :

    « Pourquoi avez-vous acheté le nom de domaine nuitdebout.fr ? »

    La militante, engagée dans Nuit Debout, est prise au dépourvu. « Qui êtes-vous ? », répond-elle. Le ton monte : « Je suis un citoyen et j’ai le droit de savoir ! » Puis l’interlocuteur anonyme lui retourne sa question : « Et vous, qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous voulez ? » La jeune femme prend peur. Elle raccroche et retourne à son ordi, un brin inquiète.

    Le « #RaizGate » enflamme Nuit Debout

    Des corbeaux à Nuit Debout ? Ce jour-là, Noémie reçoit deux autres coups de fil anonymes du même acabit. La veille, son adresse et son numéro de téléphone ont été balancés sur Twitter, ainsi que sur différents sites web. Un hashtag « #RaizGate » a même été créé pour l’occasion.

    Ce que lui reprochent ces internautes : Avoir acheté le nom de domaine « nuitdebout.fr » avec Raiz, l’agence de com’ qu’elle a cofondée en 2014. Depuis, elle s’estime victime de harcèlement sur les réseaux sociaux par certains participants à Nuit Debout :

    « Samedi et dimanche [le 16 et 17 avril, ndlr.], cela n’a pas arrêté. Je recevais des notifications Twitter toutes les 30 minutes. »

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    Bienvenue à Nuit Debout! / Crédits : Denis Meyer

    OPA sur Twitter et Facebook

    En plus du site officiel de Nuit Debout, Noémie a aussi ouvert la page Facebook du mouvement, dès le coup d’envoi de l’occupation de la place de la République. Pour StreetPress, elle rembobine le fil de l’histoire :

    « Le 31 mars au soir, nous avions vu que les comptes sur les réseaux sociaux n’avaient toujours pas été créés. Alors nous nous en sommes saisis tout de suite avant qu’ils ne tombent entre les mains de gens mal intentionnés, comme des fachos. »

    Et le succès est au rendez-vous. Dans la nuit du 31 mars au 1er avril, Noémie va se coucher avec 200 fans sur la page Facebook de Nuit Debout. Bingo ! Le lendemain matin, ils sont déjà 1.000. « C’était super euphorisant », se souvient la communicante de profession. Aujourd’hui, le compte est suivi par 110.000 personnes tandis que sur Twitter, Nuit Debout flirte avec les 40.000 followers. De quoi lui donner un certain pouvoir.

    Média Center VS Convergence des luttes


    Merci Patron! – Le Film

    Mais place de la République, des militants grincent des dents. Ils rappellent que Nuit Debout a été préparé par un comité de pilotage, porté par François Ruffin, le réalisateur du film Merci Patron ! Ces militants de la première heure ont investi en nombre « la commission convergence des luttes » du mouvement et disposent de leur propre site web.

    Aujourd’hui, ils s’estiment trahis. « On était des bleus. On s’est fait doubler », lâche Louise, 39 ans, membre du noyau qui a organisé la première nuit d’occupation. Lectrice de Fakir, cette graphiste était de la réunion du 23 février, puis de celle de la mi-mars, qui ont posé les bases du mouvement. En charge de la communication print au début de la mobilisation, elle ne digère pas qu’un petit groupe ait pris en main la stratégie web de Nuit Debout. « Ce sont des gens qui se placent partout où il y a quelque chose », tacle-t-elle.

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    François Ruffin donne de la voix à la Bourse du travail. / Crédits : Denis Meyer

    Noémie se défend. « La commission convergence des luttes ne voulait pas entendre parler du web ! Ils s’en désintéressaient complétement ! Alors on s’est occupé des réseaux sociaux. On n’imaginait même pas que cela prendrait. » Autour d’elle, un « Média Center » a été monté dans un espace de co-working de l’Est parisien. Il regroupe une dizaine de personnes au CV militant bien garni. Parmi eux Baki Youssoufou, co-fondateur de la société Raiz. Ce startuper engagé est l’ancien-président de la Cé, un éphémère syndicat étudiant et a lancé le site de pétition en ligne We Sign It. A ses côtés, un autre hyper-militant : Benjamin Ball. D’Attac aux Enfants de Don Quichotte en passant par Nouvelle Donne ou Alternatiba, ce papa-trentenaire pose son mégaphone partout où la lutte s’organise.

    Guéguerre idéologique

    Derrière les embrouilles entre activistes, c’est une bataille des idées qui se joue. Joint par StreetPress, Benjamin Ball, le visage du Média Center, explique qu’il n’est « ni de droite, ni de gauche ». Il livre sa vision de Nuit Debout :

    « C’est une assemblée citoyenne ouverte à tous qui a pour objet de travailler sur tout un tas de luttes. Ça n’a pas de sens de lui donner une couleur politique. Par contre, il y a bien des marqueurs forts comme l’opposition à la loi travail ou l’antifascisme. »

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    / / Crédits : Michela Cuccagna

    Des propos qui font bondir Louise, membre du collectif anticapitaliste Les Engraineurs :

    « Nuit Debout a une couleur politique indéniable ! C’est prendre les gens pour des cons que de dire le contraire. Il suffit de voir les luttes présentes sur la place comme la régularisation des sans-papiers. »

    Elle reproche au Média Center de délaisser les thématiques sociales dans sa communication et de donner une image « bisounours » du mouvement. Benjamin Ball répond qu’il s’agit de storytelling :

    « Nous devons raconter une histoire qui donne aux gens envie de venir. »

    Accusations de noyautage

    Les deux groupes s’accusent mutuellement de « noyautage ». Pour le Média Center, les militants autour du site Convergence des luttes sont au service du Parti de gauche. Un email, signé des secrétaires parisiens du parti et envoyé à leurs adhérents, circule sur les portables des deboutistes. On peut y lire :

    « Le PG doit s’impliquer davantage dans [Nuit Debout] qui prend beaucoup d’ampleur. Pour aider le mouvement, nous incitons donc fortement les camarades à s’investir dans les différentes commissions. Merci aux camarades intéressé-e-s de se signaler auprès de nous. »

    Les accusations d’entrisme sont renforcées par le parcours de certains militants, comme Leila Chaïbi, candidate du Front de gauche à Paris dans le 14e pour les municipales de 2014. C’est cette jeune femme qui déclare en préfecture l’occupation de République par Nuit Debout depuis le début de la mobilisation. Joint par StreetPress, elle regrette qu’il y ait « beaucoup de parano sur les volontés de récupération » et rappelle qu’elle est « prête à sacrifier » son étiquette politique pour le mouvement.

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    Bienvenue à Nuit Debout! / Crédits : Denis Meyer

    De l’autre côté, on dénonce le tournant « populiste » de Nuit Debout. Louise s’inquiète de l’influence des partisans de la démocratie liquide. Cette forme de gouvernance prône une démocratie plus directe grâce à des outils numériques. Peur du noyautage toujours, elle s’étonne qu’un hacker de l’asso La Quadrature du Net – une ONG de défense des internautes – héberge le site nuitdebout.fr. ° Noémie Tolédano ne comprend pas cette attaque :

    « Qu’est-ce qui est plus secure pour nous que d’être hébergés par les tenants de l’Internet libre ? »

    Louise remarque aussi que les admirateurs du bloggeur-populiste Etienne Chouard sont présents à Nuit Debout. Sur la place de la République, l’association Les Citoyens Constituants, qui prône la démocratie par tirage au sort, a pignon sur rue depuis le début de la mobilisation.

    Nuit Debout, bientôt au tribunal ?

    Pour l’équipe du Media Center, les invectives sont allées trop loin entre factions de Nuit Debout. Sur Twitter, des post associent la société Raiz à Alain Soral et Dieudonné. Le 15 avril, lors d’une assemblée place de la République, Iwan Lambert, un militant qui se présente comme l’un des 15 qui ont piloté Nuit Debout, s’est emporté contre Baki Youssoufou et Benjamin Ball, devant une trentaine de personnes :

    « Ces gens-là sont propriétaires des outils censés parler pour Nuit Debout (…) Ça vous expliquera peut-être pourquoi, tous les jours, on repose le problème de laisser rentrer les soraliens, les crypto-fascistes, les rouges-bruns. »
    Le speech a été vu 10.000 fois sur YouTube. Baki Youssoufou a demandé à son avocat de porter plainte, nous fait savoir sa compagne Noémie Tolédano.

    NB En 2010, Noémie Tolédano a fait un stage à StreetPress.

    Edit du 25.04 à 16h Modification du passage concernant La Quadrature du Net.

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