Lagny-sur-Marne (77) – Dans la caravane de Mihaela et Cosmin, le grand réfrigérateur est… complètement vide : « Nous avons vidé le frigo, en attendant l’expulsion ». Ambiance sur le « platz », le camp rom de Lagny-sur-Marne, en ce premier dimanche d’avril… Dans quelques jours, le couple et ses 2 enfants seront expulsés et retourneront en Roumanie. Mais aujourd’hui Mihaela, foulard argenté autour de la tête, jupe en jean stretch et collants rayés, garde le smile. La jeune Rom de 28 ans apporte une barquette de fraises fraîchement lavées, avant de lancer un morceau de bois dans le poêle au milieu de la caravane. Cosmin, son mari, sirote un café bien chaud dans un gobelet en plastique. Cassandra, sa fille de 7 ans, attrape une fraise pendant que son petit frère mange avec les doigts son yaourt à la vanille.
Depuis 2008, le jeune couple est nomade et vit entre la campagne roumaine et la France, tout en continuant à cuisiner comme dans les Carpates. Et qu’ils soient dans leur village au sud de la Roumanie ou dans un bidonville, comme ici sous le pont de la A104, ce sont les mêmes plats qu’ils cuisinent : chorba, polenta et barbecues restent des incontournables pour Mihaela et sa petite famille.
Le « platz » de Lagny-sur-Marne, c'est là où vit la petite famille / Crédits : Gil Roy
1 (upper) Où et comment trouver les ingrédients ?
Mihaela, quand elle ne travaille pas au marché des biffins de Montreuil (93), passe son temps à entretenir la caravane et à faire la cuisine pour sa famille. Un gros sac de pommes de terre à la main, la jeune Rom détaille son rituel quotidien :
« Quand je veux faire un barbecue ou la chorba, je vais chez les Arabes pour acheter la viande et au mercado chercher les légumes. J’adore cuisiner ces petits plats mijotés qu’on fait chez nous. »
Stock de canettes au Lidl
Le « mercado » – supermarché discount, un Lidl à Lagny – c’est l’endroit privilégié par les familles roms pour faire leurs courses. Mihaela s’y rend tous les jours et essaie même de faire des stocks de conserves de thon et de canettes de soda. Son défi permanent ? Gérer un budget serré, tout en s’assurant que les envies culinaires de ses enfants soient satisfaites :
« Cassandra me demande souvent des fruits ou des gâteaux, alors que Ricardo, le petit, adore les frites. Et, si je ne prépare pas ce qu’ils demandent, ils préfèrent ne rien manger. »
Une supérette improvisée dans le bidonville
Dans le commerce de ferraille depuis plusieurs années, Cosmin assure à la petite famille un budget d’environ 900 euros par mois. Le gars de 29 ans nous détaille son business, tout en dévoilant une incisive en or :
« Je peux gagner entre zéro et 60 euros en une journée et jusqu’à 100 euros si c’est vraiment un jour de chance. Si on a l’électricité sur le Platz, on peut faire des provisions et les garder dans le frigo. Certains jours, le budget est trop limité, ça arrive souvent de renoncer à des produits au dernier moment, lors du passage en caisse. »
Les fins de mois difficiles ? Récupérer les invendus à la fin des marchés ou faire appel aux aides alimentaires proposées par des associations sont les solutions de dépannage que Mihaela et Cosmin ont trouvées. Une chose est sûre, ils ne font jamais les poubelles – comme le précise Mihaela, d’une voix soucieuse et fière :
« Récupérer dans les poubelles pour ensuite tomber malades ? Certains le font… Dans notre famille, on n’en a pas l’habitude. On a beau être des gitans, on fait quand même attention à ce qu’on mange ! »
Salade, Tomate, Oignon et pomme de terre frites / Crédits : Gil Roy
Une chanson tzigane commence à résonner dans le bidonville alors que l’on sent la fumée jusqu’à l’intérieur de la caravane. Pour préparer le repas du dimanche, Mihaela a fait les courses la veille : légumes, viande, persil et sauce aux poivrons, pour la préparation d’une soupe paysanne à la poule. Si besoin d’eau ou d’autres boissons, c’est chez Gigel, en charge d’une boutique improvisée dans le bidonville, que tout le monde se rend. Grâce à ses contacts qui voyagent souvent en Roumanie, Gigel se débrouille pour proposer les cigarettes à des prix imbattables – trois euros le paquet – même si ses voisins demandent surtout des clopes à l’unité.
2 (upper) Que cuisinent-ils ?
Des frites faites maison, saucisses à la poêle et œufs grillés, le tout accompagné d’une salade de crudités et précédé de la traditionnelle chorba – c’est le menu de Mihaela pour le repas de ce midi. Elle avoue ne pas être douée pour les desserts – qu’elle préfère acheter au mercado. Elle nous précise aussi ce qu’elle cuisine les jours de fête :
« Pour les fêtes et anniversaires, je prépare une entrée froide – fromage, deux ou trois types de charcuterie, tomates, concombres et olives. S’il fait beau, on aime faire les barbecues dehors, ça met une bonne ambiance sur le Platz. »
Pour Elise Nédélec, qui a étudié les pratiques alimentaires en situation de précarité, les possibilités chez les familles roms vivant en bidonville sont multiples :
« La précarité des conditions ne les empêche en aucun cas d’effectuer cette cuisine traditionnelle, plus lente, demandeuse de temps et de moyens, lorsqu’ils en ont l’occasion et l’envie. L’alimentation est variée, dans le sens où protéines et crudités sont utilisées constamment. Les limites principales sont au niveau de la qualité des produits alimentaires. »
Chez les roms, la cuisine se pratique aussi en team / Crédits : Gil Roy
La porte de la caravane s’ouvre : Nicoleta, la voisine, vient chercher de la vegeta (un mélange d’épices des Balkans) pour son pot-au-feu. La quinqua Rom cherche à retrouver les goûts du pays :
« Au début, en arrivant en France, on ne sentait même pas le goût des aliments. Maintenant, nous nous sommes habitués. C’est vrai que nos plats en Roumanie sont mille fois meilleurs qu’ici ! »
Sous le pont de l’A104, une dizaine de familles restent dans des baraques en bois et matériaux récupérés, en attendant l’expulsion qui peut tomber d’un jour à l’autre. Une aire d’accueil destinée aux gens du voyage verra le jour au niveau du pont. Assise près du poêle à bois qui réchauffe la caravane, Mihaela se montre inquiète pour la suite :
« Tout ce que je souhaite est qu’on trouve à nouveau un endroit pour nous établir. Ce n’est pas facile, dès qu’on essaie de faire un Platz, la police nous chasse. Je quitterais aujourd’hui cette misère, mais pour aller où ? »
Le grec « les enfants adorent »
Face à la barrière de la langue, Mihaela admet avoir du mal à établir un contact avec des gens en dehors du bidonville. Faute de moyens, les sorties en famille sont rares et les repas au restaurant pas envisageables :
« Depuis que je vis en France, nous ne sommes jamais allés au resto. Pourquoi payer 10 ou 15 euros pour un repas, quand je peux cuisiner en plus grande quantité et dépenser moins ? »
Le grec – seul plat non roumain qui fait l’unanimité sur le Platz – est très apprécié par Mihaela et sa petite tribu :
« De temps en temps, Cosmin nous amène un grec, quand il rentre de Paris. On se régale, même les enfants adorent ! »
3 (upper) Qui prépare à manger ?
C’est avec sa grand-mère, dans leur village natal au sud de la Roumanie, que Mihaela a appris la cuisine traditionnelle. En croquant des graines de tournesol, elle se souvient ses débuts en cuisine à la campagne :
« Quand ma mère partait faire le tour des villages pour vendre ses pots et ustensiles en bois, c’est moi qui préparait à manger pour la famille. Aujourd’hui, il y a des filles qui ne savent même pas faire une polenta à 15 ans ! Pour le mariage, elles apprennent… »
Chou farci
Les femmes roms d’une même famille se retrouvent souvent à cuisiner ensemble, notamment avant les repas de fêtes. Pour Mihaela, c’est aussi une excellente occasion de passer du temps ensemble. Alors qu’elle coupe des pommes de terre en frites, elle raconte :
« Hier j’étais chez ma belle-mère, dans le squat de Sarcelles où elle et mes belles-sœurs sont logées. Nous avons cuisiné du chou farci dans une cocotte énorme ! »
Cassandra mange goulument une fraise. « Elle me demande souvent des fruits ou des gâteaux » raconte sa mère / Crédits : Gil Roy
Quand Mihaela n’est pas là, Cosmin se débrouille… mal :
« Si ma femme n’est pas à la maison, je sais faire les frites et des œufs grillés… et le barbecue, bien sûr »
4 (upper) Comment cuire les aliments ?
Selon Elise Nédélec, qui a mené une étude de terrain sur plusieurs campements roms en Île-de-France, il n’y aurait pas d’obstacle majeur aux préparations culinaires « tant que l’achat d’une bouteille de gaz est possible et qu’un équipement de cuisine est présent ». Pour elle, c’est aussi en termes de quantité que ces familles sont limitées par les conditions dans lesquelles elles vivent :
« C’est flagrant notamment pour la préparation des repas de fête – les contraintes matérielles s’imposent, la taille des récipients et des ustensiles ne permet pas de réaliser les quantités souhaitées. Il faut multiplier les opérations culinaires pour produire la quantité voulue, tout en stockant celle déjà préparée. La cuisine est indissociablement liée à des moments de convivialité, d’où la nécessité de quantités abondantes pour nourrir tous les convives. »
Butagaz et eau en bouteille
La chorba à la poule a fini de bouillir dans la vieille marmite en argile. Sur la petite plaque de cuisson à gaz, place à une poêle pour faire cuire les saucisses, frites et en dernier, les œufs.
Dans son t-shirt ample et ses collants noirs, Cassandra ramène un balai pour nettoyer les épluchures de pommes de terre. Impatiente, elle commence à lancer des frites, une par une, dans la poêle huilée, bien chaude. Mihaela regrette que sa fille ne soit pas scolarisée :
« Toute la journée sur le platz, elle commence à s’ennuyer. Souvent elle pleure pour que je la laisse éplucher une carotte ou remuer la casserole »
Mihaela est de corvée de patate / Crédits : Gil Roy
En attendant que les frites soient prêtes, le petit Ricardo, 2 ans, fouille dans ses jouets rangés dans l’évier. Dans les meubles de cuisine style campagne, Mihaela cherche un saladier pour disposer les légumes, qu’elle assaisonne avec du sel. Accompagnée par Cassandra, elle sort laver les tomates, oignons et la laitue pour la salade. Pour tout ce qui est cuisine, Mihaela utilise de l’eau en bouteille, achetée au Lidl ou chez Gigel, alors que pour la vaisselle et la lessive, elle s’approvisionne aux bornes d’eau incendies. La jeune Rom détaille cette tâche quotidienne, réservée aux femmes :
« Je m’y rends avec 2 ou 3 bidons en plastique, que je remplis. Ce n’est pas très loin, mais on s’arrange en général pour y aller à plusieurs. »
Pour les périodes de déplacement ou les longs trajets, les jeunes nomades ont tout prévu, comme l’explique Mihaela :
« Nous avons acheté deux réchauds de camping à gaz et un set de couverts de voyage. Où que l’on soit, on est équipé ! »
5 (upper) Le repas
« Michto, c’est prêt ! » crie Cassandra, pendant que sa mère pose les assiettes et apporte des canettes de soda pour tout le monde. Elle avait prévu une saucisse pour chacun et s’étonne que certains pratiquent le régime vegan :
« Pour nous, un repas sans viande, ce n’est pas un vrai repas ! »
La petite famille passe à table / Crédits : Gil Roy
Avant même de finir sa chorba, Ricardo se met à piquer des frites dans les assiettes préparées par sa mère. A l’exception de Cosmin, on préfère manger avec les doigts, alors que Mihaela partage sa grande assiette de pommes de terre-œufs frits avec Ricardo. Portions généreuses, présentation originale – le menu plaît et les assiettes se vident rapidement.
Pour enchaîner avec la vaisselle, Mihaela prépare 2 bidons pour apporter l’eau. Sur le chemin vers la bouche d’incendie, elle examine le bidonville de l’extérieur :
« Ils viendront bientôt nettoyer, il paraît qu’ils veulent aménager près d’ici un espace jeux pour les enfants des gitans français. Si je ne trouve pas un nouveau platz, je rentre chez moi ! »
A côté d’elle, Cassandra tape avec une cuillère en bois dans une casserole et répète, presque automatiquement, dans un roumain approximatif, « je rentre chez moi ».
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