Les cordes qui lui enserrent la taille et la poitrine la font tressaillir à chaque respiration. Maintenue ligotée, tête en bas, à 40 centimètres du sol, la jeune femme a les seins nus, rougis par la pression de ses liens. Dans l’ombre du projecteur, une multitude de paires d’yeux suit, extatique, les moindres frémissements de la modèle, sa moue qui se tord et les gestes précis de celui qui l’attache, Kinoko Hajime.
Ce soir de février, ils sont une centaine à avoir poussé la porte de la Place des Cordes. Un loft discret au fond d’une cour d’immeuble, à deux pas du métro Télégraphe. Tous ont réservé leur place depuis des semaines pour assister au show de ce Japonais de 38 ans en kimono. Une véritable « star internationale » du bondage : l’art d’attacher son prochain avec des cordes.
Appelé shibari ou kinbaku, ce savoir-faire nippon est le lointain héritier des techniques de torture samouraï. Les amateurs de domination-soumission en ont fait une pratique érotique longtemps cantonnée aux chambres à coucher et aux clubs sadomaso. Mais ici, à Place des Cordes, pas de soumis à quatre pattes, ni de balançoires à levrette et d’ailleurs… pas de sexe du tout.
La Place des Cordes
Dans ce grand loft parisien, ouvert en septembre et dédié au shibari, c’est tatamis, murs immaculés et musique douce. Passé la porte, on dépose simplement une dizaine d’euros dans un pot à l’entrée. Assise par terre en tailleur, un thé vert à la main, Claire (1), jolie brune, se marre :
« Quand j’ai dit à ma sœur que je faisais du shibari, elle m’a imaginée dans une cave, écartelée, faussement violée par 12 mecs, un truc genre PornHub. »
Un petit workshop à la Place des Cordes, ça ressemble à ça. / Crédits : Kinoko Hajime
Dans un coin, une fille en soutif galère à encorder les poignets de sa copine, tandis qu’à quelques mètres un grand type en jogging hisse doucement sa partenaire dans les airs par le harnais de cordes en jute qui lui entoure la poitrine et les bras. A l’étage, sur la mezzanine, quelques habitués papotent à voix basse tout en grignotant un cookie. « T’es quand même dans un lieu où des gens s’attachent entre eux. Mais ici personne ne va se juger », nous fait remarquer Arnaud (1), l’un des habitués. Un peu plus loin, enfoncé dans un fauteuil, Cyril, le fondateur du lieu :
« Il y a souvent une part de vrai dans les clichés : les cordes, pour le sexe, c’est super bien et pour du SM, aussi. Mais ça ne se cantonne pas à ça. »
Lui, par exemple, kiffe attacher et se faire attacher. L’essentiel est de partager « un moment de complicité » avec quelqu’un. « C’est une question de feeling », assure-t-il. Dans son grand loft, adeptes de jolis petits noeuds qui caressent les sens et amateurs de cordes bien rêches entre les jambes se croisent . « Tu vas interroger dix personnes sur ce qu’est le sexe, tu vas avoir dix réponses différentes. Le shibari, c’est pareil. », nous explique-t-on.
Voilà près de deux ans que ce jeune quadra, lunettes rondes et marcel gris, mûrit le concept du lieu : un espace où le shibari serait détaché de l’univers du cul. Entre ambiance bohème et esprit martial :
« Au départ, on était vraiment en mode Fight Club. On organisait des événements ponctuels vers la Place de Clichy. Zéro communication. »
Le seul moyen de venir était alors de s’y faire amener par un connaisseur. Avec le bouche-à-oreille, l’événement prend vite de l’ampleur. Alors, avec quelques potes, ils s’associent pour louer cet espace de 160m2. Et Cyril n’est pas peu fier du succès de la Place des Cordes :
« On fait émerger une nouvelle génération, beaucoup plus décomplexée, loin de l’image d’Epinal de l’homme dominateur et de la femme soumise. Il y a d’ailleurs de plus en plus de femmes qui attachent. »
Vanille ou chocolat ?
La Place des Cordes n’est pas le seul spot de Paname où on s’attache pour le plaisir. Dans une rue calme du XVIIe arrondissement, une simple sonnette. La nuit, l’adresse est bien connue des adeptes de soirées cuir et fouet. Depuis près de vingt ans Cris et Chuchotements est « le » club fétichiste parisien. Mais cette après-midi pas de « vente aux esclaves » (c’était le thème d’une soirée précédente).
Debout dans la pénombre du vestibule aux murs rouge sang, Philippe Paoli est un peu débordé. La cinquantaine passée, il s’occupe de l’accueil de l’Ecole des Cordes. La structure hébergée dans les caves tamisées du club propose des cours de shibari. Ce grand gaillard au look de bon père de famille attrape manteau et écharpe et nous embarque à la terrasse d’un café. Pour lui, qui navigue dans le milieu BDSM depuis trente-cinq ans « avant les cordes, c’était deux ou trois mecs qui traînaient dans les soirées SM ».
Jusqu’à ce qu’il y a trois ou quatre ans, attiré par l’esthétisme japonais, le grand public s’y intéresse. « Tout à coup, on a vu débarquer les “vanilles” ». Comprenez les couples lambdas, par opposition aux « chocolats », rodés aux plaisirs de la punition. Il poursuit :
« J’ai vu la demande et je me suis dit, on ne peut pas laisser les gens pratiquer n’importe comment, ça peut être dangereux. »
C’est la naissance de l’Ecole des Cordes. En quatre ans, les sessions de cours sont passées d’une après-midi toutes les huit semaines, à une journée tous les mois. Pas moins de 7 niveaux, pour près de soixante participants qui payent entre 60 et 90 euros par duo. Au menu : topo historique, nœuds de base pour les novices, suspension pour les initiés. Et la sécurité martelée en permanence. « Une corde mal placée et c’est trois semaines avec les nerfs de la main qui ne répondent plus correctement », témoigne une élève qui en fait l’expérience. De son côté, Philippe constate :
« Les cordes, c’est super addictif. Chez les gens qui se font attacher, ça libère des endorphines, ça procure une sensation de bien-être très forte. »
Un brin amusé, il raconte :
« Je vois des filles qui me disent : “houlala, c’est trop long, ça fait huit jours que je ne me suis pas fait attacher”. »
Suspendue dans la cuisine
Voilà près d’un an et demi qu’Arnaud a découvert le shibari avec sa copine, Claire. « Un peu par hasard » assure cet informaticien de 34 piges, via quelques vidéos glanées sur le web. En bon geek, lui, s’est entraîné pendant des jours aux premiers nœuds de base, scotché devant des tutoriels YouTube. Elle, s’est mise au yoga pour la souplesse. Depuis entre séances maison au milieu du salon et stages de perfectionnement à l’étranger, le couple est à fond. Pas juste une façon de pimenter leur relation. Et Claire de raconter :
« Quand, avec ses cordes de 7m20, mon mec en arrive presque à me faire tomber dans les pommes, c’est une histoire de lâcher prise, de don de soi. Un truc très fort qui nous lie. »
Les adeptes pratiquent souvent le Shibari à la maison. / Crédits : MdKnot
Dans un troquet de Ménilmontant, on retrouve Tyka que l’on avait croisée à la Place des Cordes au cours du show. Cette maman de 38 ans explique :
« Les cordes, c’est le seul moment où j’arrive vraiment à me lâcher. »
Assise autour d’un demi avec Docvale, son compagnon, elle nous tend son smartphone. Sur la photo : une structure amovible en bambou accrochée au plafond d’une baraque normande :
« Ça, c’est notre petit Disneyland. »
Chez eux, à 100 bornes de Paris, quand les enfants ne sont pas là, en cinq minutes chrono, exit la table familiale et c’est parti pour une session de cordes. Ils sont adeptes d’un type de shibari, enfin « kinkabu », tiennent-ils à préciser, appelé « semenawa ». L’objectif : amener peu à peu Tyka au bord de la rupture. « “Torturer” en parallèle son esprit et son corps », raconte Docvale d’une voix posée, en tirant sur sa clope électronique. Pour lui qui perfectionne sa technique depuis quatre ans, il s’agit de faire tomber « le masque des émotions ». Et quand il tombe, il tombe :
« Tremblements, spasmes, bave, larmes…Quand j’arrive à l’emmener aussi loin, c’est très intense pour elle comme pour moi. »
Secret story
(img) La réserve de cordes
Tyka insiste sur la notion de confiance entre les partenaires. Pas question de se faire attacher par n’importe qui. « Les cordes, c’est presque une psychanalyse », ironise cette grande timide. Si en show, elle termine ligotée, à moitié nue, à la plage par contre, pas question d’enlever son jean et son t-shirt.
En famille le sujet reste bien gardé. « Tu parles de ta vie sexuelle à tes parents, toi ? », lance-t-elle entre deux gorgées de bière. Le jour où son mec a tenté de discuter bondage avec ses potes, ils se sont tous barrés.
« Je me suis fait un nouveau cercle de potes, à 99% des gens du milieu. »
Attacheur pro
Nicolas Yoroï est devenu pro il y a déjà quelques années.
« Je suis rentré hier soir de Copenhague et je repars demain matin à Helsinki. »
A 36 ans, cet ancien trader aux faux airs de hippie, promis à une belle carrière dans la finance, a lâché les cordons de la Bourse pour les cordes japonaises. A défaut de business lucratif, le shibari est devenu pour lui un travail à plein temps. Aujourd’hui, il parcourt les dojos nippons et les grands shows européens.
Entre deux avions, on a réussi à le choper sur Skype. Son qui crache, image pourrie… Nicolas Yoroï n’a pas encore eu le temps d’installer le haut débit. Il vient tout juste d’ouvrir son local, un duplex en plein centre de Bruxelles. Au menu, séances d’initiation et cours privés. Son public cible : des gens qui pourraient être dans un cours de relaxation, de massage ou d’arts martiaux, à la recherche de nouvelles sensations :
« Airbag, sécurité sociale, etc… nos vies sont surprotégées. Il nous est quasiment devenu interdit de nous blesser, de souffrir. »
Pour lui, les cordes, douloureuses ou non, permettent de « reconnecter » avec son corps, d’atteindre un certain bien-être. De là, à entrevoir le shibari comme une pratique corporelle comme les autres, il n’y a qu’un pas que Nicolas franchit sans sourciller. Et il n’est pas le seul.
Dirty Von P et son modèle en pleine action. / Crédits : Dirty Von P
Début de soirée à la Place des Cordes. Cyril finit de préparer la salle pour les pratiquants sur le point d’arriver. Petit brin de rangement, vaisselle faite, le taulier du lieu nous invite à se poser à l’étage :
« Je fais le pari que dans quelques années, le shibari sera un phénomène de masse au même titre que le yoga ou l’osthéopathie aujourd’hui. »
Et Cyril mise rarement sur le mauvais numéro. Lui qui se définit volontiers comme « un poly-entrepreneur » n’en est pas à son coup d’essai. Biberonné aux cartes Magic et aux mangas, il n’est autre que l’un des instigateurs de la Japan Expo. « Depuis, je suis passé à d’autres choses ». Entre le lancement d’un salon pour gamers et l’ouverture en plein Châtelet d’un bar geek sur trois étages, Cyril a du pif pour dénicher des concepts qui marchent.
En remontant ses lunettes du doigt, il raconte :
« A la base, je débutais question cordes. Par contre le montage de business ça, je connaissais. »
Depuis sept mois, avec ses associés, il est déjà parvenu à attirer quelques grands maîtres japonais. Entre shows, privatisation du lieu pour des shootings photo et lancement d’ateliers tango-cordes, Cyril n’est pas à court d’idées. Il faut faire tourner la boutique :
« Financièrement, Il nous reste environ six mois pour être à l’équilibre. »
Photo de couverture réalisée par Dirty von P.
1.Ces noms ont été changés à la demande de nos interlocuteurs.
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