Bruxelles, 4 mai – « Ismaël ! Ismaël ! Ismaël ! » Ses potes encouragent Ismaël, pendant que l’ado court faire une quenelle devant la caméra de RTL-TVI : « C’est le direct du JT de RTL, on pouvait pas manquer ça ! » s’amusent les lascars. En bas des tours HLM du quartier populaire d’Anderlecht, une centaine de personnes poireautent, un ananas à la main ou un keffieh autour du coup. Elles espéraient assister aux shows d’Alain Soral et de Dieudonné pendant le « congrès de la dissidence » qui devait se tenir ce dimanche après-midi. Mais pas de bol pour eux, l’événement a été interdit par le bourgmestre d’Anderlecht !
Lorsque j’arrive à midi, l’arrêté d’interdiction est placardé sur la devanture de la salle qui accueille d’ordinaire des mariages de la communauté turque. Et juste devant, Laurent Louis chef du groupuscule « Debout les Belges », à l’initiative du « congrès de la dissidence». Malgré l’interdiction, Laurent Louis a la banane : en 24 heures, le trentenaire accroc à la quenelle est devenu le député belge le plus connu à l’étranger. Et dans 3 semaines, son micro-parti présentera des listes pour les élections fédérales, régionales et européennes. Coup de pub inespéré, les médias belges, les agences de presse internationales, BFM TV ou encore France 2, débarquent à Anderlecht, accueillis aux cris de « médias collabos ». Laurent Louis s’apprête à passer son après-midi à enchaîner poliment les interviews devant les caméras des médias qui dénoncent son « congrès antisémite ». Sous les flashs qui crépitent, le député joue le jeu et pose en faisant son geste favori : la quenelle. Au total, quelques 30 journalistes. Je suis le 31e.
Au-dessus des « dissidents », c’est le soleil… / Crédits : Johan Weisz
Bienvenue chez les dissidents
Ici, tous les manifestants qui ont répondu présents sont des « dissidents ». Il y en a des belges, mais aussi des français ou des suisses, comme Mathieu, un jeune au visage poupin et aux cheveux bouclés, la vingtaine, fan d’Alain Soral. Il trouve qu’ « Egalité et Réconciliation Suisse, c’est trop mou » et est venu voir Soral en vrai. Mathieu s’est payé un billet d’avion 150 euros et a débarqué il y a quelques jours dans la capitale belge où il a pu rapidement rencontrer d’autres « dissidents ». Et les crânes rasés qui portent des lunettes d’aviateurs et des rangers ? Des dissidents. Les militants français de « wanted pédo » venus avec leurs T-shirts et leurs banderoles qui dénoncent « les élites qui violent et tuent vos enfants » et voient la pédocriminalité au sommet de l’Etat ? Des dissidents. Et ce type qui harangue la foule en criant « Allahou akbar » ? Un dissident aussi ! Yvan Benedetti, le patron de l’Œuvre Française – dissoute par Manuel Valls en juillet dernier, explique à un journaliste belge un peu perdu entre tous ces dissidents, souvent jeunes mais aux looks très variés : « Soral et Dieudonné dénoncent le sionisme. Moi c’est le judaïsme politique ».
Selfies et ananas
Et Laurent Louis ? Eh bien… Laurent Louis, c’est l’histoire d’un belge devenu député par hasard. Elu grâce au mode de scrutin proportionnel avec 1345 voix, Louis rentre à la Chambre des représentants sous les couleurs du Parti Populaire (populiste). Après avoir rejoint le parti « Islam » qui défend l’instauration de la charia en Belgique, il crée son propre mouvement : « Debout les Belges ! », dont le mot d’ordre est « réconciliation et unité nationale », sorte de mix idéologique entre l’alliance des nationalistes et musulmans prônée par Soral et le nouveau discours populiste du FN. Surtout, Laurent Louis est le seul député au monde capable de traiter son premier ministre de « pédophile » au micro du parlement.
Le soleil est là et les dissidents, fans de Soral ou sympathisants de Debout les Belges continuent à arriver. On se prend en photo en faisant des quenelles un ananas à la main et on se salue sur le ton de la rigolade :
« – Hamdoulilah, ça va ! »
Pour tuer le temps, on refait le monde en espérant l’arrivée d’un « chaos révolutionnaire ». On se presse autour de Laurent Louis pour faire un selfie-quenelle avec lui. Je joue des coudes pour m’approcher du député-quenellier, mais pour un selfie classique, histoire de lui laisser reposer le bras :
Laurent Louis et moi / Crédits : Un dissident
Les stars de Youtube en vrai
Les conférenciers vedettes du web avec leurs centaines de milliers de vues sur Youtube arrivent les uns après les autres. Une voiture arrive avec à bord Pierre Hillard et Jacob Cohen. La foule se presse sur la chaussée et une dizaine de caméras de télés entourent le véhicule. On scande « Jacob, Jacob, Jacob… ». L’auteur juif (son dernier livre est auto-édité) se définit comme « antisioniste radical » et est célébré dans les milieux « dissidents » pour ses thèses violemment anti-israéliennes et son judaïsme.
Les stars de Youtube rencontrent leur fan base. Si sur le net la compétition se joue au nombre de vidéos vues, ici c’est à qui aura le plus de demandes de selfies. Et Jacob Cohen a effectivement pas mal la cote. J’attends trois minutes avant que ce soit mon tour : Clic clac kodak. Mais voilà l’auteur juif qui quitte la manif escorté par un skinhead : tout est possible chez les dissidents.
> Les nationalistes classiques, avec Yvan Benedetti, le boss de l’Oeuvre française, dissoute l’année dernière. Leurs crédos : le pétainisme, l’anticosmopolitisme, le fascisme et l’antisémitisme.
> Les cathos tradis antisémites, comme Hervé Ryssen qu’on surnomme ici « papa Ryssen ». Leurs leitmotivs : la dénonciation de la « mafia juive » qui domine le monde, de l’homosexualité et du mondialisme qui corrompent l’identité européenne.
> Les Soraliens d’Egalité et Réconciliation. Pour eux « la France est entièrement sous domination juive » d’un point de vue économique et idéologique. Les Français et les immigrés musulmans doivent s’allier pour défendre leurs valeurs.
> Les « dissidents » musulmans, comme Salim Laïbi. Ils dénoncent les francs-maçons, la théorie du genre et sont souvent des grands fans du régime iranien et de Vladimir Poutine.
> Les contempteurs de la « religion de la Shoah », comme le dessinateur et blogueur Joe le Corbeau, connu pour avoir créé le pastiche « Shoah Hebdo ». Leurs arguments: la « pleurniche» des organisations juives est motivée par un « Shoah business ». Les thèses négationnistes de Vincent Reynouard ou de Robert Faurisson sur les « chambres à gaz magiques » font des centaines de « likes »sur leurs sites.
> Les suprémacistes noirs, emmenés par Kemi Seba. Lui prône la supériorité de « la race noire » et s’en prend aux « sionistes » et aux « impérialistes », accusés d’inoculer des virus aux africains.
Je demande à Pierre Hillard, lui aussi assailli de demandes de selfies, ce que ça fait d’être une rock star : « Ah, si seulement on pouvait vendre les selfies », répond en rigolant, celui qui dénonce à longueurs de vidéos la gouvernance mondiale et le mondialisme qui détruisent les Etats-nations. A quelques mètres le suprématiste noir Kemi Seba vient d’arriver avec une tunique bleue et de grosses lunettes de soleil. Il dédicace ses bouquins. Un jeune homme blanc en blouson lui tend un livre : « Kemi, s’il te plaît, c’est pour ma copine… »
Dissidents, tendance anti-chewing-gum
Vidéo – Laurent Louis : « Merci, monsieur le pédophile »
Toute la galaxie « dissidente » cuvée 2014 a donc répondu à l’appel de « Debout les Belges ». J’allais presque oublier les « dissidents anti-complot agro-alimentaire », mais voilà qu’une petite dame aux cheveux bouclés s’approche de moi. C’est Corinne Gouget, une des oratrices qui devait prendre la parole au cours du « congrès de la dissidence » :
« – Vous savez que le chewing-gum que vous machouillez, va vous faire faire un AVC et avoir une tumeur au cerveau, vous risquez votre vie, vous vous exposez à des troubles d’hyperactivité, de psychose sexuelle, de paranoïa, de diabète, de baisse de l’ouïe. »
« – Euh, pourquoi ? »
« – Votre chewing-gum contient de l’aspartame et pour vous c’est la tumeur au cerveau assurée dans les prochaines années ! »
En même temps que je jette mon chewing-gum, Corinne m’explique qu’elle loge à la librairie « dissidente » de Bruxelles co-organisatrice du Congrès, chez qui se faisaient les réservations. Et me raconte comment la police belge a interrogé la veille la responsable de la librairie :
« Ils ont demandé à avoir un exemplaire de chaque livre qui serait vendu. Bon, on en a quand même caché deux ou trois… »
Selon elle, les policiers souhaitaient aussi connaître le lieu du congrès – tenu secret par les organisateurs pour éviter des pressions sur le propriétaire de la salle et retarder le plus possible l’arrêté d’interdiction.
Costard et lunettes noires, voilà la Licra
Une clameur monte sur la rue : costard noir, chemise blanche et lunettes de soleil, Joël Rubinfeld, le président de la Ligue belge contre l’antisémitisme (LBCA) s’approche tranquillement des deux cents manifestants. Il échange quelques mots avec les policiers qui encadrent le rassemblement, alors que les « dissidents » chantent « Joël, la sens-tu qui se glisse dans ton cul, la quenelle » : la chanson inventée par Dieudonné, sur l’air du Chant des partisans.
Mais le boss de la LBCA s’éloigne à peine, et continue d’observer les manifestants à 10 mètres de là. A tu et à toi avec les autorités, il est aussi venu pour répondre aux questions des journalistes. La veille, Joël Rubinfeld m’avait assuré au téléphone de « la volonté politique unanime, quels que soient les partis, de faire interdire l’événement ». Son organisation avait même déposé une plainte auprès du procureur du roi, au cas où l’arrêté du bourgmestre venait à être cassé par le Conseil d’Etat.
Car les Belges ont vécu dimanche leur affaire Dieudonné à eux : aussitôt connu l’arrêté d’interdiction que l’avocat de Laurent Louis déposait un recours au Conseil d’Etat belge, qui confirmera l’interdiction dans la soirée. Et dans son arrêté, le bourgmestre d’Anderlecht cite la décision du Conseil d’Etat français dans l’affaire du Zénith de Nantes.
Dans ce document, le bourgmestre motive également son interdiction par des risques de troubles à l’ordre public, en notant :
« avoir appris par des services de renseignements que de jeunes français (sic) de banlieues de grandes villes se transporteront en Belgique aux fins d’assurer un service d’ordre au profit de Dieudonné »
« avoir reçu de [l’avocat du CCOJB, le Crif belge] que la ligue de défense juive, soit des gens réputés comme étant des casseurs d’extrême droite française viendraient en force (5 bus) à Bruxelles »
On n’aura pas vu ni l’humoriste ni son service d’ordre de « jeunes de banlieues » à Bruxelles avant la dispersion de la manif. Dieudonné et Alain Soral ont débarqué à Bruxelles à l’heure du dîner. La Ligue de défense juive, elle, n’aura pas pointé le bout de son nez !
La « dissidence » au complet / Crédits : Johan Weisz
« Pourquoi Bilderberg ils peuvent se réunir et pas nous ? »
Sur le coup de 15 heures, un hélicoptère survole le groupe de manifestants, désormais au nombre de 400. « Pourquoi le groupe de Bilderberg, ils peuvent se réunir et pas nous », s’agace un papy. « On est encerclés par la police et on ne peut pas sortir, c’est une sorte de camp de concentration », tente un jeune membre de Debout les Belges. De grands véhicules s’approchent :
« Attention, voilà les auto-pompes ! »
Les quoi ? Et bien les « auto-pompes », équivalents de nos canons à eau, envoient un jet d’eau sur les manifestants, mais beaucoup moins puissant que le modèle français. Ajoutez à cela que les forces de l’ordre belges annoncent qu’elles s’apprêtent à arroser, puis font sonner une sirène pendant 5 secondes avant de lancer le jet d’eau, les auto-pompes sont presque les bienvenues en ce beau weekend de mai.
Le pauvre Laurent Louis a le costume tout mouillé :
Laurent Louis et Abdelsallam Laghmich, tout trempés / Crédits : Johan Weisz
Son acolyte à sa gauche, Abdelsallam Laghmich, tête de liste « Debout les Belges » pour les élections européennes est remonté comme un coucou :
« Les décisions ne se prennent plus à Bruxelles. Le pouvoir est à Tel Aviv ! »
Un manifestant interpelle les policiers :
« Ils sont combien ces chiens qui nous gouvernent avec leur holocauste ? »
Le groupe recule à 100 mètres, en bas des tours HLM d’où l’on suit, amusé, le manège des manifestants et des auto-pompes, qui dure une petite heure. Finalement Laurent Louis passe derrière les forces de l’ordre pour utiliser le mégaphone de la police et demander à ses sympathisants de se disperser : « Si on continue, les casseurs vont arriver, les sionistes vont arriver, et ça donnera une mauvaise image de nous ! »
Avant de se dire au revoir, on échange les contacts avec ses nouveaux camarades de l’après-midi et on débriefe par petits groupes :
« – Regarde, là c’est moi en photo qui fait une quenelle avec Joe le Corbeau »
« – Haha, encore un peu et tu levais le bras à l’allemande. Pour un premier pas dans la dissidence, c’est pas mal ! »
Il est 17 heures et les journalistes plient bagages après avoir couvert chaque rebondissement de l’après-midi. Laurent Louis et la poignée de militants de « Debout les Belges » repartent comme ils sont arrivés : avec rien ! Ni sono ni même un petit mégaphone, ni banderoles, ni drapeaux ni… slogans. Heureusement que les médias du « système » étaient là pour donner un écho au rassemblement des « dissidents » !
Je repars avec Mathieu, le « dissident suisse », qui me montre un belge plutôt costaud aux cheveux longs :
« – Tu vois, lui, je suis sûr que c’est un infiltré. Je pense qu’il est du Mossad »
« – Mais il a un accent belge, pas israélien ! »
« – Non, il a un accent sataniste ! »*
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