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    19/02/2014

    La capitale de la Macédoine a été transformée en Disneyland baroque

    Statues géantes et architecture kitsch : Bienvenue à Skopje

    Par Robin D'Angelo

    Sur StreetPress, l'équipe du maire de Skopje a la banane : « Aujourd'hui nous avons même des touristes japonais. » En 4 ans, la ville a été bouleversée à coup d'édifices bling-bling. Un moyen d'exalter l'identité nationale.

    « La blague, c’est de dire que si tu restes plus de 5 minutes sans bouger à Skopje, tu vas te transformer en statue ! » Il est 3 heures du matin à Skopje et Ivana, une macédonienne installée en Angleterre, s’amuse quand on lui demande ses impressions sur les statues géantes qui poussent partout dans la ville. «  Honte  », «  blague  », «  risée » : au Ballet Club, où un groupe enchaîne des reprises des Black Keys, les hipsters sont d’humeur sarcastique à propos de la transformation de Skopje en « Disneyland » de l’architecture baroque.

    Objet du délit : l’édification en plein centre-ville de plus de 20 immeubles de style « baroque » et de centaines de statues en… à peine 4 ans. Le projet urbanistique à grand vitesse porte le nom de « Skopje 2014 » et fait la fierté des autorités locales. Joint par StreetPress, Nedelco Kestevski, porte-parole de la mairie de Skopje, vante :

    « La France a édifié ses monuments il y a 1.500 ans. L’Allemagne l’a fait après la seconde guerre mondiale. La Macédoine le fait maintenant. »

    Kitsch city

    «Bientôt ils vont nous mettre une sculpture de James Blunt en nous disant qu’il est Macédonien !» Latif, étudiant

    Sur la place de la Macédoine en plein cœur de la capitale, une statue géante d’Alexandre le Grand en train de chevaucher une monture, épée tendue vers le ciel. Inaugurée en 2011, c’est la plus grande statue des Balkans : avec ses 25 mètres de haut, elle donne des airs de maisons-miniatures aux immeubles alentour qu’elle dépasse d’une tête.

    A quelques mètres de là, c’est un colossal empereur Samuel 1er qui est confortablement posé sur son trône tandis qu’en contre-bas une version macédonienne de l’Arc de Triomphe indique que vous êtes bien arrivés sur la place. Les skopiotes amateurs de reproductions anachroniques sont aux anges. Comme Iris, étudiante en anglais de 21 ans, qui porte une toque léopard sur la tête :

    « Moi j’adore. Ça apporte une touche glamour à la ville. Et puis c’est très important de se souvenir de tout ça. Alexandre le Grand a fait beaucoup pour notre pays. »

    Téo et Téo, 16 ans tous les deux, sortent de leur cours de guitare. Ils passent tous les jours devant une statue dédiée à Olympe, la mère d’Alexandre le Grand … avant de croiser un Philippe II de Macédoine de 15 mètres de haut :

    « C’est vraiment bien qu’on ait enfin des choses à Skopje. Avant il n’y avait rien ici. Là par exemple, c’était plein de boue. »

    Préfabriqué

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    Iris devant la statue d’Alexandre le Grand / Crédits : CC

    Quand StreetPress contacte Nedelco Kestevski à la mairie de Skopje, celui-ci propose d’envoyer une berline venir nous chercher à notre auberge de jeunesse. Le porte-parole du maire Koce Trajanovski – à l’origine du projet – est très content de présenter « Skopje 2014 » à des journalistes étrangers :

    « Il y a 5 ans, personne pouvait situer notre pays. Aujourd’hui, on en parle pour notre architecture et nous avons même des touristes japonais. »

    «Le nationalisme c’est bien, pas le fascisme !» Vangel Bozinovski, architecte

    La genèse du projet initié en 2009 : doter la capitale macédonienne de monuments mais surtout de bâtiments administratifs. Intégrée à la Yougoslavie, la Macédoine devient indépendante en 1991 mais ne possède pas de bâtiments d’envergure pour loger ses nouvelles institutions, comme les ministères. Ajoutez à cela un tremblement de terre qui a rasé Skopje à 80% en 1963 et vous vous retrouvez dans une ville dépourvue d’édifices historiques, à part des constructions soviétiques ou ottomanes comme le vieux bazar de la ville.

    Nedelco Kestevski reçoit à la mairie de Skopje, un dédale de petites caravanes en préfabriqué installées après le tremblement de terre de 1963. Clope au bec, il fulmine dans son bureau en carton-pâte :

    « La mairie ne devait pas rester plus de 10 ans dans ces baraques provisoires et ça fait 50 ans qu’on y est. C’est fou ! Le maire de Paris vient et on va le recevoir ici ?! »

    Identité nationale

    Nedelco, devant la mairie en préfabriqué de Skopje

    Aujourd’hui, les bords du Vardar – le fleuve qui traverse la ville – ressemblent à un parc d’attraction dédié à l’Antiquité avec ses bâtiments administratifs flambants neufs. Parmi les immanquables : les immenses colonnes façon Parthénon de la Cour Constitutionnelle ou le ministère des Affaires étrangères. Les ponts qui joignent les rives sont eux bordés de statues en bronze dédiées aux héros de la Nation, des stars de la pop macédonienne aux Rois de l’Antiquité.

    « C’est complètement absurde ! L’architecture macédonienne n’a rien à voir avec ces colonnes antiques», tance l’activiste Nikola Pisarev. Organisateur de manifestations contre Skopje 2014 et artiste contemporain, il dénonce la dérive nationaliste du projet d’urbanisme :

    « Le gouvernement conservateur veut changer l’identité de la Nation avec quelque chose d’artificiel. Ils appellent ça “l’antiquisation”. L’idée c’est de transférer notre identité slave vers les racines antiques. Mais les seuls qui peuvent se sentir représentés par ces trucs “baroques”, ce sont peut-être les habitants de Florence en Italie ! »

    Avant d’ajouter :

    « Si vous voulez promouvoir l’histoire macédonienne, l’architecture devrait être inspirée par Byzance, les Arabes et les Ottomans. »

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    L’activiste Nikola Pisarev et un pote à lui devant la Cour Constitutionnelle / Crédits : CC

    Macédo-centrisme

    Vangel devant son bâtiment dédié à Mère Teresa

    Architecte de renom, Vangel Bozinovski a participé au projet « Skopje 2014 » en bâtissant un mémorial pour Mère Teresa – elle est née à Skopje – et en jouant un rôle de consultant auprès des autorités. Devant StreetPress, il ne cache pas ses convictions nationalistes – « mais pas fascistes », et s’enthousiasme pour « le style de Skopje 2014 qui symbolise la vraie histoire de la Macédoine » :

    « Tout le monde veut faire comme Le Corbusier ou Norman Foster. Mais aucun peuple ne fait des choses pour lui, tel qu’il est. Nous sommes les seuls : ici c’est Macédonien. »

    L’architecte a aussi inventé un mot, « le macédonianisme ». Devant son café, Vangel peste contre l’Empire austro-hongrois, Otto de Bavière et l’Union Européenne, coupables, au gré de leur domination, d’avoir privé les Macédoniens de leur héritage. Maintenant que la Macédoine est indépendante, le pays peut se reconnecter avec son passé antique fantasmé qui lui aurait été spolié … d’où le « macédonianisme ». Un point de vue que partage Nedelco Kestevski à la mairie de Skopje :

    « Skopje n’est pas une nouvelle ville. Elle n’a pas été bâtie en Yougoslavie. Skopje a 8.000 ans. On sait comment nos ancêtres construisaient leurs immeubles. »

    Et l’élu de s’emporter quand il nous montre une photo du Théâtre National de Skopje, reconstruit par les socialistes après le tremblement de terre :

    « Regardez comment ils ont reconstruit le théâtre national ! Pourquoi ?! Vous trouvez que ça fait macédonien ces blocs de bétons !? Ça, ce n’est pas macédonien ! »

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    Téo et Téo aiment les statues / Crédits : CC

    Marteaux

    Mais l‘« antiquisation » de Skopje s’attire les foudres d’une partie des Macédoniens. Sur la place d’Alexandre le Grand, Latif, étudiant de 20 ans est remonté :

    « C’est ridicule. Cette statue, ils l’ont volée aux Grecs, celle-ci est serbe et l’autre là-bas elle est bulgare ! Bientôt ils vont nous mettre une sculpture de James Blunt en nous disant qu’il est Macédonien ! »

    Des bateaux en béton sur le Vardar…

    L’étudiant en droit craint de ne pas trouver d’emploi à la fin de son cursus et préférerait que le gouvernement investisse contre le chômage plus que dans les statues. En Macédoine, 30% de la population active est sans emploi.

    Les statues de « Skopje 2014 » ont aussi énervé la minorité albanaise, qui représente 25% du pays. En décembre 2013, plusieurs manifestants défonçaient à coups de marteau la statue nouvellement érigé du Tsar Dusan à qui ils reprochaient d’avoir massacré plusieurs Albanais au 13e siècle. « Ils ont voulu nous provoquer avec cette statue. Pourquoi regarder derrière et se disputer ?», s’indigne Teuta, étudiante d’origine albanaise qui ajoute :

    « L’histoire doit être dans les musées. A l’extérieur, il faut des choses pacifistes. »

    Ajoutez les voisins grecs qui reprochent aux Macédoniens de faire main-basse sur Alexandre le Grand – le monument géant de la grand place s’appelle d’ailleurs officiellement « la statue du guerrier à cheval » pour éviter l’incident diplomatique. Sans compter les Bulgares, pas contents que « leur » roi Samuel 1er soit présenté comme le père du premier État des Slaves de Macédoine…

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    A droite Latif se cache car il a peur du gouvernement / Crédits : CC

    Nation under construction


    Décembre 2013 Des Albanais s’en prennent à une statue

    La Macédoine est-elle en pleine crise identitaire ? « On sait qui on est. On n’a pas de problème d’identité. Oui, nous sommes un pays jeune mais nous sommes une très vieille nation », répond dare-dare le porte-parole des autorités Nedelco Kestevski. L’architecte Vangel Bozinovski dénonce, lui, « les soi-disant historiens » et préfère tailler les Grecs, « un peuple qui n’existe pas, inventé par un allemand, Otto le Bavarois ! »

    Crée en 1991, la Macédoine est contrainte par la Grèce de prendre le nom de Fyrom – un acronyme pour Ancienne République Yougoslave de Macédoine – sur la scène internationale. La Grèce revendique les copyrights et refuse qu’une nation « slave » s’approprie l’histoire antique de la Macédoine. Vangel Bozinovski s’enflamme :

    « Avec les constructions, les touristes qui viennent ici vont comprendre que de dire “la Macédoine, c’est en Grèce”, c’est de la propagande. »

    L’activiste Nikola Pisarev regrette lui qu‘ « à la place de construire quelque chose de nouveau et d’utile, on veuille fixer les gens dans passé » :

    « Le budget total de Skopje 2014 est estimé à 500 millions d’euros ! Imaginez ce que serait la ville si on avait fait de l’architecture moderne avec tout ça ? »

    Le prochain projet architectural à Skopje est une statue géante de Mère Teresa … qui mesurera 35 mètres de haut.

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