04/11/2024

« Ce qui prime, c’est la rigueur budgétaire, pas la qualité d’accompagnement des enfants »

Violences, non-assistance à personne en danger… En Moselle, le silence face aux dysfonctionnements d’un foyer de l’enfance

Par Clément Le Foll

Plusieurs employés, licenciés depuis, ont depuis des mois tenté d’alerter leur direction et le département sur les dysfonctionnements d’un foyer de l’enfance mosellan. Plusieurs plaintes ont été déposées début 2024.

Sonia n’a pas oublié ce 13 juin 2024. Comme tous les jours, cette mère de famille se rend à la maison d’enfants à caractère social (MECS) de Saint-Avold (57), où elle travaille depuis quelques mois comme éducatrice. Inauguré en 2022, le bâtiment héberge des mineurs et jeunes majeurs pris en charge par l’aide sociale à l’enfance. En poste l’après-midi, Sonia voit débarquer en début de soirée Marie (1), une jeune fille du foyer, en pleurs. « J’essaye de la calmer, mais rien n’y fait », confie Sonia. Marie lui explique qu’elle aurait été enfermée dans un véhicule plusieurs heures par son éducateur, qui jouait au football avec d’autres adolescents, se souvient l’adulte :

« Elle aurait réussi à sortir du véhicule et à marcher plusieurs kilomètres jusqu’au foyer. »

La suite, Sonia l’écrit quelques jours plus tard dans des mails adressés à la directrice de l’aide sociale à l’enfance (ASE) de Moselle, ainsi que la directrice générale de Moissons Nouvelles, l’asso qui gère le lieu. Elle dépeint une « scène de violence », au cours de laquelle l’éducateur serait revenu en trombe au centre et aurait « balayé » Marie. « Je n’en ai pas dormi pendant plusieurs jours. J’en ai parlé à ma responsable, qui n’a rien fait », soupire Sonia. Dans une lettre qui aurait été rédigée quelques jours plus tard et signée par Marie, le comportement du même éducateur est pointé du doigt. « Je ne me sens vraiment pas bien quand il est en poste », écrit son autrice. Des propos corroborés par une de ses proches contactée par StreetPress. Début 2024, une éducatrice en poste s’interrogeait également auprès de sa direction des méthodes de travail du même éducateur.

Cette MECS, appelée So Green, est spécialisée dans la protection et l’aide de l’enfance et de l’adolescence. L’association Moissons Nouvelles salarie plus de 1.000 personnes en France pour un budget total de 68 millions d’euros. Elle s’organise en six pôles régionaux, dont celui du Grand-Est est le plus important, avec son budget de 18 millions d’euros en 2023 et ses dix services. Parmi les différentes structures, plusieurs se situent dans l’Est de la Moselle, à Saint-Avold, mais aussi à Petite-Rosselle et Folschviller. Au cours de notre enquête, nous avons récolté les témoignages de huit anciens ou actuels salariés, ainsi que des échanges de mails et de messages. Ils décrivent une maison d’enfants où les mineurs sont parfois mis en danger par le sous-effectif chronique ou les problèmes entre les encadrants.

Non-assistance à un mineur vulnérable

Début 2024, Lysalia Schreiber assiste à une crise qu’aurait faite un adolescent et à laquelle deux responsables seraient restés de marbre. « L’adolescent en question avait déjà tenté de se défenestrer en novembre 2023 », rembobine cette désormais ancienne éducatrice à la MECS de Saint-Avold. « J’ai demandé une première fois à intervenir pour le calmer, mais mon supérieur me l’a interdit et m’a dit de le laisser se calmer seul. » Quelques minutes plus tard, elle entend des bruits de verre, regarde dehors et « constate des éclats au sol et un énorme trou dans la première couche du double vitrage de la chambre ». Lysalia continue :

« J’interpelle une nouvelle fois mon supérieur hiérarchique, qui observe la scène et me dit de sortir balayer les débris. Arrivée dans la chambre, j’ai trouvé l’adolescent, un gros morceau de verre à la main, tentant de se tailler les veines. »

Contacté, le supérieur hiérarchique affirme de son côté être intervenu dans la chambre de l’adolescent après l’entrée de Lysalia et a demandé au garçon de lâcher le bout de verre qu’il tenait. Ce qu’il aurait fini par faire après s’être écorché. Lui aussi remet directement en cause la gestion de Moissons Nouvelles :

« J’ai alerté à plusieurs reprises la direction sur ce jeune, qui était parfois violent et qui avait besoin d’un accompagnement thérapeutique. Je n’ai jamais été entendu. »

Au cours de notre enquête, six anciens salariés, principalement de So Green, nous ont rapporté des témoignages similaires : des dysfonctionnements que certains ont tenté de faire remonter à la direction, sans succès. Presque la totalité ont ensuite démissionné ou subi soit un licenciement comme Sonia, soit un non-renouvellement de leur contrat à l’image de Lysalia. Après avoir tenté d’alerter sa hiérarchie via le chef d’une MECS voisine, sa fin de CDD a d’ailleurs été « tendue ». Quelques mois après son licenciement, Sonia regrette elle, de ne plus voir d’adolescents avec lesquels « elle avait un bon contact » et d’avoir été contrainte d’abandonner un travail « dans lequel elle se sentait utile. »

Une MECS fracturée et en sous-effectif

« Ce qu’il se passe depuis plusieurs mois est grave », résume Sophie Weber. Assistante de direction à la MECS So Green, elle a été licenciée début 2024, alors qu’elle était en proie à des difficultés personnelles à cause de son travail. De mai à septembre, elle a fait remonter plusieurs témoignages – dont celui de Sonia – à la direction de la protection de l’enfance, et même directement au président du département de la Moselle, Patrick Weiten. Dans ces dizaines d’échanges consultés par StreetPress, elle raconte le quotidien d’une MECS fracturée, en sous-effectifs, où les relations entre les employés sont souvent conflictuelles. Une structure où ces inimitiés se répercutent directement sur les adolescents.

« Depuis plusieurs années, les chefs de services défilent, les éducateurs sont régulièrement en arrêt-maladie, le recours aux intérimaires est de plus en plus fréquent », admet un ancien sous couvert d’anonymat. Une ex poursuit :

« On travaille dans un cadre déconnant : il y a parfois un éducateur pour une quinzaine d’adolescents, les absents ne sont pas remplacés à temps. Ce sont les enfants qui subissent ces violences institutionnelles. »

Un autre homme passé par So Green, qu’il a quitté il y a quelques mois juge la situation plus qu’alarmante et estime même que la MECS « devrait fermer » :

« Il y a une mise en danger constante des enfants et des équipes éducatives à cause de la non-action et du non-accompagnement de la direction. J’ai assisté à plusieurs scènes de violences, que ce soit d’adolescents ou d’éducateurs, et j’ai moi-même été pris à partie. »

Les conséquences du manque de ressources sont parfois dramatiques. En décembre 2023, plusieurs adolescents parviennent à fuguer de la MECS. Quelques mois plus tard, un autre adolescent, cette fois-ci hébergé à Folschviller, parvient à voler une voiture de service et provoque un accident quelques kilomètres plus loin. Dans des échanges de mails, un chef de service s’alarme du comportement de certaines éducatrices, qui manipuleraient un adolescent « pour exercer une coercition sur les jeunes, les forçant à se soumettre à leurs ordres. »

Face à ces difficultés qui touchent l’ensemble du département, un collectif nommé Protect 57 s’est fondé début 2024. Composé majoritairement de travailleurs sociaux, ils réclament des moyens financiers et humains supplémentaires pour la protection de l’enfance. « Les 50 % de turn-over, 15 % d’absentéisme, c’est partout dans le social », déplore Éric Florindi, représentant syndical Sud santé-sociaux Moselle et membre de ce collectif. Il ajoute :

« Lors des appels d’offres, ce qui prime, c’est la rigueur budgétaire, pas la qualité d’accompagnement des enfants. Ceux qu’on retrouve à la tête de ces structures sont des gestionnaires, pas des gens qui partagent des valeurs humanistes. »

En décembre 2023, Éric Florindi a exposé cette situation lors d’une réunion avec Patrick Weiten. Un texte a notamment été remis au président du département, qui fait état de la situation alarmante au sein de la MECS So Green. Un entretien au cours duquel le président du département de la Moselle aurait promis une concertation sur ce sujet, qui n’a pas eu lieu.

Plusieurs plaintes déposées début 2024

Les dysfonctionnements que connaîtraient les foyers gérés par Moissons Nouvelles en Moselle, notamment So Green, sont également entre les mains de la justice. Un groupe d’une dizaine d’anciens a notamment entamé des démarches aux prud’hommes pour licenciements abusifs. Selon nos informations, plusieurs plaintes ont également été déposées aux Parquet de Metz et de Sarreguemines en début d’année sur ces conflits professionnels, mais également pour non-assistance à personne en danger sur mineurs vulnérables.

Une de ces plaintes a été envoyée en mars 2024 par Lysalia Schreiber, après la situation qu’elle a vécue et la crise de l’adolescent qui n’aurait suscité aucune réaction de sa hiérarchie. À StreetPress, le Parquet de Sarreguemines confirme qu’une procédure est effectivement en cours d’enquête auprès des services de police de Freyming-Merlebach (57).

(1) Le prénom a été changé.

Contactés, l’éducateur qui a frappé Marie et la directrice générale et la directrice du pôle Grand Est de Moissons Nouvelles n’ont pas répondu aux questions de StreetPress.

Contactés, ni la directrice de l’ASE en Moselle Karine Legrand, ni le département de la Moselle et Patrick Weiten n’ont répondu aux demandes d’interviews de StreetPress.

Illustration de Une de Léa Taillefert.