13/06/2024

Dans ce village, le RN a fait plus de 60%

« Moi à la base, je ne suis pas Front national, mais… »

Par Clara Monnoyeur

À Bucy-le-Roi, dans le Loiret, le RN a fait plus de 60%. Dans le discours des habitants, la peur revient systématiquement. La baisse du pouvoir d’achat s’articule autour d’un sentiment profond d’injustice et d’insécurité lié à l’immigration.

Bucy-le-Roi (45) – Une route, des maisons de chaque côté, une petite église, et des champs. Le village de Bucy-le-Roi est situé à une vingtaine de kilomètres au Nord d’Orléans. 170 habitants vivent dans la petite commune d’un peu moins de 5km2. « Ici, c’est la campagne », annoncent tour à tour les habitants, qui savourent le « calme » et la « tranquillité ».

Dans cette région de la Beauce, les champs s’étendent à perte de vue. On y cultive surtout des céréales : du blé, mais aussi des betteraves, des oignons et des pommes de terre. Le paysage oscille entre le bleu du ciel, et les couleurs vertes, jaunes, et marron des champs. Dans le village, le Rassemblement national (RN) a fait un peu plus de 60%. Il n’est pas une exception. 93 % des communes ont placé Jordan Bardella en tête.

« Ici, c’est la campagne », annoncent tour à tour les habitants. / Crédits : Clara Monnoyeur

Un score en hausse

Pour le maire sans étiquette de la commune Gervais Greffin, cela aurait un lien avec une forme de « rejet ». « On s’en sortait mieux avant, c’était une autre époque », explique l’édile en place depuis 2001. Avant, la commune comptait une dizaine d’agriculteurs. Ils ne sont désormais plus que quatre. Il a lui-même une exploitation céréalière dont une partie convertie en bio. Il pense bientôt arrêter la partie biologique, faute de rentabilité. « J’espère que mes enfants ne reprendront pas. »

Pour le maire de la commune, le score élevé du RN aurait un lien avec une forme de « rejet ». / Crédits : Clara Monnoyeur

Benoît Coquard, auteur de Ceux qui restent, racontait déjà il y a un peu plus d’un an, ce sentiment du « c’était mieux avant » dans les campagnes :

« Il y a une forme de nostalgie face à l’érosion des perspectives d’avenir. C’est un déclin de la “qualité de vie”, et aussi des liens qu’on fait avec les autres. »

Lors des précédentes élections européennes, le RN de Jordan Bardella faisait déjà un peu plus de 45% dans la commune. Lors de l’élection présidentielle de 2022, Marine Le Pen remportait 40% des voix au 1er tour, et plus de 62% au 2ème tour.

À Bucy-le-Roi, dans le Loiret, le RN a fait plus de 60%. /

Fier d’être français et de voter RN

Maryse sent la honte qui lui colle à la peau, comme la boue colle à vos semelles. La petite dame de 85 ans ne comprend pas ce résultat. Sa petite fille, peintre en bâtiment, qui habite la maison d’à côté, lui a confié avoir voté pour le RN : « Il faut que ça change ! ». Elle reste sceptique. « Qu’est-ce qu’on peut faire ? », s’interroge la dame aux lunettes de soleil et chemise bleue à carreaux.

Dans le Loiret, le Rassemblement national a remporté 35% des voix, c’est 10 points de plus qu’il y a cinq ans aux européennes. Et c’est même un record pour le parti d’extrême droite dans le département.

Dans la commune, des habitants accrochent le drapeau tricolore à leur fenêtre ou dans leur jardin. / Crédits : Clara Monnoyeur

Un peu plus loin, un drapeau français est accroché à la fenêtre d’une maison. En face, un autre drapeau tricolore, plus grand, flotte au vent, au fond d’un jardin. Ici, on la surnomme « la maison au drapeau » et parfois « la maison des fachos ». Félicien, 20 ans, en rit :

« On est juste des campagnards fiers d’être Français ! »

Il a voté RN. Il ne s’en cache pas. S’il reconnaît qu’au collège, il voyait Marine Le Pen comme « un démon », « raciste », qui défend « les bourgeois », aujourd’hui il l’assure, le RN n’a plus rien à voir avec ça. Les discours racistes et antisémites et toutes les « ignominies » du père Le Pen sont loin, assure-t-il. « Bardella, il parle des choses de la vraie vie », abonde son cousin. Félicien reprend :

« La gauche ne parle que des cités, mais dans les quartiers, ils ont des stades de foot. Les politiques ne pensent pas aux familles des campagnes. Nous, le club de foot le plus proche est à Artenay, à 4 km, et on ne peut rien faire à pied ! »

Le village de Bucy-le-Roi est situé à une vingtaine de kilomètres au Nord d’Orléans. / Crédits : Clara Monnoyeur

Son grand-père, Bernard, 79 ans, fait partie de ceux qui ont toujours voté à l’extrême droite. Il en parle lui aussi naturellement, sans gêne, et avec même une certaine fierté. Les 60% de votes pour le RN ne l’étonne pas :

« C’est normal, ici c’est la campagne, on ne veut pas d’étrangers chez nous ! »

« Dans certains territoires et milieux sociaux, ce n’est plus du tout un vote honteux et peut-être l’inverse, une fierté, la revendication d’une identité. C’est en tout cas devenu dans beaucoup de territoires une option politique normale, qui ne choque pas, qui n’est plus sujet à la réprobation d’un voisin, d’un ami », analyse Félicien Faury, sociologue, dans un entretien pour l’Humanité.

Dans le village, ceux qui n’ont pas voté RN sont un peu comme les quelques coquelicots rouges qui poussent dans les grandes étendues de blé. Sur 91 votants, le RN a emporté 50 voix. Mis à part trois communes, le RN est arrivé en tête partout dans le Loiret.

Lors de l'élection présidentielle de 2022, Marine Le Pen remportait 40% des voix au 1er tour, et plus de 62% au 2ème tour. / Crédits : Clara Monnoyeur

Sentiment d’insécurité et xénophobie

Le jeune Félicien, une tasse de café à la main, a été convaincu par les thèmes mis en avant par le parti d’extrême droite : l’insécurité et l’immigration. « Ce n’est pas normal que mes sœurs aient peur de rentrer à pied le soir dans Orléans. » Il argumente son choix dans un discours aux intonations dignes d’un politicien.

Étudiant en fac de math à Orléans, il reconnaît n’avoir jamais eu de soucis « personnellement » avec les « étrangers » et les « délinquants ». Pourtant, « Filou », chemise bleue et pantalon noir, n’est pas serein. « Ce qui est arrivé au petit Thomas, ça aurait pu très bien se passer ici, dans nos campagnes… », assure-t-il. Le jeune homme reste marqué par les faits divers qui ont tourné en boucle dans les médias comme le meurtre de Thomas à Crépol, instrumentalisé par l’extrême droite, ou les révoltes qui ont suivi la mort du jeune Nahel, abattu par un policier. Ces drames sont dans toutes les bouches.

170 habitants vivent dans la petite commune d’un peu moins de 5km2. / Crédits : Clara Monnoyeur

Dans le village, on parle aussi « des migrants envoyés par la maire de Paris Anne Hidalgo » à Orléans pour vider la capitale de ses SDF avant les Jeux olympiques dans le cadre de l’opération « place nette ». Mais quand certains parlent d’un bus, d’autres en voient trois, ou même « plusieurs trains ». La peur d’être envahi et submergé. Selon le sociologue Félicien Faury :

« La dimension xénophobe et islamophobe soude l’ensemble de l’électorat du RN : c’est le ciment entre les différentes classes sociales et les différents territoires. Les études montrent que, si vous n’avez pas d’hostilité pour l’immigration, vos chances de voter pour le RN sont quasiment nulles. »

Sandra, elle se sent « de moins en moins en sécurité ». Elle vit avec la peur au ventre depuis les attentats de 2015. Dans sa maison de Bucy-le-Roi, elle n’a pourtant jamais eu aucun problème. Sa chienne monte la garde. Dans la commune, la plupart des maisons ont un portail, fermé, et une alarme. Un peu plus loin, dans sa ferme, un agriculteur est en train de poser des caméras sur ses bâtiments. Des problèmes ? « Non, mais on ne sait jamais. » S’il a voté Les Républicains (LR), comme toujours, son salarié lui, a voté RN. Lui qui travaille dur, en a marre des « assistés ».

Dans le village de Bucy-le-Roi, le Rassemblement national a fait un peu plus de 60 %. / Crédits : Clara Monnoyeur

Sentiment d’injustice

« Eux on leur donne tout, et nous on a rien », lance Jeannine. Par « eux », il faut comprendre les étrangers, les migrants. À la retraite, cette ancienne assistante maternelle touche 800 euros. « Dans des campagnes où l’emploi se fait rare et où la précarité est surmontée grâce à l’entraide entre proches, appartenir à un solide groupe d’amis est un enjeu majeur », expliquait le sociologue Benoît Coquard dans Libération :.

« Se dire d’extrême droite, c’est se placer du côté des gens bien, par opposition aux “cassos” et aux “assistés”, et s’assurer une place dans ces groupes. »

À bientôt 80 ans, le mari de Jeannine est fatigué. Le vieil homme se tient voûté dans son jardin et marche lentement. Ses poumons sont affaiblis. Bernard est malade. Celui qui a travaillé toute sa vie comme couvreur, raconte avoir été contaminé à l’amiante. Quatre ans avant sa retraite, il ne peut plus travailler et s’arrête, sans que ses symptômes soient reconnus comme maladie professionnelle. Résultat : 400 euros de retraite pour une vie de labeur. « J’ai la même retraite que quelqu’un qui n’a jamais bossé ! », pense-t-il.

Sandra, qui n’est « pas forcément raciste », ressent elle aussi une injustice au niveau des aides entre « Français » et « étrangers ». À 43 ans, et pour la première fois, elle a arrêté de soutenir la gauche et a mis un bulletin Jordan Bardella dans l’urne dimanche dernier. Ancienne ouvrière, elle a aussi été caissière, avant de quitter son travail épuisant pour s’occuper de ses enfants qu’elle ne voyait plus à force de travailler trois week-ends par mois. Désormais sans emploi, elle espère retrouver un travail en usine. Mais le téléphone ne sonne pas. En attendant, ses factures s’accumulent. L’électricité, le plein de courses… Sans parler de l’essence. « Tout augmente sauf les salaires », commente la femme attablée sur sa terrasse. Finir le mois à découvert est devenu quotidien. Cela fait trois ans qu’elle n’est pas partie en vacances. « Ce serait quand même bien que certains retournent d’où ils viennent… »

Bernard, les mains dans les poches, et Jeannine, adossée contre le canapé, enchaînent eux sur le manque de médecin, et de moyens dans les hôpitaux. Il y avait quatre médecins à côté, il n’en restera bientôt plus que deux. Ils sont inquiets, surtout avec la maladie de Bernard. Jeannine a été hospitalisée pendant le Covid et n’a toujours pas retrouvé le goût. Et de toute façon, son quotidien est sans saveur. Le couple n’a pas les moyens de se loger et est hébergé dans la maison de leurs enfants. Leur périmètre se résume au pâté de maison. Pas de sorties, pas de loisirs, tout est trop cher. Les vêtements sont ceux qu’on leur donne. Ils font bien un peu de jardinage, mais pas par passion, juste pour manger à moindre coût. Il y a aussi les poules, pour les œufs et pour la viande. Pour compléter, beaucoup de surgelés, et des petites boîtes de conserve qu’ils partagent à deux. Un de leurs petit-fils a travaillé dans deux usines d’imprimerie avant d’être mis à la porte quand l’une a été délocalisée et l’autre a fermé. Certains jours il ne mange pas, et est contraint d’aller aux restos du cœur. Jeannine ajoute :

« Il faut un changement radical »

Vengeance anti-macron ?

« Moi à la base, je ne suis pas Front national, mais il faut qu’ils apprennent un jour à se remettre en question ! », explique Stéphane, sa truelle à la main. Le maçon déplore une France en déclin, qui irait droit dans le mur. Une forme de « vote sanction » ? Son voisin Patrice ne va plus aux urnes depuis qu’il est à la retraite. Mais il assure que s’il avait voté, il aurait voté RN, même s’il a voté toute sa vie à gauche.

« Le RN peut peut-être faire quelque chose… », espère Sandra, la mine dépitée devant son assiette vide. « Je me suis dit : “La droite et la gauche ça ne donne pas grand-chose, alors on va essayer…” Et Bardella demande la baisse des factures, c’est bien ça ! » Mais ajoute :

« Sur un grand changement je suis un peu sceptique… »