À Bagnolet, le collège Travail Langevin prend l’eau : grignoté par les moisissures, dans un état de délabrement avancé, en manque de personnel, l’établissement public et ses 550 élèves – pour moitié boursiers – ne sont plus une priorité pour personne.
Rue Sadi Carnot, Bagnolet (93) – Sur la grille de Travail Langevin, une pancarte Paris 2024 est raturée au feutre rouge et corrigée, comme une mauvaise copie. Une main anonyme a ajouté, aux slogans lisses de l’Olympisme, des mots durs. « Violences, inégalités, misère ». Des professeurs de ce collège de banlieue ne le racontent pas autrement : l’inventaire de leurs mésaventures remplirait des cahiers entiers et ses marges. L’un d’eux ironise : « Quand on voit notre situation et les chiffres des subventions accordées à l’école Stanislas… ». Une référence au 1.3 million d’euros versés jusqu’alors par la mairie de Paris à l’établissement privé, englué dans les polémiques. Depuis au moins cinq ans, Travail Langevin, son personnel et ses 550 élèves boivent le calice à petites gorgées. Le bâti, presque centenaire, est en état de délabrement : cet automne, la moisissure a tellement grignoté ses murs qu’à la longue, des feutres ont pourri. Des averses peuvent transformer des pièces en passoires et garnir un hall de seaux. De surcroît, le collège, depuis deux rentrées, n’a ni infirmier scolaire ni assistant social. L’équipe éducative évoque des dépassements de fonction réguliers, pour lesquels ils ne sont pas formés. Pêle-mêle : administrer une piqûre, gérer un minot aux pensées suicidaires, prendre en charge un ado battu dans sa famille ou victime d’un malaise en attendant les secours, s’assurer qu’un élève atteint de troubles psycho-moteurs consulte un spécialiste et puisse payer les séances. Les violences épisodiques, comme les rixes, n’arrangent rien dans ce bout de Seine-Saint-Denis.
Le collège est pourtant classé en réseau d’éducation prioritaire (REP), pensé à l’origine pour garantir l’égalité des chances. Le conseil départemental a prévu de reconstruire la bâtisse – une façon de repartir d’une page blanche. Mais l’échéance est sans cesse repoussée : 2020, puis 2026, et désormais 2028 ou 2029, officieusement et au conditionnel. Pendant ce temps, Travail vit dans un sas. Ceux qui se mobilisent pour ce bahut à la façade en briques rouges ont l’appétit modeste : ils ne réclament ni plus ni moins qu’un collège normal et la fin de la débrouille. Aminata a sa fille en sixième et se pose une tripotée de questions : « Ma sœur habite à Paris. Est-ce que je dois inscrire ma petite et la laisser là-bas en semaine pour son bien ? Même si tu as des bonnes notes, à force d’être dans cet environnement, un enfant peut se demander à quoi bon ? ». La jeune quadra poursuit :
« Je vivais à Paris, j’y ai fait ma scolarité, mes plus grands enfants aussi et c’était un autre monde. Je me rends compte à quel point il y a deux France. »
« Notre collège pue »
Travail Langevin, inauguré en 1931, est voisin d’un château, d’un parc et d’un Mister Beef pourvoyeur de barbaque à la chaîne. Ses fenêtres immenses et sa façade en briques lui donnent un cachet singulier. Et son accueil à l’entrée, avec son bureau vitré, a des allures de poste de douane. Les travaux des années 90 n’y ont rien fait : l’enceinte est un corps métastasé. Problèmes récurrents d’isolation, de radiateurs, d’informatique, réparés au compte-gouttes quand c’est encore possible. Des fenêtres ne s’ouvrent pas, quand d’autres ne ferment plus et des salles de classe sans dysfonctionnements sont décrites comme des lopins de paradis. Problèmes d’usure mentale aussi, où les profs les plus motivés et les plus patients se demandent si, à ce rythme, ils tiendront cinq ou dix ans. Un surveillant (1) fulmine :
« Tous les matins, on ne sait pas ce qui va nous tomber dessus. Ça génère un gros stress puisqu’on ne peut pas se concentrer totalement sur nos missions premières. »
Le surveillant de 21 ans appréhende le jour où une situation pourrait déraper : « Des parents savent que c’est compliqué et ça les met sous tension aussi ». À la sortie de Travail, le moins timide et le plus grand d’une grappe d’ados résume le feuilleton à sa manière :
« Notre collège, il est bien, mais des fois, ça pue. »
Le passage d’un bus a couvert leurs éclats de rire.
À Bagnolet, le collège Travail Langevin est dans un état de délabrement avancé. / Crédits : StreetPress
Bagnolet, 39.000 habitants, respire à peine mieux. La ville, sous pavillon socialiste et blottie contre Paris, est l’une des plus endettées de France. Des zones bourgeoises essaiment ici et là. Des ouvriers cassent et retapent du vieux bâti. Dans les quartiers populaires, les petits immeubles remplacent les grandes tours d’antan. Néanmoins, les statistiques restent rudes : le taux de pauvreté oscille autour des 27%, contre 14,5% au niveau national. Travail Langevin compte plus d’une moitié d’élèves boursiers, ainsi que des primo-arrivants en France aux besoins précis. De peur d’envoyer leurs enfants dans une lessiveuse, des familles, et pas seulement des bourgeoises, esquivent l’établissement. Des politiques locaux estiment que 450 à 500 minots contournent la carte scolaire et donc, les deux collèges publics de la commune – de quoi en ouvrir un troisième. Un ex-enseignant de Travail nous confiait sa résignation : à son sens, cette école accueille majoritairement des populations dont les familles n’ont pas le choix. « Un collège crade fait prendre conscience aux élèves déjà en difficulté chez eux qu’ils sont pauvres, et ce dès la sixième », souffle un cadre politique, longtemps basé dans ce secteur du 93. « Ils tournent la tête à gauche, puis à droite : des potes de CM2 dont les parents ont les moyens ne sont plus avec eux. Sur les réseaux sociaux, ils voient bien que les collèges des autres ne sont pas dans cet état. »
Le Covid a envoyé une sérieuse alerte. Après le confinement, des membres de l’équipe éducative étaient inquiets. En raison de la vétusté des lieux, ils ont déploré une impossibilité de respecter les protocoles sanitaires. Ce même cadre politique ajoute :
« Un enfant n’est pas bête. Quand il découvre que les murs de son école sont plus crades que son hall, il en tire les conclusions. »
300.000 euros de travaux programmés
Des enseignants, des parents d’élèves et des surveillants ont débuté l’année 2024 comme ils l’ont terminée : en attente, à la frontière du pessimisme irréversible. Ils pensaient pourtant avoir réalisé le plus dur en septembre dernier, quand ils étaient une cinquantaine pour manifester devant l’établissement. La rentrée a été repoussée et le combat, médiatisé comme jamais. Dans la foulée, une délégation du collège Travail Langevin a été reçue à la Direction des services départementaux de l’éducation nationale (DSDEN), dont dépendent les infirmiers scolaires et les assistants sociaux. La mairie de Bagnolet avait mis à disposition un bus. L’entrevue s’est soldée par l’équivalent d’une tape polie dans le dos : des offres pour des postes d’assistant social et d’infirmier scolaire circulent, mais les candidats ne se bousculent pas. Une prof dodeline de la tête :
« Là-bas, on nous a demandé si on connaissait des infirmiers intéressés. On en est là. »
Récemment, une élève, touchée par de graves soucis personnels, a été orientée vers la Protection maternelle et infantile (PMI) d’un hôpital voisin, faute de mieux.
À StreetPress, le DSDEN assure que Travail n’est malheureusement pas le seul établissement en pénurie. Et que le rectorat a ouvert des cellules spécifiques pour les cas d’élèves les plus problématiques. Le personnel mobilisé y voit des rustines, en complet décalage avec les besoins en matière de suivi et de prévention en REP. Par mail, le Conseil Départemental, responsable de l’entretien des murs, promet quant à lui des résolutions pour 2024 : « Ce sont près de 300.000 euros de travaux qui sont programmés », dont « une remise en état des locaux, notamment du sous-sol enterré et la remise en peinture du deuxième étage où se situent la plupart des salles de classe ». Cet hiver, le Département a envoyé du matériel, dont des radiateurs d’appoint. Au vrai, les guéguerres politiques n’ont pas aidé le dossier de la reconstruction. Le terrain où le bâtiment verra le jour – le Parc des Sports de la Briqueterie – n’est pas prêt. Il faut démanteler une tribune pour débuter le chantier. Les pouvoirs publics se sont toisés : qui doit payer ? La mairie et le Département ont longuement discuté pour se partager l’ardoise. Ils doivent encore négocier le choix d’un maître d’œuvre. Ça prend du temps. Dans les diverses réunions sur l’avenir de Travail, et ce depuis des années, se glisse un point d’interrogation de la taille d’une muraille : à quoi servirait un bahut neuf sans moyens humains ?
Laboratoire
Armelle Barré, cheveux courts et formules précises, est la déléguée des parents d’élèves. À 44 ans, elle multiplie les courriers, les mails et les coups de fil à toutes les institutions en mesure de corriger l’anomalie Travail Langevin. C’est ce qui reste quand une mobilisation s’essouffle : la pression administrative. Seulement, ces mêmes institutions ont leurs horloges et leur langage : parfois, l’issue d’une promesse, lâchée par un élu ou un cadre du rectorat, est plus abstraite que l’au-delà. « Il faut se battre pour avoir des détails, tout le temps. 2024 pour des travaux ? Mais quand exactement en 2024 ? », glisse-t-elle. Armelle Barré voudrait que le rectorat pousse pour redéfinir les contours des offres. Par exemple, le poste d’infirmier scolaire implique de s’occuper de huit écoles des environs, en plus de Travail Langevin (2). Un tue-l’envie, d’autant que le métier traverse une crise profonde de vocations. Elle pose le constat autrement :
« D’accord, le collège va être reconstruit, mais nos enfants qui y sont scolarisés maintenant ne le verront pas. Que fait-on pour eux en attendant ? »
Dans ce marasme, elle se voit comme une privilégiée. Son emploi dans une ONG lui permet de suivre la scolarité de ses enfants. Contrairement à des parents étranglés par le turbin et la précarité.
À la table d’une brasserie, quatre professeurs dessinent un gâchis : quand la misère s’invite quelque part, elle étrangle tout, même les victoires. Avec leurs élèves, l’équipe éducative lance chaque année de grands projets, de la web-radio aux virées dans les théâtres et les musées parisiens – le Département les finance. La médiation culturelle, lancée par deux enseignants, est une réussite. Des minots débattent d’extraits de bouquins, s’approprient des grandes œuvres, discutent de Barbe Bleue, progressent en lecture. Dans ses classements, l’Éducation Nationale estime que les élèves sortent de Travail Langevin avec un meilleur niveau qu’à leur entrée. Une reconnaissance, autant qu’un paradoxe au regard du bourbier. Entre deux soupirs, une enseignante fantasme la normalité :
« Imaginez ce que nous pourrions faire, si nous avions, en plus de notre volonté, un cadre adéquat, avec de vrais moyens humains. »
Et taquine : « Nos revendications n’ont pas encore abouti… Mais un ouvrier est passé il n’y a pas longtemps pour repeindre les toilettes de la salle des profs ».
(1) [Edit du 24/01/24] Après des commentaires de sa direction, ce surveillant nous a demandé de retirer son prénom.
(2) [Edit du 24/01/24] Nous avons remplacé « Bagnolet » par « Travail Langevin », pour éviter toute confusion.
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