Du 14 au 20 décembre 2023, six hommes vont comparaître devant la justice pour traite d’êtres humains, trafic de stupéfiants et recel de vols. Ils sont accusés d’avoir contraint douze enfants à voler contre des drogues entre 2021 et 2022.
Karim (1) n’a que douze ans lorsqu’il pousse pour la première fois les portes de Hors La Rue, une association qui aide les enfants en très grande errance. Les rues de Paris sont ensoleillées en ce mois d’octobre 2021, mais le jeune garçon est gravement malade. « Il a la gale, il est tout maigre, et son corps est couvert de plaies », se souvient avec tristesse Catherine Delanoë Daoud, son avocate. L’association est très inquiète : l’enfant est totalement dépendant du Lyrica et du Rivotril, deux médicaments détournés en drogues ultra-addictives.
Alors, le 18 novembre 2021, elle alerte le parquet d’une suspicion de traite. Mais aucune action n’est entreprise. Sauf qu’en parallèle, la préfecture de police de Paris mène une « stratégie de “grand nettoyage” de la place du Trocadéro », raconte l’avocate de Karim. L’institution craint alors que « l’augmentation des vols de touristes ne ternisse l’image de la ville ». Les micros discrètement installés sous tous les bancs du secteur par les agents permettent d’identifier les voleurs : ce sont tous des enfants, âgés de huit à 16 ans, qui répondent aux ordres d’hommes bien plus vieux. Et Karim en fait partie. Le 13 juin 2022, six exploiteurs algériens sont finalement écroués et douze enfants, dont Karim, sont interrogés.
Un an et demi plus tard, un espoir de justice plane pour ces garçons. Du 14 au 20 décembre prochain, ils vont occuper le banc des victimes. Et non celui des prévenus sur lequel les mineurs non accompagnés accusés de vols sont habituellement assis. À leur place, les six hommes, âgés de 23 à 39 ans, vont répondre des accusations de traite d’êtres humains, trafic de stupéfiants et psychotropes, ainsi que recel de vols. Un autre sera jugé seulement pour recel de vols et trafic. « Ce procès est inédit, car jusqu’à présent les enquêtes se contentaient d’arrêter les mineurs », s’impatiente Guillaume Lardanchet, le directeur de l’association Hors La Rue qui, pour la première fois, sera partie civile.
Un procès pour emprise chimique
Le 21 avril 2023, Karim est auditionné dans les locaux de la préfecture, au 12 Quai de Gesvres. Assis devant des policiers que ses bourreaux lui ont appris à craindre, il raconte son « exploitation » depuis son arrivée à Barbès, à l’été 2021. Là, alors qu’il erre seul dans les rues du 18ème arrondissement, il « fait la connaissance de quatre majeurs algériens » qui lui proposent de « vivre avec eux dans une caravane ». Les premières nuits sont gratuites. Ils le nourrissent et ils l’initient à la « fusée » – du Lyrica – et à la « Madame Courage » – du Rivotril. Deux médicaments extrêmement addictifs « qui rendent les enfants dociles et les poussent à voler », explique Guillaume Lardanchet, le directeur de l’association Hors La Rue. Il explique :
« Piégés dans cette soumission chimique, les enfants plongent dans une spirale infernale : pour consommer, ils doivent voler et pour passer à l’acte, ils doivent consommer. »
C’est comme ça que les exploiteurs « créent et maintiennent une emprise physique et psychologique sur les enfants pour servir leurs intérêts », continue Guillaume Lardanchet. Les deux médocs procurent un effet dissociatif du corps et de l’esprit pour les garçons. Dans l’ordonnance de renvoi consultée par StreetPress, un autre enfant renchérit sur la technique d’un de ses bourreaux :
« Il m’a demandé d’abord de consommer, il donne des médicaments gratuits […], ensuite quand je suis inconscient, il me demande de voler. »
« Mais les enfants ne volent jamais pour eux », tranche maître Delanoë Daoud, qui prend l’exemple de son client Karim. La majorité du butin qu’il récolte part dans les poches de ceux qui l’exploitent en échange des médicaments. Le reste, Karim « l’envoie à sa maman restée au pays, c’est très important pour lui ».
« Les médecins pensaient que deux enfants ne survivraient pas »
Il est impossible pour les victimes de raconter par téléphone ce qu’il se passe réellement à Paris à leurs proches. « La plupart des mineurs commencent à consommer à leur arrivée dans la capitale, et ceux qui sont déjà familiers de ces substances surconsomment », s’inquiète Guillaume Lardanchet qui reçoit parfois des enfants au bord de l’overdose. Selon les enquêtes de Hors La Rue, un enfant dépendant peut ingérer jusqu’à une plaquette entière de Rivotril par jour, soit 28 comprimés. « Une dose potentiellement mortelle. » Lors d’une des premières réunions sur le dossier, Catherine Daoud se souvient que « les médecins pensaient que deux enfants ne survivraient pas plus longtemps que l’année ». Ils étaient alors dans « un état de maigreur préoccupant, et psychologiquement effondrés ».
Les effets dissociatifs des psychotropes « accentuent leur violence, les poussant à des actes d’automutilation et à des comportements agressifs envers les autres », décrit le directeur de Hors La Rue. Ces enfants sont aussi régulièrement « menacés », « humiliés », « frappés » voire même « violés » lorsqu’ils ne rapportent pas le butin demandé.
Un procès très dangereux pour les enfants victimes
Avec ce procès « inédit », l’association Hors La Rue espère faire bouger les lignes. Guillaume Lardanchet s’explique : « Quand on réprime uniquement les mineurs, sans prendre en compte qu’ils sont contraints par des tiers, on sert les stratégies des personnes qui les exploitent, on crée un appel d’air pour les agresseurs qui sont “tranquilles” ». Il renchérit :
« L’incapacité de l’État à protéger les victimes revient à protéger les exploiteurs. »
Dans les affaires de proxénétisme, l’exploitation des victimes est rarement remise en question. Mais « lorsqu’il s’agit d’enfants qui commettent des infractions, qui plus est pour obtenir de la drogue, il est plus difficile de faire reconnaître la traite », explique maître Céline Le Goff. « C’est tout l’enjeu du procès », note cette avocate spécialiste de la traite d’êtres humains, qui défend un des garçons.
Néanmoins, malgré la « bienveillance » des policiers lors des auditions des enfants, neuf d’entre eux dont Karim ont disparu des radars dans les mois qui ont suivi. L’ado de maintenant 14 ans a fui en août le foyer dans lequel il avait été placé par la juge des enfants et n’a plus donné aucun signe de vie. La raison ? Lui et les autres ont potentiellement eu peur des répercussions et de revoir leurs bourreaux au tribunal. Quand un des exploiteurs a été confronté aux déclarations des mineurs le concernant, celui-ci a promis :
« C’est entièrement faux. Je vais les monter en l’air quand je sors. »
Seuls deux enfants seront peut-être présents lors de l’audience. Même si Karim n’est pas là, lui et les autres seront représentés par des avocats spécialistes des droits des enfants.
(1) Le prénom a été modifié et pour protéger son identité, StreetPress a gardé sa nationalité anonyme.
Illustration de Une par Caroline Varon.