15/11/2023

« La préfecture est responsable de la mort de ma fille »

La pauvreté et l’abandon des services publics ont tué ce bébé

Par Jérémie Rochas

Fatima est réfugiée. Début novembre, sa fille est morte intoxiquée par un chauffage de fortune. Depuis neuf mois, ses ressources financières ont été coupées à cause du non renouvellement de ses papiers par la préfecture du Nord.

Assise au bord du lit, Fatima retient difficilement ses larmes : « Il faut que je sois forte pour mes deux garçons, je n’ai pas le choix ». Les yeux fixés sur son téléphone, l’ivoirienne de 26 ans fait défiler les photos de Fanta, sa fille de trois mois qu’elle a retrouvée inerte dans le lit de son appartement d’Armentières (59) le 4 novembre au matin. « Je me suis réveillée à 5h, étonnée de ne pas entendre pleurer Fanta comme elle le faisait d’habitude quand elle avait faim. Quand je l’ai prise dans mes bras, elle ne respirait plus », raconte-t-elle, la voix tremblotante. Arrivés sur place, les secours font évacuer immédiatement l’appartement et tentent de réanimer le nourrisson, mais il est trop tard. Toute la famille a été intoxiquée au monoxyde de carbone et est emmenée en urgence à l’hôpital. La veille du drame, Fatima et son conjoint avaient installé un brasero qu’ils ont allumé avec du charbon pour chauffer l’appartement.

Surendettée depuis des mois, Fatima ne pouvait plus payer les charges de son logement et s’inquiétait pour la santé de ses enfants. « Ils se plaignaient tous les jours du froid, mais EDF nous avait coupé l’électricité en juillet. Je n’avais aucun autre moyen pour les protéger et personne ne m’a prévenu que cela pouvait être dangereux », répète la mère de famille. Elle envisage de porter plainte contre le fournisseur d’énergie et l’institution étatique :

« C’est la faute de la préfecture si mon bébé est mort. J’ai crié pendant des mois, mais personne ne m’a répondu. Je veux raconter mon histoire pour que la préfecture reconnaisse ses torts et que plus aucune famille ne connaisse ce que j’ai vécu. »

« La France m’a abandonnée »

Fatima a demandé l’asile en France en janvier 2020 après avoir fui l’excision en Côte d’Ivoire. « J’ai traversé le désert et la Méditerranée. Je suis passé par l’Algérie et la Libye où j’ai connu l’enfermement et les viols. Je n’aurais jamais pensé que le pire était à venir », soupire-t-elle. Après deux années de galère à Lille entre foyers et recours juridiques, elle obtient finalement le statut de réfugiée. Dans l’attente de sa carte de résident de dix ans, la préfecture lui remet un récépissé temporaire qui lui permet d’ouvrir ses droits aux minimas sociaux. Elle quitte son conjoint violent et arrive enfin à subvenir seule aux besoins de ses deux petits garçons de deux et quatre ans. C’est le début d’une nouvelle vie pour Fatima. Elle s’installe dans un appartement à Armentières proposé par l’association Graal, agence immobilière à vocation sociale qui sous-loue des logements de propriétaires privés.

Mais en janvier 2023, tout s’écroule. Son récépissé arrive à échéance et la préfecture lui demande de patienter pour son renouvellement. La réfugiée n’a alors plus aucun justificatif d’identité à remettre aux organismes et se retrouve brutalement privée de l’ensemble de ses droits sociaux. « La Caf [caisse d’allocations familiales] m’a coupé mes allocations le mois qui a suivi. Je ne pouvais plus payer mon loyer et les factures de cantine scolaire de mes enfants. » Fatima ne se décourage pas. La jeune exilée se persuade que la situation va vite se décanter :

« La France m’a promis la protection, ils ne peuvent pas m’abandonner. »

Coupure d’électricité

Les mois passent et la préfecture reste muette. Très vite, Fatima n’a plus les moyens de nourrir ses enfants. Elle n’a plus de contact avec sa famille restée au pays depuis plus de six ans. Son conjoint, père de Fanta, est en situation très précaire et essaie de l’aider comme il peut. La jeune ivoirienne parvient à obtenir quelques colis alimentaires dans une association caritative, mais doit faire la manche devant la mosquée pour trouver de quoi faire quelques courses pour ses enfants. Malgré sa grossesse épuisante, elle sollicite l’aide de son assistante sociale du Graal et se déplace dans les locaux du département ou de la mairie. Les deux institutions interpellent tour à tour la préfecture du Nord sur l’urgence de la situation, qui pourrait se régler avec le nouveau récépissé. En attendant, les factures continuent de s’empiler.

En juillet, Fatima accouche de Fanta et la situation devient critique. EDF lui coupe l’électricité et lui laisse un « service minimum » (1), insuffisant pour le quotidien d’une famille avec trois enfants : « Je ne pouvais plus cuisinier ni utiliser le réfrigérateur. Je ne pouvais même plus faire chauffer le biberon de mon bébé ». Elle tente à plusieurs reprises d’expliquer la situation à l’entreprise publique, sans succès. Désespérée, elle se rend en préfecture fin août, son nourrisson dans les bras, et supplie pour qu’on lui remette son récépissé. Fatima souffle :

« Ils m’ont laissé dehors et ont refusé de m’écouter. »

« La dématérialisation tue »

Le 10 octobre dernier, après neuf mois de relances de Fatima, maître Caroline Fortunato s’empare du dossier et lance un recours en référé mesures-utiles exigeant que la préfecture respecte les droits de sa cliente. Quelques jours plus tard, elle reçoit son nouveau récépissé. « À ma connaissance, c’est la première fois que la dématérialisation des demandes de titre de séjour tue », s’exclame l’avocate de la famille, très touchée par le décès de Fanta. Cette dernière tance la situation française actuelle :

« On n’arrive même pas à délivrer les titres de séjours aux personnes qui doivent l’avoir automatiquement et une loi Asile-Immigration propose encore de durcir les textes. »

Cette grave défaillance des services de la préfecture ne serait pas un cas isolé. À Lille (59), plusieurs associations et bailleurs sociaux alertent depuis plus d’un an sur les délais excessivement longs de renouvellement de titres de séjour et ses conséquences désastreuses dans le quotidien des familles. « On a de plus en plus de remontées de personnes qui étaient en situation régulière et qui se retrouvent sans droit du fait de retard administratif. Tout ça construit du mal-logement », réagit Isabelle Fourot, directrice de l’antenne régionale de la Fondation Abbé Pierre. D’après nos informations, une quinzaine d’autres ménages logés par le Graal seraient dans la même situation.

Un logement insalubre ?

Au numéro 37 rue de Dunkerque à Armentières, lieu du drame, l’immeuble paraît vétuste. Dans les couloirs, des vitres cassées n’ont pas été remplacées et des fils électriques dépassent des murs, sans protection. Fatima évoque des fuites d’eau régulières dans son logement, plusieurs fois signalées à l’association gestionnaire. « Le propriétaire m’avait dit que ce logement était insalubre », confirme l’un des locataires de l’immeuble. Des accusations que le directeur du Graal conteste : « Il n’y a aucun souci de sécurité sur le logement. Nous ne sommes pas des marchands de sommeil. »

Au numéro 37 rue de Dunkerque à Armentières, lieu du drame, l’immeuble paraît vétuste. Dans les couloirs, des vitres cassées n’ont pas été remplacées et des fils électriques dépassent des murs, sans protection. / Crédits : Jeremie Rochas

D’après nos informations, une enquête administrative diligentée par l’Inspection environnementale de la mairie d’Armentières serait en cours pour s’assurer du respect des normes de sécurité dans l’immeuble. La mère du nourrisson a été depuis relogée par la métropole de Lille avec ses deux enfants :

« Je ne peux pas retourner dans mon logement, j’ai trop de souvenirs avec ma fille. Mais je veux rester proche pour aller la voir au cimetière. Je ne veux pas qu’elle se sente abandonnée. »

(1) Contactée, EDF dit avoir appris le drame « avec une immense tristesse ». L’entreprise assure qu’un service minimum a été maintenu dans le logement d’une puissance de 1kVA [kilowattheure] mais « le rétablissement à pleine puissance » n’a pas pu s’exécuter faute de remboursement.

La préfecture du Nord n’a pas répondu à nos sollicitations.