29/06/2023

« L’objectif, c’est d’espérer que quelqu’un regarde ça et passe à l’acte »

Sur Telegram, des dizaines de militants et parlementaires menacés et doxés

Par Christophe-Cécil Garnier

En avril, le groupe d’extrême droite sur Telegram FRDeter a été fermé. Mais des anciens membres ont recréé des boucles Telegram. Ils font des listes de personnes supposément à gauche et divulguent des adresses et des numéros de députés.

Les députés Nupes Carlos Martens Bilongo, Louis Boyard, Thomas Portes, Sandrine Rousseau et Andrée Taurinya se posent sur l’estrade de la petite salle de conférence de l’Assemblée nationale. Juste à côté de l’iconique salle des quatre colonnes, l’élu Thomas Portes présente le plan de lutte des Insoumis contre l’extrême droite. Le député évoque notamment les différentes attaques et agressions depuis décembre et la « cinquantaine de groupuscules actifs d’extrême droite en France ». Face au parterre de journalistes, il lance : « Nous sommes un certain nombre d’élus à en subir les conséquences. » À côté de lui, Sandrine Rousseau et Louis Boyard ont la mine grave : leurs adresses ont circulé sur des canaux Telegram toute la semaine. Thomas Portes continue :

« Moi-même, j’ai vu mon visage avec une cible sur mon front. Il y a une violence exacerbée. »

À l’origine, plusieurs boucles Telegram nommées : « Affiche ton antifa », « affiche ton afa » ou « division aryenne française ». Les créateurs de ces canaux assurent être des anciens des chaînes FRDeter. Début avril, suite à des publications d’extraits de conversation par des militants de la plateforme collaborative Tajmaât, une enquête avait été ouverte contre ce canal de discussion Telegram, où s’échangeaient des propos racistes et des appels à la violence. Ils sont de retour et ont décidé cette fois, en plus de conversations racistes et antisémites, de cibler toute personne qui ressemble à un militant de gauche.

Des listes

« Affiche ton antifa » a par exemple expliqué son intention de lister « les crasseux de toute la France […], gauchistes, anar, marxistes, léninistes, communistes, Nupes, LFI, Antifa ». Plusieurs canaux ont depuis la fin avril affiché des centaines de photos de personnes puisées sur leurs comptes Twitter ou Instagram. Leur tort est parfois d’être juste des followers de comptes identifiés à gauche ou d’être des personnes racisées. Une ancienne stagiaire de StreetPress en a même fait les frais.

Les canaux Telegram publient également les adresses de leurs victimes. C'est du doxxing, un comportement puni par la loi depuis 2022. « Petite gauchiasse arabe », écrit l’administrateur d'une de ces boucles, suivi des coordonnées d'une bretonne. / Crédits : Telegram

Parfois, les auteurs publient également les adresses de leurs victimes. C’est du doxxing, un comportement puni par la loi depuis 2022. « Petite gauchiasse arabe », écrit l’administrateur du canal, suivi des coordonnées d’une bretonne. Pour un autre homme, ils ne s’embarassent même pas de la véracité : ils publient les adresses de tous les gens qui ont le même nom de famille – sans qu’ils aient le même prénom – piochées dans l’annuaire de la ville où il serait. « C’est encore plus dangereux ! Si ça passe à la violence physique, ils défonceraient une personne qui n’a rien à voir », s’inquiète un antifasciste de l’Ouest.

Beaucoup de ses canaux ont été supprimés après des signalements mais une poignée persiste. Les propos y sont toujours racistes, antisémites et orduriers. Alors qu’il poste deux captures d’écran d’une femme noire, l’administrateur de « Affiche ton antifa » écrit, avec de nombreuses fautes d’ortographe :

« Toutes infos sur ce singe, je prends. »

Pour d’autres personnes, comme l’avocat et membre de la Ligue des droits de l’Homme Arié Alimi ou l’écrivain Jacques Attali, on souligne qu’ils sont juifs.

« L’objectif, c’est d’espérer que quelqu’un regarde ça et passe à l’acte »

S’il estime que « ces gens n’inventent rien, ce sont des choses qu’on a déjà subies et condamnées », le député Thomas Portes estime qu’un palier a été franchi. « Il y avait eu un tableau avec des noms d’élus mais c’était moins grand public. Là, ce sont des comptes qui affichent des militants et des personnes lambdas », s’inquiète-t-il. L’élu insoumis dit avoir reçu « plein de messages privés de gens qui s’étaient retrouvés dans ces boucles et demandaient quoi faire ». « Ils n’avaient pas envie de se faire casser la gueule », souffle-t-il. StreetPress a également été contacté par plusieurs victimes.

Après avoir alerté sur ce canal Telegram, Thomas Portes a vu sa photo être publiée avec une croix rouge sur son front. Une « cible ». « Il y a une violence exacerbée », indique le député. / Crédits : Telegram

Le député a saisi le procureur de la République sur la base d’une incitation à la haine et une divulgation des données privées :

« On est sur des méthodes qui s’accélèrent, qui s’organisent. L’objectif, c’est d’espérer que quelqu’un regarde ça et passe à l’acte. C’est extrêmement dangereux. »

Face à la divulgation de leurs données, les députés Boyard et Rousseau ont porté plainte. Louis Boyard est déjà sous protection policière depuis le 11 février 2023, à la suite d’une campagne de harcèlement similaire. L’élue écolo a elle dû aller au commissariat « un samedi soir à minuit ». « La plainte a été prise au sérieux. Mais j’ai constaté que de la police à la justice, on ne connaissait pas Telegram. J’ai eu l’impression que tout le monde découvrait ce sujet. Ça m’inquiète car ces services sont en première ligne pour lutter contre tout ça », détaille Sandrine Rousseau lors de la conférence de presse. Les membres de la Nupes critiquent le gouvernement, qui n’a montré aucune forme de soutien à ce sujet. « On a la position symbolique d’un ministre de l’Intérieur absolument silencieux à ce sujet », pointe Sandrine Rousseau. Thomas Portes abonde :

« Il faut que les gens prennent la mesure de ce qui est en train de se passer. »