Ahamada Siby a été mis à la porte de l’enseigne de restaurants de ramens Kokuban. Il dénonce le racisme dans les cuisines. Son patron, l’homme d'affaires Laurent Jacob, a participé à la campagne présidentielle d’Eric Zemmour en 2022.
« Les patrons n’aimaient pas la tête des noirs », souffle Ahamada Siby. L’homme de 32 ans est sans papier. Le 21 avril 2023, après six mois comme commis de cuisine, il est mis à la porte du jour au lendemain de l’enseigne parisienne Kokuban. « Je ne voulais pas travailler avec des racistes, mais vu ma situation j’étais obligé de supporter tout ça. » Le Malien et deux de ses anciens collègues, racontent l’ambiance délétère et raciste dans les cuisines de Kokuban.
Une enseigne qui regroupe deux restaurants japonais à la décoration épurée et Instagram friendly. Au menu : ramen, gyozas et edamames. Ils ont ouvert rue du Faubourg Montmartre dans le 9ème arrondissement en 2020 et boulevard Haussmann dans le 8ème arrondissement en 2022.
Capture d'écran de la page Instagram des restaurants Kokuban. / Crédits : DR
Le propriétaire de Kokuban est Laurent Jacob, un riche entrepreneur qui a soutenu le candidat d’extrême-droite Eric Zemmour pendant la dernière campagne présidentielle. « Je ne suis pas un employeur de sans-papiers », se défend l’homme d’affaires, qui a accepté de répondre aux questions de StreetPress. « Je n’ai commis dans cette affaire qu’une seule faute, celle de ne pas avoir vérifié la validité d’un titre de séjour. »
Ahamada Siby dément cette version et pointe les agissements de Laurent Jacob, de son fils, et du chef de cuisine. Il les accuse d’avoir rédigé une fausse lettre de démission pour le faire partir à moindre frais. Laurent Jacob refuse aujourd’hui de signer les documents qui permettraient à Ahamada Siby d’étoffer sa demande de régularisation. Le patron assure :
« Je préfère payer des centaines de milliers d’euros que d’aider à régulariser un sans-papiers. »
Un sans pap’ fait les ramens
Ahamada Siby est arrivé en France il y a près de cinq ans, en 2018, après un périple de trois mois au cours duquel il a traversé le Sahara à pied et la Méditerranée en bateau. « Ma famille au Mali n’a pas de moyen. Mon père n’est plus là et ma mère malade a besoin de médicaments. J’ai tenté ma chance », confie l’homme élancé, coiffé de fines dreadlocks. Il trouve refuge au foyer Bara de Montreuil (93), qui héberge des travailleurs migrants. Il enchaîne les petits boulots au black ou sous alias, c’est-à-dire sous un autre nom, en utilisant les documents d’identité d’un autre.
Ahamada Siby, cuisinier sans-papiers, a été viré brutalement par son patron soutien de Zemmour. / Crédits : Lina Rhrissi
En novembre dernier, une connaissance lui parle d’un plan dans un restau japonais de la capitale. Quelques jours plus tard, le chef de cuisine, Younès (1), l’aurait appelé pour lui proposer un travail. « Je lui dis direct que je n’avais pas de papiers. Parce que j’en avais marre qu’on me dise de partir quand on découvre que ce n’est pas moi », affirme Ahamada Siby, qui aurait proposé d’apporter son passeport malien. Il poursuit sa version : « Il me dit qu’il n’est pas patron et qu’il ne peut pas me prendre avec mon passeport. Il me conseille d’aller chercher les papiers d’un frère ou d’un cousin. »
Le 4 novembre 2022, Ali Sama (2) – l’alias utilisé par Ahamada Siby – et le patron du restaurant Laurent Jacob signent un contrat à durée indéterminée de 39h par semaine, pour un poste de plongeur, payé au Smic horaire. Quand il commence à bosser dans les deux adresses de l’enseigne, Ahamada Siby passe plus de temps à préparer de la soupe qu’à faire la vaisselle, et devient dans les faits commis de cuisine. « Il nous a demandé de progresser professionnellement et c’est pour cette raison que nous l’avons testé comme commis de cuisine », admet Laurent Jacob.
Le propriétaire de Kokuban est Laurent Jacob, un riche entrepreneur qui a soutenu le candidat d’extrême-droite Eric Zemmour pendant la dernière campagne présidentielle. / Crédits : Lina-Rhrissi
Laurent Jacob, le patron pro-Zemmour
Kokuban a été lancé par l’homme d’affaires Laurent Jacob, patron du site de e-commerce Plastimea, décrit comme un « serial entrepreneur » par le magazine Challenges. Le Français a fait fortune dans les années 1990 en créant le site Boursier.com. En 2006, il revend son site Newsweb pour 75 millions au groupe Lagardère. À côté de ses activités professionnelles, le businessman a participé à la campagne présidentielle du candidat d’extrême-droite Eric Zemmour de 2022. L’entrepreneur a aidé le haut fonctionnaire Denis Cieslik, ex-cadre du parti d’Eric Zemmour Reconquête !, à monter la campagne de parrainage pour que son candidat puisse être officiellement investi. « Denis Cieslik, qui est un ami, m’a demandé de l’aider à structurer une équipe de terrain. Ayant monté des équipes commerciales importantes dans ma carrière, je l’ai aidé ponctuellement et pendant une période de temps limitée », nous répond Laurent Jacob par mail. « S’il avait travaillé pour un autre candidat, je l’aurais aidé également », tient-il à préciser.
Laurent Jacob a aidé le haut fonctionnaire Denis Cieslik, ex-cadre du parti d’Eric Zemmour Reconquête ! à monter la campagne de parrainage pour que son candidat puisse être officiellement investi. / Crédits : DR
Sur son compte Twitter, que StreetPress a retrouvé, Laurent Jacob retweet pourtant majoritairement les publications d’Eric Zemmour et des membres de Reconquête !. Et lorsqu’il tweete, c’est pour parler « remigration » : pour « éradiquer la délinquance », il suggère par exemple de « couper les allocs » et de renvoyer « les petits jeunes dans leur pays d’origine ». Le patriote s’est pourtant installé il y a plus de dix ans à Bruxelles, en Belgique, où la fiscalité est plus avantageuse pour les millionnaires.
Sur son twitter Laurent Jacob suggère de « couper les allocs » et de renvoyer « les petits jeunes dans leur pays d’origine ». / Crédits : DR
Laurent Jacob retweet majoritairement les publications d’Eric Zemmour et des membres de Reconquête !. Et lorsqu’il tweete, c’est pour parler « remigration ». / Crédits : DR
Racisme en cuisine
Depuis plusieurs mois, c’est le fils du patron, Florian Jacob, étudiant en école de commerce à l’EDHEC, qui aurait pris le rôle de manager chez Kokuban. « Quand il venait dans la cuisine et qu’il voyait des noirs, il était bizarre. Mais s’il y avait un blanc avec nous, il le saluait gentiment », pense avoir remarqué Ahamada Siby. Il n’est pas le seul à dénoncer des comportements racistes de la direction.
Nadège (1), 27 ans, a travaillé trois ans chez Kokuban en tant que seconde de cuisine, avant de se faire licencier pour faute grave le 5 avril dernier. Il lui est notamment reproché des retards et le non-respect des règles d’hygiène. Des motifs qu’elle conteste. L’ex-salariée du restaurant souhaite désormais porter plainte aux Prud’hommes. « On travaillait comme des chiens, on faisait des heures supp’ non payées. » La jeune maman d’origine africaine est noire :
« On était traités différemment de nos collègues blancs : eux avaient le droit à des embrassades, les patrons leur serraient la main. Ils étaient comme des amis. Alors que nous, on faisait notre travail et on rentrait. »
La cuisinière se souvient de scènes lors desquelles l’héritier Florian Jacob préférait parler avec son subordonné blanc plutôt qu’à elle directement.
À partir de décembre 2022, le chef de cuisine Younès aurait commencé à remplacer les employés noirs par des Maghrébins, explique Ahamada Siby. « J’ai vu qu’il commençait à virer injustement les gens qui avaient la même couleur de peau que moi. Je me suis dit, le prochain sera peut-être moi. »
En avril, Ahamada devient le dernier noir derrière les fourneaux, entouré de collègues qui communiquent entre eux en arabe. « Je comprenais quelques mots car j’ai fait l’école coranique. Ils se foutaient de moi. » À plusieurs reprises, ils auraient designé le Malien par « kahlouche », terme péjoratif pour désigner les personnes noires qu’on peut comparer à « nègre » (4). Nadège confirme que Younès aurait « éjecté » neuf personnes depuis son arrivée, dont cinq personnes noires.
« Il trouvait des prétextes pour virer les renois. » confirme Jean-François Lacoste. L’homme de 32 ans, surnommé « Jeff », a été manager des restaurants Kokuban pendant six mois. Il a quitté son poste fin mars parce qu’il ne supportait plus les conditions de travail. « Et ils ne connaissaient rien aux ramens ! », ajoute ce spécialiste de la restauration japonaise. L’ex-salarié confirme que les employés noirs ont progressivement été remplacés par des « rebeus ». « C’était pas le Japon, c’était Bamako », aurait lancé le boss Laurent Jacob devant Jeff au sujet de l’évolution de son personnel.
Jeff, qui a 15 ans d’expérience dans la restauration, n’a pas été surpris par cette atmosphère pesante. « J’ai toujours vu du racisme, principalement auprès des plongeurs », juge-t-il. « Ce sont tous les métiers que les Français n’ont plus envie de faire », analyse le chef de salle :
« Très souvent, il n’y a pas d’annonces qui sont postées sur Internet. C’est : “Tiens, toi tu connais quelqu’un qui est au foyer, qui a envie de travailler ? Vas-y, tu me l’envoies”. »
Laurent Jacob quant à lui, nie tout racisme au sein de son entreprise. « L’ambiance dans les cuisines est bonne, nous avons toujours été très rigoureux pour veiller à ce qu’aucun propos discriminatoire ne soit tenu », a-t-il écrit par mail. Et le départ d’Ahamada Siby n’aurait rien à voir avec sa couleur de peau.
« Ali, tu as signé ta démission »
Le 18 avril 2023 (3), le Kokuban de la rue d’Haussmann est cambriolé. Le lendemain du vol, le chef de cuisine aurait appelé Ahamada Siby pour lui demander de rester chez lui, parce que la police devait venir au restaurant. « Je lui ai demandé quand est-ce que je pourrais revenir et il ne me disait rien. J’ai compris qu’il planifiait quelque chose contre moi. » Le samedi 29 avril, alors qu’il est censé recevoir son planning comme chaque semaine, le cuisinier malien ne reçoit rien. Quand il appelle Younès le lendemain, le téléphone sonne dans le vide. Le 2 mai, Ahamada Siby envoie un message WhatsApp au fils du patron Florian Jacob, que StreetPress a pu consulter. « Younès, il m’a pas envoyé mon planning de cette semaine donc je l’ai demandé il m’a dit que c’est toi qui ne veux pas me voir je sais pas pourquoi ? », écrit Ahamada. « Ali [le nom d’alias d’Ahamada] tu as signé ta démission. Tu n’as pas à venir travailler au restaurant. C’est pour ça que tu n’as plus de plannings. Il faut que tu ramènes tes affaires tes clefs etc. La démission que tu as signée veut dire qu’on ne travaille plus ensemble. Bon courage. », lui répond Florian Jacob.
Dans son dernier message, l’étudiant en école de commerce envoie à Ahamada Siby le document qu’il aurait signé dans lequel il est écrit : « Je vous informe par cette lettre ma décision de démissionner de mes fonctions de plongeur exercées depuis le 4 novembre 2022 au sein de l’entreprise Kokuban. » « Je ne sais même pas comment écrire ces lettres ! », s’indigne Ahamada Siby, qui assure :
« Ils ont voulu trouver une excuse pour me virer et quand ils n’ont pas réussi, ils ont fait une fausse lettre de démission. »
Laurent Jacob dément : « La personne se présentant comme “Ali Sama” nous a demandé d’écrire sa lettre de démission car il ne sait pas écrire, il l’a signée devant témoin lorsque nous lui avons remis le document vierge. »
« Ils ont voulu trouver une excuse pour me virer et quand ils n’ont pas réussi, ils ont fait une fausse lettre de démission. » / Crédits : Lina-Rhrissi
La CGT entre en scène
Décidé à ne pas se laisser faire, Ahamada Siby fait appel au Collectif des sans-papiers de Montreuil et à la CGT. Le 3 mai 2023, à midi, Emma de la CGT Montreuil et Philippe Marsault de la CGT du 8ème arrondissement, se pointent au restaurant. Coup de chance : Laurent Jacob et son fils Florian sont en train de déguster leur soupe miso en terrasse. Le patron explique découvrir que son ancien employé Ahamada Siby est sans-papiers et assure qu’il a démissionné de son plein gré. « Ils ont un peu paniqué », juge Philippe Marsault :
« Comme ce ne sont pas du tout des spécialistes de la restauration, ils sont un peu perdus. Ils se sont demandés s’ils l’avaient bien déclaré à la sécurité sociale. »
Les syndicalistes leur donnent rendez-vous le lendemain pour en reparler. Mais quelques heures plus tard, Laurent Jacob, son fils et le chef de cuisine Younès débarquent sans prévenir à l’Union locale de la CGT du 8ème arrondissement. « Ils nous ont amené une photocopie du titre de séjour qu’a présenté Ahamada pour travailler », se souvient Emma. « Ils nous disent que ça ne peut effectivement pas être lui et qu’ils sont choqués. » La représentante de la CGT est sceptique : « Il y a des trucs qui ne collent pas. Younès savait qu’Ahamada vivait dans un foyer à Montreuil ». Laurent Jacob aurait déclaré, à ce moment-là, qu’il était tout de même d’accord pour faire requalifier la démission en licenciement et pour faire un avenant disant qu’il était commis de cuisine et non plongeur.
Le patron refuse d’aider son ex-employé à avoir des papiers
Philippe Marsault lui met alors sous le nez le document qui permet de signifier qu’il y a une substitution au niveau du nom, pour qu’il les signe. Il ajoute le formulaire Cerfa qui, depuis 2012 et la circulaire « Valls », permet à un travailleur sans-papiers de lancer une demande de régularisation. Le document atteste de sa présence dans l’entreprise sur une période donnée. Mais cette fois, Laurent Jacob refuse net :
« Je préfère payer des centaines de milliers d’euros que d’aider à régulariser un sans-papiers. »
Une déclaration qu’il a confirmée à StreetPress. « Nous avons commis l’erreur de ne pas vérifier [son identité] en préfecture, j’ai donc dit que j’assumerai notre erreur même si cela devait me coûter plusieurs milliers d’euros. » Et d’ajouter : « Je ne sais pas qui est cette personne qui nous a trompés. A-t-il un casier ? Quel est son passé ? Il lui appartient de procéder à sa demande de régulation auprès de l’État », écrit l’employeur. « Cette réponse est hypocrite car la régularisation aujourd’hui, elle est du fait des employeurs. Un des seuls moyens d’être régularisé, c’est par le travail », souligne la syndicaliste Emma.
« Plus proche d’Éric Zemmour que du Parti communiste »
Le millionnaire leur aurait ensuite reproché de faire de la politique en lui demandant de participer à la régularisation d’un sans-papiers. « C’est comme si moi je venais vous demander de voter Marine Le Pen ou Éric Zemmour », aurait justifié Laurent Jacob. « J’ai dit aux représentants de la CGT qui me menaçaient que je ne céderai pas à leur chantage (…) que si je devais choisir je me sentais plus proche d’Éric Zemmour que du Parti communiste », répète-t-il à StreetPress. « Il nous a aussi dit qu’il était vétéran et que sa réputation auprès de ses contacts dans l’armée en dépendait », se souvient Philippe Marsault, encore atterré.
« Les migrants jouent un rôle très important dans la restauration. Ils ne sont jamais malades et se débrouillent mal avec les situations administratives. Alors les employeurs en profitent », explique le cégétiste. « C’est très inquiétant que des gens qui exploitent des migrants ne les respectent pas au point de refuser de participer à leur régularisation. »
(1) Le prénom a été modifié.
(2) Le nom de l’alias a été modifié.
(3) Edit le 25/05/23 : En avril 2023 et non pas en 2022 comme écrit précédemment.
(4) Edit le 26/05/23 : Et non pas « à la fois nègre et esclave » comme écrit précédemment.
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