Un homme de 52 ans jugé à Nantes pour avoir traîné sur 72 mètres avec sa voiture son voisin de nationalité turque. Une affaire de poule et surtout de « haine raciale ».
Plus de trois ans ont passé mais la plaie n’est pas refermée. « Même encore aujourd’hui, on a du mal à en parler » souffle par téléphone Nelly (1), deux jours après le procès qui a fait replonger dans l’effroi cette quadra et son mari Bedri (1). Le mercredi 1er juin, dans la salle 3 du tribunal judiciaire de Nantes, elle a été incapable de croiser le regard du prévenu. Bernard (1), 52 ans, en invalidité après une carrière dans le bâtiment, ne dégage pourtant rien de patibulaire. Petit gabarit, cheveux gris, vêtu d’une chemisette bleue rentrée dans le jean, il a eu affaire à la justice une fois, en 2005, pour une conduite alcoolisée. On décèle cependant une aigreur dans le regard quand il s’avance à la barre. Jugé pour violences avec arme, Bernard n’aura au cours de l’audience aucun mot d’excuse à l’égard de Bedri, qu’il a traîné sur 72 mètres avec sa voiture. L’épilogue d’un banal conflit de voisinage, selon la formule consacrée, mâtiné de racisme.
En mai 2017, Bedri, Nelly et leurs enfants ont emménagé dans une maison jouxtant la propriété de Bernard, dans une petite commune au nord de Nantes. Des nouveaux voisins avec qui les rapports se sont rapidement tendus. Le président sonde Bernard sur les origines de son courroux. « Ça a commencé par les poules » rembobine-t-il. « Il y en avait bien une vingtaine en liberté, à venir gratter le paillage autour des plantations, et moi tous les soirs il fallait que je sorte le râteau. Après il y a eu les moutons qui venaient aussi sur le terrain. » Des affabulations selon Nelly et son mari. Soucieux de ne pas envenimer la situation, eux ont plutôt joué l’apaisement, se séparant par exemple de leur chien. Un Kangal, accusé par le voisin de sorties intempestives.
Bien insuffisant pour Bernard, enferré dans un « vécu persécutif » selon les termes de l’expert psychiatre avec lequel il s’est entretenu au cours de l’instruction. Le même qui a souligné la « personnalité harmonieuse » de Bedri et son « profond respect du voisinage ». Le couple a encaissé sans broncher les provocations, y compris quand Bernard lança un « sale bougnoule » à leur fils de 16 ans. Le but recherché ? Se faire frapper pour apparaître comme la victime dans l’histoire. C’est qu’à chaque fois qu’il les sollicitait, les policiers municipaux ou les gendarmes repartaient de chez Bernard en indiquant qu’ils avaient besoin de preuves des nuisances supposées de ses voisins.
Bedri a été traîné par son voisin avec sa voiture sur plus de 70 mètres. Le procès s'est déroulé le mercredi 1er juin au tribunal judiciaire de Nantes. / Crédits : Anaële Pichot
Violences
La fameuse preuve, Bernard a cru la tenir le 19 mars 2019. Cet après-midi-là, il suit en voiture Bedri, entrepreneur dans les travaux publics, au volant d’un camion chargé de gravats. Vingt bornes de filature à espérer surprendre un dépôt sauvage pour pouvoir immortaliser la scène en photo. Sur une petite route de campagne, Bedri a bien stoppé son camion, mais pour une pause pipi. Depuis sa Peugeot 308, Bernard le hèle. Bedri se rapproche alors du véhicule pour lui demander les raisons de ce harcèlement. Son téléphone en main, il filme les premières invectives de Bernard. Sur les 39 secondes de cet enregistrement exploité par les gendarmes, on entend distinctement « sale Turc ».
Quelques secondes après, alors que Bedri se tient debout côté conducteur dans l’encoignure de la porte ouverte, Bernard actionne la marche arrière. Pris au piège, Bedri est entraîné sur la chaussée. Il perd rapidement une chaussure, hurle en vain à Bernard d’arrêter puis sent le fossé se rapprocher. La portière valse et la roue avant gauche lui passe sur le corps au niveau du bassin. Victime d’une double fracture de la hanche, Bedri ne peut plus se relever. Il parvient à appeler sa femme qui déboule fissa. Bernard, lui, ne lui porte pas assistance, bien au contraire. « Il a bousillé ma bagnole cet enculé » enrage-t-il.
Interpellé sur place, il est placé en garde à vue pour tentative de meurtre avant que le magistrat instructeur ne requalifie les faits en violence avec arme. À l’issue de son audition, Bernard est relâché sous contrôle judiciaire avec l’interdiction, toujours effective trois ans plus tard, de retourner vivre à son domicile où sont restées sa femme et leur fille. Pour Bernard, il s’agit d’un accident lié à la panique. « J’ai pris peur et c’est la seule solution que j’ai trouvée pour me dégager. » Se dégager de quoi s’interroge le président. « Il a essayé de m’agripper pour me faire sortir, son but était de m’attraper pour me taper dessus. »
Mensonges
Dans son audition devant les gendarmes, Bernard a aussi raconté que Bedri avait mis un coup de boule dans la porte. « Trois fois oui, pour faire croire ensuite que je l’avais tapé » confirme sans ciller Bernard. Les contradictions de son récit n’échappent pas aux robes noires. « Vous croyez vraiment que quand on s’apprête à agresser quelqu’un, le premier réflexe est de sortir son téléphone » intervient le procureur de la république. « On ne peut pas évoquer un accident et en même temps parler de légitime défense, c’est soit l’un soit l’autre » enchaîne Maître Franck Boezec, l’avocat de Nelly, « victime par ricochet », des enfants et de Bedri.
Le voici qui s’avance à son tour à la barre, accompagné d’une interprète qui traduit au fur et à mesure. Il indique :
« Nous avions contracté un crédit sur 20 ans pour cette maison et nous n’avions jamais imaginé devoir vendre au bout de cinq ans. Je ne comprends pas ce que j’ai bien pu faire de mal. Pour moi c’est clair, il a voulu me tuer. Je lui ai demandé d’arrêter, mais il a accéléré. »
Mais Bernard n’en démord pas :
« Je l’ai blessé oui, mais ça n’a pas été fait volontairement. »
Quid des insultes racistes ?
« J’ai peut-être dit des choses désagréables, mais ça je ne m’en souviens pas. »
« Ce n’est pas désagréable de traiter quelqu’un de sale Turc, c’est raciste monsieur » fait remarquer Me Boezec. Bernard marque un temps d’arrêt puis lâche avec un petit rictus :
« Peut-être… »
Les contradictions du récit de Bernard n’échappent pas aux robes noires. / Crédits : Anaële Pichot
Racisme
Désormais porteur d’une prothèse, Bedri s’est vu notifier 120 jours d’ITT. Il a pu reprendre le travail six mois après les faits, mais son état n’est pas encore consolidé, son avocat demandant à ce titre un renvoi sur intérêts civils, pour chiffrer précisément le préjudice. Mais au-delà de la douleur physique, c’est le « sentiment d’humiliation » qui a été le plus dur à vivre, explique Me Boezec, dont la voix s’emporte :
« Ce n’est pas le fait qu’il y ait des poules et des moutons qui pose problème, mais que ce soient des poules turques et des moutons turcs ! L’autre, au lieu de l’accueillir, on lui dit c’est chez moi. Et puis on le suit pour le dénoncer parce qu’il n’a pas à déposer des gravats turcs dans un chemin français. »
Les mains jointes sur son banc, Bernard fixe le sol et s’apprête à encaisser la seconde vague, celle du parquet. « C’est un dossier qui fait froid dans le dos, j’ai rarement vu une affaire avec autant de haine raciale » démarre le procureur. Bien que la qualification d’injure en raison de l’origine ethnique n’ait pas été retenue dans la prévention, celui-ci insiste sur le « racisme latent » comme moteur du passage à l’acte. Il fustige ensuite la « haine de l’autre que le choc et le préjudice occasionné n’ont pas éteint. » Aux gendarmes, Bedri a en effet déclaré que Bernard avait réitéré ses insultes racistes alors qu’il gémissait à terre. « Un déficit d’empathie et d’humanité » assène le proc. Deux années de prison ferme plus une année de sursis probatoire sont requis.
Aux gendarmes, Bedri a en effet déclaré que Bernard avait réitéré ses insultes racistes alors qu’il gémissait à terre. « Un déficit d’empathie et d’humanité » selon le procureur. / Crédits : Anaële Pichot
Le tribunal a finalement condamné Bernard à une année de détention à domicile sous surveillance électronique plus deux années de sursis probatoire avec une interdiction de contact avec les victimes et une obligation de soins. Il devra verser 5.000 euros de provision à la famille en attendant l’audience fixant le montant total des dommages et intérêts, qui se tiendra en mars 2023. Avant de raccrocher le téléphone, Nelly avait eu cette réflexion :
« Comme il n’a pas réussi à nous détruire psychologiquement, il a essayé physiquement. »
Le tribunal a condamné Bernard à une année de détention à domicile sous surveillance électronique plus deux années de sursis probatoire avec une interdiction de contact avec les victimes et une obligation de soins. / Crédits : Anaële Pichot
(1) Les prénoms ont été modifiés.
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