Les extrêmes droites sont obsédées par les questions de « la survie de la race blanche ». Cette question va modeler tout le reste, y compris leurs visions de la géopolitique. Entretien avec le chercheur Stéphane François.
« Il y a beaucoup d’ouvrages sur les droites radicales avec de nombreux points précis évoqués de façon approfondie mais il n’y avait rien sur leur vision du monde, sur leur conception de la géopolitique », explique le chercheur Stéphane François (Université de Mons, CNRS). Il publie sur ce sujet Géopolitique des extrêmes droites (ed. Cavalier Bleu). Un ouvrage structuré en trois parties couvrant successivement les périodes de 1900 à 1945, de 1945 à 1990 et la période contemporaine. Le livre démontre à quel point la question raciale était et est toujours structurante pour la pensée géopolitique de la mouvance.
La majorité des courants de l’extrême droite reprend à son compte la théorie du choc des civilisations de Samuel Huntington. Selon ce professeur en sciences politiques américain, des grands ensembles civilisationnels s’affrontent. Des ensembles liés d’abord, selon l’extrême droite, par des questions d’ethnie et d’identité. Une vision du monde composée autour d’une obsession : la survie de la « race blanche ». « Cette obsession identitaire, on la retrouve aussi bien dans les discours d’Eric Zemmour que dans le manifeste de Payton Gendron, l’auteur de l’attentat de Buffalo », souligne Stéphane François. Entretien.
Est-ce que l’agression russe sur l’Ukraine a rebattu les cartes de la vision géopolitique de l’extrême droite française ?
Parmi les groupes les plus radicaux de l’extrême droite française, il y a eu un fort soutien qui s’est fait presque naturellement pour les Ukrainiens alors que la mouvance était quand même globalement très prorusse jusqu’à voir dans Poutine un nouveau De Gaulle. Pourquoi cette évolution ? La mouvance identitaire se pose en défenseur des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes. Or, c’est typiquement le cas des Ukrainiens qui se retrouvent à défendre leur pays ainsi que son identité face à un agresseur extérieur alors qu’en face, nous avons une superpuissance – la Russie – qui tente de nier cette identité. Le ralliement à la cause de Kyiv s’est donc fait sur une base de continuité idéologique, c’est tout à fait logique.
On note toutefois que le conflit a provoqué des coupures au sein de l’extrême droite. Chez Eric Zemmour, on sent un flottement car si son électorat et une partie de son état-major seraient plutôt favorables à l’Ukraine, lui défend le côté césaro-bonapartiste de Vladimir Poutine. Il y a une recomposition en cours. La frange pro-Poutine, si elle existe toujours, est devenue très minoritaire. Même Christian Bouchet, éditeur et traducteur français quasiment attitré de Douguine: [un intellectuel qu’on dit proche de Poutine] est plutôt discret sur le sujet.
Marine Le Pen est, elle aussi, bien embêtée pour défendre les Ukrainiens. Notamment à cause du prêt que son parti a contracté auprès d’une banque russe. Tandis que son électorat reste assez réceptif au narratif du Kremlin du fait de l’histoire du Rassemblement national, qui reste un parti ligueur [héritier des ligues fascistes, ndlr] qui attend un sauveur. Le RN est marqué par le bonapartisme, le populisme et la fascination pour les hommes à poigne.
La figure, quasiment héroïque, du président Volodymyr Zelenski aurait-elle pu emporter l’adhésion à l’extrême droite ?
Oui tout à fait, il est vraiment l’archétype parfait pour la frange identitaire du petit qui se bat contre le grand pour garder son identité. Mais d’un autre côté c’est un milieu où la figure de Vladimir Poutine est mise en avant depuis la fin des années 1990. Cette matrice idéologique ancienne, ainsi que la personnalité de Vladimir Poutine, font qu’il est difficile pour l’extrême droite de se défaire d’un homme qu’elle a longtemps érigé en exemple et désigné comme un héros d’un monde multipolaire qui s’oppose aux Etats-Unis.
Qu’en est-il de Donald Trump ?
Le trumpisme a été mis en avant par l’extrême droite française à la fois pour son côté « défense de l’identité blanche américaine » et comme président populiste qui a remporté les élections. Il y a aujourd’hui une mise en avant quasiment systématique du populisme. Même Alain de Benoist, connu pour ses positions élitistes et quasi-aristocratiques, s’y est mis. C’est l’idée de « parler au peuple » qui domine, l’image d’homme proche des aspirations de la classe moyenne ou laborieuse. Sauf que Donald Trump n’est rien de cela. Il représente même par certains aspects tout ce que l’extrême droite déteste : un magnat immobilier véreux qui a bâti sa fortune sur le capitalisme triomphant et un homme qui a fait monter sa popularité par la téléréalité.
On retrouve cette même fascination pour des figures comme Viktor Orban ou Jair Bolsonaro à la tête de pays qui sont des puissances régionales, et même émergentes pour le second, qui se sont construites sur le populisme et sur l’autoritarisme. Ce sont des modèles.
Quel rôle joue l’écologie dans la vision géopolitique de l’extrême droite ?
Parmi les plus radicaux il y a vraiment une conscience écologique à base de circuits courts, du refus de l’agriculture intensive et presque un refus de la technologie à outrance mais, pour l’ensemble, il s’agit surtout d’une « écologie ethnique ». Il y a cette idée que l’écologie ne peut être complète que si on prend en compte le phénomène des populations, on l’a vu lors du colloque de l’institut Iliade sur ce thème où une partie des interventions se concluait par « la seule vraie écologie, c’est l’écologie des populations ». Il y a donc un respect de la nature mais aussi un respect des biotopes humains : à chacun son aire civilisationnelle définie. On trouve cela dans les manifestes des terroristes Brenton Tarrant et Payton Gentron.